dimanche 12 février 2017

Lettre du 13.02.1017

Suffragettes (History in photos)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Février 1917

Ma Chérie,

Je te confirme ma lettre du 11 courant depuis le départ de laquelle je n’ai pas eu de tes nouvelles. Si le beau temps persiste, les communications avec Fez et Rabat vont sans doute être rétablies sous peu, et il est à espérer alors que je serai enfin fixé sur le sort de ma permission. 
Tu as vu entretemps que tu t’es bien trompée sur l’attitude du Président Wilson et si, à l’heure actuelle, la guerre n’est pas encore déclarée par les U.S.A. ceux-ci, après la rupture des relations diplomatiques, ne pourront pas reculer si l’Allemagne continue à torpiller les bateaux américains, ce dont il n’est guère permis de douter. J’ai lu précisément hier soir dans le Journal la réponse de l’Allemagne au Message du Président Wilson, datée du 31 Janvier (1), et qui contient des réflexions amères sur les effets du Blocus anglais (2). Je crois que le cas du Siège de Paris par les Allemands est plutôt un fâcheux précédent pour eux, et que les plaintes des Parisiens de 1870/71 ne seront certainement pas rappelées par l’armée allemande dans le but d’obtenir la levée du blocus anglais. Il est évidemment difficile, voire même impossible, de mesurer les sympathies des pays neutres d’après les articles des journaux reproduits par la presse belligérante qui trie naturellement le contenu des journaux étrangers pour présenter à ses propres lecteurs ce qui doit leur être servi - dans un sens ou dans l’autre. D’autre part, il y a dans la réponse allemande des phrases tellement creuses et superficielles qu’on doit se dire vraiment que les grands diplomates ont le cerveau bien petit. Ainsi la question des nationalités (3) est touchée seulement par une allusion que l’Allemagne désirerait voir appliqué ce principe à l’Irlande (4) et aux Indes (5). Et l’Alsace-Lorraine (6), la Pologne (7), le Sleswig (8), le Trentin (9) et Trieste (10)? Pas seulement un mot de tout ce qui intéresse l’intérieur ou la question des nationalités en Allemagne ou en Autriche. 
        Je reste cependant persuadé que l’Irlande et même les Indes se sentent plus anglais que les Polonais ne se sentent allemands. Même observation pour la liberté des mers qui semble jouer un si grand rôle dans les différentes déclarations allemandes. En temps de paix la liberté n’a nulle part été plus grande que sur mer. Mais pourquoi donc une puissance maritime telle que l’Angleterre devrait-elle mettre sa flotte de guerre à la vieille ferraille, alors qu’une puissance sur terre ferme ferait tout ce qu’elle voudrait avec son armée de terre ? Dans ces conditions, les Anglais n’auraient qu’à regarder débarquer l’armée allemande en Angleterre et attendre la fin du débarquement pour commencer à se battre sur terre avec les Allemands ? Non, tout ça ce sont des tournures qui ne résistent même pas à un examen tant soit peu sérieux. Le désarmement maritime doit être fait parallèlement avec le désarmement des armées de terre - il n’y a pas de différence à faire entre l’emploi de l’une et de l’autre de ces deux forces.
Tu auras lu aussi l’attentat prémédité par quelques féministes contre Lloyd George et Hendersen (11)?
Pour ce qui concerne les relations familiales que tu mets sur la sellette à l’occasion de la lettre que la marchande a reçu de son fils, prisonnier en Allemagne, je ne crois pas que cette question a quoi que ce soit à faire avec la nationalité. Tu trouveras dans tous les pays dits civilisés toute une foule d’exemples dans les deux sens. Si chez moi ce sentiment (12) était très peu développé, la raison en était certainement à chercher dans le dissentiment et la continuelle discorde dans la maison paternelle. Fritz dira probablement la même chose - et ni l’une ni l’autre de ces deux mères n’avait un caractère bien affectueux (13). Tu invoqueras peut-être que toi-même et tes soeurs, vous avez été toujours des enfants modèles - mais vous êtes des filles, et entre une fille et sa mère il peut plus facilement s’établir des relations affectueuses. Je suis du reste persuadé que nos enfants, ayant un autre exemple sous les yeux, ne s’éloigneront point de leurs parents. L’éducation y est du reste aussi pour beaucoup, et c’est aux parents de s’attacher leurs enfants. Si ces derniers se sentent repoussés, ils s’éloignent tout naturellement sans qu’on puisse leur reprocher ce fait. 
Je suis quand même curieux de voir comment nos gosses vont me recevoir (14) et notamment quelle tête fera la petite dernière.
Embrasse-les bien pour moi, et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

Paul


Le bonjour pour Hélène.



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "31 janvier" : l'Allemagne expose très clairement dans sa réponse du 31 janvier 1917 que la paix est impossible puisque le Reich a besoin de s'épanouir en Europe et en Afrique, aux dépens du Royaume-Uni et de la France, lesquels ne lui en accorderont pas pacifiquement la possibilité.
2) - "levée du blocus anglais" : le siège de Paris (1870-71) a entaché l'image de l'Allemagne - qui se voulait une grande puissance moderne - de barbarie et de stupidité. Non seulement ce siège provoqua une grave famine dans la "Ville-lumière", mais aussi une résistance tellement acharnée des Parisiens devenus Communards qu'elle retarda considérablement la signature d'une paix avec la France. Le Reich allemand - fondé à Versailles après ce siège finalement réglé par la force lors de la Semaine sanglante par l'armée versaillaise - aurait évidemment été mal inspiré de s'y référer pour faire cesser le blocus maritime organisé à son encontre par l'Angleterre et la France : sa posture de victime aurait irrémédiablement rappelé son rôle de coupable.
3) - "question des nationalités" : référence au principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, issu des philosophes des Lumières, qui fut constitutif de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis de 1776 puis de la Déclaration (française) des droits de l'Homme de 1789, et moteur du "Printemps des peuples" en Europe en 1848. Ce principe fondateur de la Constitution américaine fut notamment mis en pratique lorsque les USA intervinrent aux côtés de Cuba contre l'Espagne en 1898. Évidemment, l'annexion par l'Allemagne, en 1871, de toute l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, constitua un viol caractérisé de ce principe (qui cependant ne s'appliquait pas aux peuples colonisés). Dès le début de la Grande Guerre, les Alliés puis, à partir de 1916, le Président Wilson, s'y référèrent constamment.
4) - "Irlande" : depuis la Grande révolte de 1641 l'indépendantisme irlandais conteste la domination britannique sur l'île et ses habitants. Le "Home Rule" voté en 1914 leur donne une relative autonomie mais le déclenchement de la Grande Guerre empêche son application : les autonomistes obtiennent le soutien de l'Allemagne (un cargo allemand leur apportant 20 000 fusils est saisi le 20 avril 1916), une insurrection éclate à Dublin le 24 avril 1916 (lundi de Pâques), et entraîne une terrible répression britannique. Paul s'est vraisemblablement retenu d'évoquer aussi le cas du Protectorat français du Maroc dont les opposants se rebellent avec le soutien de l'Allemagne : il aurait pris le risque d'évoquer son attachement (anticolonialiste) au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes...
5) - "les Indes" : transférées de la Compagnie des Indes Orientales à la couronne britannique en 1848, les Indes connurent des mouvements indépendantistes qui trouvèrent leur efficacité sous la conduite de Gandhi, lequel appela les Indiens à participer aux deux guerres mondiales dans les troupes britanniques pour finalement obtenir en 1947 la reconnaissance d'un dominion de l'Inde (à son corps défendant immédiatement séparé du Pakistan, lui-même reconnu dominion britannique). On peut supposer que Paul cite le cas de l'Inde britannique mais ne dise rien des colonies françaises pour ne pas risquer d'apparaître antifrançais.
6) - "l'Alsace-Lorraine" : envahis de force par l'Allemagne à la fin 1870, les trois départements de Moselle, Bas Rhin et Haut Rhin (sauf Belfort qui avait résisté jusqu'après l'armistice), furent annexés par l'Allemagne lors du Traité de Francfort le 10 mai 1871. La plupart des opposants passèrent du côté français et se firent partisans de la "Revanche". En 1911 l'Alsace-Lorraine obtint le statut de province du Reich (sous le nom de Reichsland Elsass-Lothringen), dirigée par une diète élue (les francophiles n'obtenant que 3% des suffrages n'y eurent aucun siège). Cependant son intégration demeurait factice, comme le prouvèrent la permanence des vexations (dont "L'affaire de Saverne" en novembre 1913) et les nombreuses désertions face à la mobilisation générale du 2 août 1914.
7) - "la Pologne" : depuis 1772 la Pologne est partagée entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. Napoléon tenta de la reconstituer autour du petit duché de Varsovie qu'il parvint à faire exister entre 1807 et 1813. Pourchassés, les indépendantistes polonais durent émigrer (notamment en France, aux USA et même dans l'Empire ottoman). En 1914, les Polonais sont mobilisés dans les armées de leurs États respectifs. Le 5 novembre 1915, les empereurs Guillaume II et François Joseph créent un royaume fantoche de Pologne sur les terres russes de l'ancienne Pologne. L'indépendance de la Pologne sera proclamée le 11 novembre 1918 et reconnue par le Traité de Versailles du 28 juin 1919.
8) - "le Sleswig" : En 1864, le Schleswig, jusqu'alors vassal du Danemark, fut de force placé sous le contrôle de la Prusse et de l'Autriche, laquelle perdit sa part du duché ainsi que le duché du Holstein en perdant deux ans plus tard la Guerre prusso-autrichienne de 1866. En 1867, le Schleswig augmenté du Holstein formèrent une province de la Confédération germanique qui devint en 1871 l'Empire allemand. La partie nord du Schleswig, majoritairement peuplée de danophones, fut restituée au Danemark suite au référendum des 10 février et 14 mars 1920 organisé par les Alliés.
9) - "le Trentin" : ancien territoire vénitien, à majorité italophone, annexé par l'Autriche en 1814 (après que Napoléon l'ait intégré au département français du Haut Adige) et déclaré possession autrichienne par le Congrès de Vienne (1814-1815). L'Italie, qui souhaitait sa réintégration au titre de "terre irrédente", en demanda vainement la restitution à l'Autriche comme prix de sa neutralité pendant les dix premiers mois de la Grande Guerre. Lassée par son échec, elle s'en fit promettre la réattribution par les Alliés pour prix de son engagement à leurs côtés : elle obtint gain de cause et, déclarant la guerre à l'Autriche-Hongrie le 23 mai 1915, elle entra dans la Triple Entente. Le 10 septembre 1919, le traité de Saint Germain en Laye réalisa cette promesse.
10) - "Trieste" : propriété des Habsbourg depuis le 14e siècle, Trieste était en 1914 le grand port de commerce et de guerre de l'Autriche sur l'Adriatique. Il fut intensément bombardé par les Alliés dès le début 1915 (avec le concours des Italiens à partir de l'été 1915) pour protéger leurs transports de troupes vers les Dardanelles. La ville de Trieste comptant une forte communauté italophone et italophile, l'Italie en réclamait la possession au titre de "terre irrédente". Le Traité de Saint Germain en Laye la lui attribua le 10 septembre 1919.
11) - Lloyd George et Hendersen" : depuis les "Pâques sanglantes" de Dublin en avril 1916, les indépendantistes irlandais (dont particulièrement les femmes suffragettes), étaient surveillés par la police britannique. La tentative d’attentat perpétué - par jet d’une hache - le 18 juillet 1912 par trois féministes anglaises contre le chef du gouvernement britannique Herbert Henry Asquith en visite en Irlande, servit de caution à de nombreuses rumeurs mettant en cause les suffragettes, les Irlandais, les travaillistes hostiles à l’entrée de leur chef Arthur Henderson (1863-1935) dans le gouvernement du libéral David Lloyd George (1863-1945, Premier ministre de décembre 1916 à octobre 1922), et les conservateurs hostiles à la politique de Lloyd George d’écoute des revendications des indépendantistes irlandais, des féministes et des socialistes, et à l’ouverture de son gouvernement aux travaillistes (dont Henderson). Beaucoup de nationalistes britanniques lui reprochèrent ultérieurement aussi d'avoir - le 26 mars 1918 à Versailles - accepté de placer les forces britanniques sous la coordination du généralissime français Ferdinand Foch nommé au commandement des forces alliées des fronts de l'Ouest de l'Europe. La rumeur d’attentat à laquelle Paul fait ici allusion n’a pas plus laissé de trace dans l’Histoire que de très nombreuses autres visant Lloyd George, personnalité non-conformiste qui relança avec autorité l’effort de guerre britannique alors qu’il se déclarait libéral et pacifiste.
12) - "ce sentiment" : faute d'informations sur l'identité de "la marchande" et/ou de son fils prisonnier en Allemagne, il est difficile de préciser de quoi il s'agit. Cependant il semble que le sentiment nationaliste (auquel Paul est réfractaire) soit en cause.
13) - "affectueux" : C'est une rare allusion de Paul à ses circonstances familiales. Fritz, déjà évoqué dans la lettre du 12 décembre 1915, est vraisemblablement l'un des deux frères de Paul, Adolf et Siegfried, demeuré en Allemagne et pouvant communiquer par courrier avec Marthe par l'intermédiaire de son amie Emma Schulz, qui vivait alors en Suède, pays neutre. Marthe, quant à elle, avait deux soeurs, Hélène et Charlotte, et un frère, Friedrich.
14) - "me recevoir" : Paul est dans un jour d'optimisme. Est-il vraiment assuré de partir prochainement en permission ?

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