dimanche 27 novembre 2016

Lettre du 28.11.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 28 Novembre 1916

Ma Chérie,

J’ai bien reçu ta lettre du 19 courant ainsi que celle de Suzanne datée du 18. Mais celle du 17 dont Suzette me parle et sur laquelle Georges et Alice devaient avoir ajouté leur avis ne m‘est point parvenue. Serait-elle passée par Fez ? Espérons toujours qu’elle arrivera encore. De mon côté je t’ai adressé hier le journal anglais annoncé dans ma lettre du 26.
La première petite dent de Suzette est là à côté de moi pas plus grosse qu’une petite perle. Qu’il est tout de même regrettable de ne pouvoir assister à la croissance des enfants et de recevoir à près de 2000 km de leurs nouvelles comme s’il s’agissait de parents éloignés quelconques ! Ce qu’il y a de plus embêtant c’est que la question de la permission ne semble réellement pas exister pour nous. La circulaire du Ministre de la Guerre qui dit très clairement que la permission est non une faveur mais une allocation régulière pour tout homme n’est pas applicable à la Légion - ainsi en a décidé le Gal Lyautey qui est le grand maître ici et ne dépend pour ces questions même pas du Ministre. Car le Maroc est un Protectorat et non une colonie. Le Résident Général a donc décidé que pour la Légion il faut des raisons tout à fait sérieuses pour obtenir une permission. Celles-ci sont du reste complètement suspendues pour nous jusqu’à fin Janvier prochain. Tu me proposes bien de faire alors quelques démarches, mais ne compte pas trop sur un  succès. Toujours est-il qu’un de mes camarades - dans le même cas que moi - va faire faire une démarche auprès du Ministre même par un sénateur qu’il connaît très bien et qui lui écrit même de temps à autre. Mais le plus crevant dans toute cette histoire est que dans le 6° bataillon du 2° Étranger, stationné dans l’Occidental, le régime des permissions semble être bien plus libéral. Et pourtant c’est aussi le Maroc avec le même Résident Général ! Je dirai en passant qu’en Algérie et notamment à Bel Abbès des hommes et même des Austro-Allemands qui n’ont jamais vu le Maroc ni entendu un coup de fusil ont eu des permissions pour la France ! J’en connais personnellement deux et j’ai cité ce cas aussi à “la Victoire” (1). Quant à l’entrefilet dans l’Humanité, il doit provenir de quelques engagés pour la durée de la guerre de nationalité polonaise, tchèque ou italienne (2).....
Dans ma lettre de vendredi dernier je t’avais adressé une coupure du “Journal” qui sous la rubrique “Chronique des Tribunaux” relatait le cas d’une femme, française d’origine, et qui, par suite de son mariage avec un Allemand, avait perdu sa nationalité. Bien que veuve depuis fort longtemps, cette femme n’a pu obtenir la levée du séquestre sur ses biens et les attendus du jugement prouvent que dans cette matière le Gouvernement ou la Justice sont extrêmement sévères et le resteront probablement jusqu’à la fin des hostilités.
J’apprends que l’ex-caporal Frid (3) a quitté entretemps Bel Abbès et ne tardera donc pas à passer à Bordeaux. Le vieux coquin de Savario (4) a réussi à se faire réformer après 13 ans de service avec pension. Il m’écrit de Bordeaux où il se trouve chez sa tante à St Augustin, Chemin Dupuch 25, sans cependant me dire ce qu’il fait. C’était le type du vieux légionnaire fumiste - bretteur et menteur sans vergogne et qui avait été comme légionnaire à Madagascar, Indo-Chine, Tonkin et Dieu sait encore où !
Quelle figure faisait donc Suzanne lors de sa première entrée au Théâtre ? J’aurais attendu qu’à cette occasion tu lui aurais fait un conte de fée quelconque avec chant, danse et musique ! Rappelle-moi donc le contenu des “Femmes Savantes” de Molière !
Si à la première lecture j’avais mal compris la lettre de Mr. Penhoat (suivant le passage que tu me cites maintenant) cela provient uniquement de l’écriture difficilement lisible de P. qui écrivait en vérité qu’il avait demandé les comptes à Leconte ainsi qu’à Me Palvadeau. Je suis du reste depuis fort longtemps privé de ses nouvelles. 
Nous sommes actuellement dans la saison des grandes pluies qui, j’espère, nous évitera de nouvelles colonnes cette année. Quant à la pèlerine en caoutchouc ou en tissu huilé, je me rappelle que dans le catalogue de la Maison Tunmer et Cie (5) il y en avait déjà à 12 ou 15 Frs. au début de l’année. Toutefois comme il y a ici au bureau un capuchon de tirailleur en gros drap bleu, je m’en sers pour les courses à faire dans la pluie et même pour la garde que je ne prends actuellement que la nuit. Depuis notre départ pour Touahar, les prix ici ont aussi augmenté sensiblement : le chocolat Menier ou Lombard 3,00 Frs. la livre au lieu de 2,40 (6); le camembert 1 Fr 25, la boîte de lait 1 Fr 20 au lieu de 1 Fr etc. etc. Dieu sait comment cela va tourner encore avec la cherté de la vie ! On a donc introduit en France aussi un jour sans viande (7), ou du moins à Paris ? 
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - "à La Victoire" : Paul a donc effectivement fait part à au moins un journal d'opposition de sa privation de permission à la Légion.
2) - "ou italienne" : c'est-à-dire à un "non-ressortissant ennemi".
3) - "Frid" : Légionnaire de nationalité russe, démobilisé après 5 ans de service (Paul en a parlé dans sa lettre du 8 novembre 1916).
4) - "Savario" : Légionnaire suisse habitant Caudéran, ami de Paul, qui n'en avait plus de nouvelles depuis septembre. Il a été déplacé en Algérie pour se faire soigner les yeux, avec l'espérance de se faire réformer. 
5) - Tunmer et Cie : maison parisienne de vêtements et articles de sport élégants de style britannique, établie à Paris et vendant par correspondance. Paul en a déjà parlé dans sa lettre du 22 novembre 1915. Marthe lui avait envoyé à l'époque un catalogue de l'entreprise.
6) - "2,40" : exactement un an auparavant, le 22 novembre 1915, Paul avait relevé le prix de 2,50 francs la livre. C'est donc qu'il n'avait pas pris de note : quelle mémoire !
7) - "jour sans viande" : Paul fait allusion au décret de novembre 1916 autorisant les autorités locales (maires et préfets) à prononcer l'interdiction de la commercialisation de viande certains jours de la semaine. Le cas général fut la décision d'instituer "un jour maigre" par semaine. Certaines villes optèrent pour 2 jours (cas de Nantes à partir d'avril 1917, de Paris entre mai et octobre 1917 puis entre mai et juillet 1918, ou dans toute l'Algérie à partir du 1er juin 1917), voire 3 jours dans certaines localités rurales entre mai 1918 et la fin de la guerre. Des exceptions concernèrent la viande de cheval. En Autriche, le gouvernement institua dès mai 1915 dans tout l'Empire austro-hongrois 2 jours sans viande par semaine. En Allemagne la consommation de viande fut rationnée par carte à 85 grammes par personne par jour en mai 1916 puis à 250 grammes par personne par semaine en août 1916. 

vendredi 25 novembre 2016

Lettre du 26.11.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, the 26th November 1916

My darling, 

I duly received at Touahar your favour of the 8th inst.
I do not quite understand your remark concerning the word “month”. I told you in my last English letter that its plural takes an “s” (months) while you wrote it without s. You will see on the enclosed market report that I am right. If however I said the contrary in my previous letter, please copy that line or return me the whole letter. 
There is also a misunderstanding in the question of your receipt concerning the scene “The war in Morocco” which you saw with the children in the cinema. I perfectly understood what you said and answered that surely the people would not have taken such a big interest in the General’s visit (1), telling you that when he came to Taza, there were just some “slumbs” or dirty fellows trying to sell tea to “our gallant troops”. I added that if the review passed by the General at Taza would have been represented, you would have seen me, as I was placed in the first rank on the left wing 2 yards from a Lieutenant to which the General spoke a moment. On the other hand I beg to state that in your first letter you spoke of a visit of Mr. Lyautey at Marrakech while you mention now Meknès which is not at all the same. You will have seen in the article of Mr. Henriot in the Journal (2) (last month) that there was serious trouble at Marrakech in the beginning of the present war, while Meknès is “pacifié” since several years already. 
I see the method of Miss Holt for teaching English is about the same as that of Mr. Crusins (3) at Brunswick. You will remember that this right honorable gentleman recommended the “Rosenthal” (4) but without following the different lessons. He always told a lot of stories of his own life and, if you insisted to have a lesson of the Rosenthal, was not able to continue it during ten minutes only. It is true of course that we had with him “the advantage of the conversation” - but I knew later on that his knowledge of the different languages which he seemed to speak very fluently was not so perfect as he always assured to be. Would you like to get the South Wales Daily News (5), the paper I get twice or even thrice a week from Mr. Sanders ? It is of course a local Cardiff paper which in policy etc. is inspired by the London Daily News. A good space of it is occupied by market reports, specially coal, freight and Stock Exchange as well as commercial articles about the South Wales industries, which, I know, do not interest you very much. At all events, I shall send you a number tomorrow.
Returning to Taza I was disagreeably surprised to see that for the first time I have forgotten the birthday of one of our children - the youngest. Alice (6) is of course too young to understand the importance of such a date or that which we generally attach to it. But I imagine that Suzanne (7) for instance would have felt something like an injure if I should not remember her birthday ? I shall send a particular souvenir for Alice with the 2 books which I shall return  by parcel-post in about a week. The “Guerre des Mômes” (8) is really beautiful and I passed some delightful hours while reading it. The chapters “The 8 shoes” and “Le chien errant” have been surely felt or lived by more than one during this war. And the sentence of Mr. Gustave Hervé put at the head of “le chien errant” shows once more that this journalist, though always very eccentric, understands much better than many of his opponents the human feelings of the large crowd of travellers ... Concerning Mr. Jacques Dhur (9) do you know that this gentlemen came over to Morocco some years before the war to make an “enquête” on the subject of some German soldiers of the Legion which were said to have been left by the troops in the bled, ill and without any arms to defend themselves ? The story was not true, but I am told that Mr Dhur made his inquiries with the utmost attention, trying at the same time to be informed of all details of the life in the Foreign Legion.
My heartiest greetings for you and the children.
Yours sincerely,


                                                    Paul


Traduction (Anne-Lise Volmer):


                                                                                                      Ma chérie,

         J'ai bien reçu à Touahar ta lettre du 8 courant.
         Je ne comprends pas bien ta remarque concernant le mot "mois". Je t'ai dit dans ma dernière lettre en anglais qu'au pluriel il prend un "s" (months) alors que tu l'as écrit sans s. Tu verras que j'ai raison dans le rapport sur le marché joint à cette lettre. Si toutefois j'ai dit le contraire dans ma lettre précédente, recopie-moi, s'il te plaît, la ligne, ou renvoie-moi la lettre. 
         Il y a aussi un malentendu dans la question de ta compréhension de la scène "La guerre au Maroc" que tu as vue au cinéma avec les enfants. J'ai très bien compris ce que tu as dit, et ai répondu que sûrement on ne se serait pas tant intéressé à la visite du Général (1), en te racontant que quand il est venu à Taza il n'y avait là que quelques "vagabonds", personnages crasseux qui essaient de vendre du thé à "nos vaillants soldats". J'ajoutais que si la revue que le général a passée à Taza avait été montrée, tu m'aurais vu, comme j'étais placé au premier rang, sur l'aile gauche, à deux mètres d'un Lieutenant à qui le Général a parlé un moment. D'un autre côté je me permets de te faire remarquer que dans ta première lettre tu as parlé d'une visite de M. Lyautey à Marrakech, alors que maintenant tu parles de Meknès, ce qui n'est pas du tout la même chose.  Tu auras vu dans l'article de M. Henriot dans le Journal (2) (le mois dernier) qu'il y a eu des troubles sérieux à Marrakech au début de cette guerre, alors que Meknès est "pacifiée" depuis plusieurs années déjà.
         Je vois que la méthode d'enseignement de Miss Holt est à peu près la même que celle de M. Crusins (3) à Brunswick. Tu te seras souvenu que ce digne personnage recommandait le Rosenthal (4), mais sans suivre le fil des leçons. Il racontait toujours des quantités d'histoires sur sa vie, et si vous insistiez pour travailler sur le Rosenthal, ne réussissait pas à y consacrer  plus de dix minutes. Bien sûr, nous avions avec lui "l'avantage de la conversation", mais j'ai su par la suite que sa connaissance des différentes langues qu'il semblait parler couramment n'était pas aussi parfaite qu'il l'assurait. Aimerais-tu recevoir le "South Wales Daily News" (5), le journal que je reçois de M. Sanders deux ou même trois fois par semaine? Bien entendu, c'est un journal local de Cardiff qui, dans sa politique etc., est inspiré par le London Daily News. Beaucoup de pages sont consacrées à des rapports sur l'économie, surtout le charbon, le fret, et la Bourse, ainsi qu'à des articles sur les industries des Galles du Sud, ce qui, je le sais, ne t'intéresse guère. Qui qu'il en soit, je t'enverrai un numéro demain. 
         De retour à Taza, j'ai eu la surprise désagréable de constater que pour la première fois j'ai oublié l'anniversaire de l'un de nos enfants - la dernière. Alice (6) est bien sûr bien trop jeune pour comprendre l'importance de cette date, ou celle que nous lui attachons en général. Mais j'imagine que Suzanne (7) par exemple se serait sentie quelque peu blessée si je ne m'étais pas souvenu de son anniversaire? J'enverrai un souvenir spécialement pour Alice quand je te retournerai par paquet-poste les deux livres dans une semaine à peu près. La guerre des Mômes (8) est vraiment très beau, et j'ai passé des heures délicieuses à le lire. Les chapitres "Les huit souliers" et "Le chien errant" ont sûrement été ressentis ou vécus par plus d'un pendant cette guerre. Et la phrase de M. Gustave Hervé en exergue au "Chien errant" montre une fois de plus que ce journaliste, quoique toujours très excentrique, comprend bien mieux que beaucoup de ses adversaires les sentiments humains de la grande foule des voyageurs... En ce qui concerne M. Jacques Dhur (9), sais-tu que ce monsieur est venu au Maroc quelques années avant la guerre pour faire une "enquête" sur quelques soldats allemands de la Légion, dont on disait qu'ils avaient été abandonnés par les troupes dans le bled, malades et sans armes pour se défendre? L'histoire n'était pas vraie, mais j'ai entendu dire que M. Dhur a enquêté avec le plus grand soin, en essayant en même temps de s'informer sur tous les détails de la vie dans la Légion Étrangère. 
                     
                                              Mes salutations les plus sincères pour toi et les enfants,
                                               Bien à toi, 


                                                                                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) - "the General's visit" : il s'agit de la visite de Lyautey à Taza dont Paul a déjà parlé dans sa lettre du 23 octobre 1916. 
2) - "Henriot in the Journal" : Paul réaffirme ici la référence faite à Henri Henriot dans sa lettre du 23 octobre 1916 alors qu'il se référait à Édouard Herriot - ce qui paraît plus vraisemblable - dans celle du 19 octobre. 
3) - "Miss Holt ... Mr. Crusins" : professeurs d'anglais, la première, celle chez qui Marthe prend des leçons depuis quelque temps, dans l'espoir d'acquérir une compétence professionnelle. 
4) - "The Rosenthal" : livres d'une méthode d'apprentissage de l'anglais.
5) - "the South Wales Daily News" : quotidien gallois de Cardiff (Galles du Sud) envoyé à Paul par son ami Sanders.
6) - "Alice" : fille cadette des Gusdorf, née le 30 octobre 1913.
7) - "Suzanne" : fille aînée née le 1er juillet 1909.
8) - "La Guerre des Mômes" : livre d’Alfred Machard, auteur dramatique, poète, romancier et parolier (1887-1962) publié en 1916 d'abord en feuilleton dans "La Victoire" (journal de Gustave Hervé) puis chez Flammarion avec le sous titre "Épopée au faubourg”. 
9) - "Jacques Dhur" : journaliste d'investigation, fondateur en 1916 du journal "L'Éveil", effectivement auteur d'un reportage sur la Légion au Maroc publié dans Le Journal (n° 6800) le 10 mai 1911 sous le titre "La situation vraie au Maroc".

mardi 22 novembre 2016

Lettre du 23.11.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23 Novembre 1916

Ma Chérie,

Me voilà enfin en mesure de reprendre ma correspondance. Comme je te le disais sur ma carte du 21, nous sommes rentrés dans la nuit du 20 au 21 à Taza par un temps épouvantable, mouillés comme des chats et sales à rendre jaloux les poilus des tranchées les plus boueuses de l’Argonne. Comme il faisait très mauvais temps à Touahar depuis plusieurs jours, que l’eau pénétrait partout dans les tentes et que la tempête déchirait les toiles et cassait supports et cordes, le séjour au Col devenait impossible. On résolut donc de faire rentrer 3 Compagnies à Taza, laissant seulement au poste les troupes qui pouvaient camper dans les baraques déjà montées. Toutefois, comme les pluies avaient fait grossir démesurément les cours d’eau (il y a une dizaine de traversées à effectuer entre Touahar et Taza) il était impossible de rentrer par la route habituelle et il fallait faire un grand détour à travers les montagnes par Meknassa-Titania (1). Pour comble de malheur, l’ordre de départ n’arriva qu’à 1 h de l’après-midi ; on partait donc sur des sentiers où l’on s’enfonçait de 20 cm dans une boue collante de sorte qu’après 4 à 5 pas on avait toujours au moins 10 kgs de boue aux brodequins. De temps à autre il tombait des rafales de pluie mouillant les capotes et rendant les sacs plus lourds encore. Si bien qu’au crépuscule on était encore à 15 km de Taza. Et comme nous ne pouvions avancer que très lentement dans la nuit noire, nous ne sommes arrivés que très tard dans la nuit : l’avant-garde (notre Cie) à 11 1/2 h du soir. Tout près du Camp Mobile il y avait encore une embuscade des bicots qui tiraient presque à bout portant sur la 2° Compagnie et leurs mulets : ces derniers n’en pouvaient plus non plus de fatigue. J’étais terriblement fatigué (comme tout le monde) et ne me suis remis qu’après 2 nuits de bon sommeil. Les derniers 3 jours à Touahar j’étais même exempt de service ; j’avais des coliques qui me forçaient de me lever 5 ou 6 fois dans la nuit et de sortir dans la tempête et dans la pluie pour rentrer mouillé jusqu’à la peau. Cependant, j’avais tellement marre de Touahar que j’ai marché quand même et je suis arrivé mieux que pas mal de mes camarades. La diarrhée est passée aussi grâce à une potion de bismuth et tout est redevenu normal. Les postes de Taza, Merzouka (2), Touahar etc. ont beaucoup souffert par la tempête : des toits ont été enlevés, des marabouts (3) et même des baraques renversés. Aujourd’hui il fait de nouveau beau temps et un ciel printanier. 
Je réponds maintenant à tes lettres des 13 et 14 courant. Comme je le disais déjà antérieurement, je crois qu’un rendez-vous avec Mr. Penhoat à Nantes et une visite chez Mes Bonamy, Palvadeau et le Proc. (4) seraient très utiles. Si je préfère ne pas agir dès le début concurremment avec Penhoat, c’est précisément pour éviter auprès de ces Messieurs l’apparence que c’est moi qui ai entraîné ou influencé Mr. Penhoat. Mais voyant que celui-ci, bien que français et mobilisé, a les mêmes griefs contre Leconte que moi, ces Messieurs se rendront facilement compte que la faute n’est point de notre - ou de mon - côté mais du côté de Leconte, ce qui pourrait modifier le jugement du Proc. Mais enfin, c’est là un détail plutôt insignifiant ! L’attitude de Me By (5) reste tout de même bizarre : Je ne peux point me figurer qu’un avocat se prête à un double jeu (avec L. (6) et nous) et j’incline à croire que c’est un vieux Monsieur qui s’en fout complètement.
En ce qui concerne la publication des articles de Mr. Humbert par le Journal, tu sembles oublier que H. (7) en est le Directeur-Propriétaire, de sorte qu’il y fera imprimer ce que bon lui semble. Mais je constate que même dans différents journaux français il y a une tendance de plus en plus prononcée contre les excès de chauvinisme de certains grands quotidiens, notamment “l’Action Française” (8) “l’Écho de Paris” (9) et Mr. Humbert. Un nouveau canard satyrique, “le Canard Enchaîné” (10) ne se compose presque que de cela, de même “l’Oeuvre” (11), “la Victoire” (12), “l’Éveil” (13). Je ne partage pas ton jugement sur Hervé ni même sur Jacques Dhur. Hervé certes est un journaliste un peu excentrique et qui a la manie d’écrire dans un argot qui doit plaire à la grande masse et le rendre populaire. Mais ses articles montrent généralement pas mal de bon sens et un besoin urgent de dire, de crier la vérité malgré les entraves actuelles. Il s’occupe surtout de questions qui concernent les pauvres, les humbles et puis il n’est pas étroit de vue pour ce qui est du patriotisme.
Je t’écrirai dimanche plus longuement et suis entretemps avec mes meilleurs baisers pour toi et les enfants. 

Ton Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "Meknassa-Titania " : officiellement Meknassa-Tahtania, poste et chef-lieu villageois de la tribu des Meknassa, à environ 10 km. au nord-ouest de Taza, sur le versant sud du Rif.
2) - "Merzouka" : officiellement Bab Merzouka. 
3) - "des marabouts" : des grandes tentes militaires.
4) - "le Proc." : le procureur.
5) - "Me By." : Maître Bonamy, avocat de Paul.
6) - "avec L." : avec Leconte.
7) - "H." : Charles Humbert, sénateur belliciste, d'origine populaire, propriétaire du quotidien Le Journal (dont la rumeur disait depuis décembre 1915 qu'il l'avait acheté avec de l'argent allemand et turc). Paul n'est pas certain que Humbert veuille publier ses réclamations concernant l'absence de permission dont il est victime à la Légion.
8) - "L'Action française" : journal nationaliste explicitement antisémite fondé en 1908 comme organe du mouvement royaliste "l'Action française" dirigé par Charles Maurras et soutenu par Léon Daudet. 
9) - "L'Écho de Paris" : quotidien nationaliste et conservateur fondé en 1884. Pendant la Grande Guerre son propriétaire était Edmond Blanc, une figure de la grande fortune.
10) - "Le Canard enchaîné" : hebdomadaire satirique fondé en septembre 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal. Il attaque le ridicule dans toutes les directions et protège ses sources. 
11) - "L'Œuvre" : journal fondé en 1904 par Gustave Téry, qui en fait un quotidien à partir de janvier 1915. Est considéré antinational et défaitiste par ses détracteurs bellicistes. 
12) - "La Victoire" : journal belliciste fondé par Gustave Hervé le 1er janvier 1916 par modification du titre et de l'orientation du journal antimilitariste "La guerre sociale" fondé en 1906 par un groupe de détenus dans la prison de Clairvaux, et dont le principal rédacteur était Gustave Hervé. 

13) - "L'Éveil" : hebdomadaire satirique fondé en 1916 par le journaliste d'investigation indépendant Jacques Dhur (de son vrai nom Félix le Héno).

dimanche 20 novembre 2016

Carte postale du 21.11.1916

Document Delcampe


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, the 21st November 1916

Owing to the heavy rainfalls of these last days, we were obliged to leave Touahar yesterday and arrived at Taza last night at 11.30 P.M. Do not ask in what conditions !
I shall reply you in a few days as soon as I shall be a little less tired. Meantime I try to repeat that I have no objections at all to make against your meeting at Nantes with Mr. Penhoat (1). I am like you convinced of the opportunity of this journey.
Yours sincerely,


Paul


Traduction: (Anne-Lise Volmer)

                                                    Taza, le 21 Novembre 1916

      Du fait des fortes pluies de ces derniers jours, nous avons été obligés de quitter Touahar hier et sommes arrivés à Taza le soir à 11 h 30. Ne me demande pas dans quel état!
     Je répondrai à ta lettre d'ici quelques jours, dès que je me sentirai un peu moins fatigué. Entretemps je te répète que je ne vois aucune objection à ce que tu rencontres M. Penhoat à Nantes. Comme toi, je suis convaincu du caractère opportun de ce voyage.
     Sincèrement à toi, 

                                                                                            Paul

 Note (François Beautier)
1) - "Penhoat" : associé de Paul et de Leconte.



mercredi 16 novembre 2016

Lettre des 16-17.11.1916

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Col de Touahar, le 16 Novbre 1916 

Ma chérie,

Faisant suite à ma lettre du 14/15, je vais te donner aujourd’hui des renseignements aussi détaillés que possible sur le patelin grâce auquel nous n’avons pu nous déshabiller pour nous doucher depuis bientôt 3 mois. Le col de Touahar est situé à une vingtaine de kilomètres au O.S.O. de Taza, surplombant la vallée de l’Inaouen (1) à l’endroit même où ce fleuve traverse la montagne. Nous avons donc en suivant l’Inaouen d’abord le camp de Bab Mezzouka (2) (à environ 7 km) ensuite le blockhaus Eckdal (autrefois Filels) et Taza. C’est cette route que suivra le chemin de fer Fez-Taza-Fez en tournant à Touahar pour passer ensuite à Koudiat El Biat (3), Matmatta (4) et Fez (5). Le poste de Touahar avec un blockhaus (à 600 m du poste) se trouve sur une hauteur au nord du village du même nom, village détruit par le Général Gouraud (6) en 1914 et une 2° fois en Juillet dernier par notre Compagnie. Il a été construit sur le territoire qui appartenait autrefois à la tribu des Tsouls (7), séparé par l’Inaouen de celui des Rhiatas (8), ces derniers toujours hostiles. Depuis la soumission des Tsouls par Gouraud (Juin 1914) les Rhiatas s’étaient emparé du terrain où nous campons maintenant et c’est à eux principalement que nous avons affaire. Tous les villages, jardins et cagnas (9) en face leur appartiennent et c’est eux que nous inquiétons depuis Taza jusqu’à Koudiat. C’est là que commence la tribu des Beni Ouarein (10), alliés des Rhiatas et insoumis comme eux - c’est chez ceux-là que nous étions en Mai-Juin-Juillet dernier sans obtenir leur soumission. Les Tsouls par contre - qui avaient été décimés par le Général Gouraud - sont devenus des partisans très fidèles et qui nous vendent beaucoup de denrées , notamment du bois pour la cuisine, des oeufs, du bétail en quantité, de la volaille, etc. etc. Dans les colonnes, il y a souvent quelques centaines d’entre eux avec nous, mais leur principal objet est de faire la razzia des villages pris par nous. Le pays autour de nous est plein de montagnes nues et arides. Il n’y a que quelques touffes de palmiers et par ci, par là, quelques groupes d’oliviers et de figuiers. D’un côté cependant, bien exposé aux Rhiatas, il y a des vignes, et on a risqué - au début de notre séjour - 100 fois de recevoir les balles des bicots pour attraper une grappe. De l’autre côté de l’Inaouen on observe souvent des rassemblements et nos canons et mitrailleuses tirent aussitôt dedans. Mais chaque fois que les ingénieurs et travailleurs du Chemin de Fer sortent pour tracer la voie, il y a du côté du village de Touahar des combats en règle. La semaine dernière encore, lors d’une de ces sorties, nous avons perdu deux sergents - on dirait presque que Touahar est fatal aux Sous-Offs car il y en a déjà 4 dans le petit cimetière (11)

le 17 Novbre 1916

Il y a une huitaine de jours, un officier de notre bataillon, resté avec la 23° Compagnie à Taza, est allé pendant la nuit avec 8 hommes, sur le Toucside (12), un haut pic qui surplombe Taza et d’où les Rhiatas nous observent. On dit aussi que c’est là que vont les déserteurs, trop nombreux hélas, de la Légion. Le Capitaine en question a planté un drapeau français sur ce pic et est revenu sain et sauf à Taza où il a distribué à ses hommes les 2000 Frs. que par son exploit il avait gagné à la suite d’un pari avec d’autres officiers. Or, hier, dans la nuit, notre section était de garde à la redoute de Touahar. J’avais fait déjà une heure de ma dernière faction lorsque, à 3 h du matin précise, j’entendais une formidable explosion et des coups de fusil venant de l’autre côté de la redoute dont j’étais séparé par plusieurs bâtiments. Je croyais d’abord qu’une de nos mines, placées du côté du puits, avait fait explosion, mais le matin venu, nous constations que, profitant de la nuit noire, les bicots étaient venus par un ravin jusqu’à côté de nos fils de fer où ils avaient placé 3 bombes dont une seule avait fait explosion, arrachant un piquet et cassant une vingtaine de fils du réseau, tout en creusant un trou dans la terre. Et tout près de là un drapeau allemand était fiché dans la terre avec une bande sur laquelle sans doute un des déserteurs avait écrit “Deutschland über alles” (13). Ce qui prouve qu’un Allemand peut rester patriote même après plusieurs années dans la Légion.
Suivant ta demande, je vais te donner également les détails de notre vie quotidienne ici ; je dis bien quotidienne, car nous travaillons même le dimanche. Le réveil est sonné depuis quelques jours à 6 h 30 ; on se lève, boit un quart de café, porte les fusils au faisceau (14) et commence le travail à 7 h. Comme il s’agit de constructions en pierres et briques, ce sont les maçons (c.à.d. ceux qui exerçaient ce métier dans le civil ou bien l’ont appris depuis) qui fonctionnent toute la journée. Nous autre nous faisons le mortier, le portons aux maçons ainsi que les pierres que nous déchargeons des charrettes ou des mulets. D’autres enfin font des travaux de terrassement avec pelle et pioche, cherchent des pierres de construction dans les cagnas bicotes (15), dans les champs ou dans la carrière. Le “Rompez” (16) est sonné à 10 h ; on rentre au camp, mange la soupe et trouve généralement quelques petites corvées à faire jusqu’à 11 h 30, 11 h 45. Après quoi on jouit d’un repos relatif jusqu’à la reprise du travail à 12 h 30. Même travail qu’au matin jusqu’à 17 h. Ensuite rapport (17) et soupe du soir. La garde de nuit commence à 18 h et on la prend en moyenne chaque 3° nuit pendant 2 1/2 hs. Chaque quatrième jour la Compagnie est de jour et occupe alors toutes les hauteurs et points importants des environs pour protéger le camp et les travailleurs. On reste alors toute la journée dehors, tiraille un peu et rentre le soir à 17 h 30. Ou bien on garde le troupeau (boeufs et moutons). Le dimanche après-midi on va laver dans de l’eau bien sale et on en profite aussi pour se laver le corps. Comme on est tous les jours dans la poussière et la saleté on est comme des nègres (18). Une compagnie de Sénégalais a dû être renvoyée à Taza il y a une huitaine parce que presque tous les hommes avaient attrapé la gale (19)
Somme toute, la vie ici est pleine de charme et d’agrément. La liberté du travail est pleinement assurée et si par hasard on ouvre le bec pour louer le régime, on attrape sans difficulté quelques corvées supplémentaires ou une punition. Mais à part cela on peut causer gentiment le soir sous la guitoune (20) et même évoquer de vieux souvenirs, ce qui est parfaitement permis. Hier matin même, en descendant de garde, nous entendîmes subitement un ronflement de moteur : on croyait d’abord que c’était celui de la T.S.F. mais bientôt on voyait pointer 5 aéroplanes dans le ciel bleu qui, venant de Fez, se dirigeaient sur Taza (21). Ils vont nous être très utiles lors de la prochaine colonne que nous ferons lorsque le poste ici sera terminé.
A nous, l’espace ! 
On dit que le Général Lyautey viendra ici dimanche prochain ce qui nous procurera quelques nouvelles distractions, car il y aura certainement une revue. Et dire que tout cela est gratuit !! (22)
Je t’embrasse bien, ainsi que les enfants.

Paul  



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Inaouen" : officiellement Innaouen.
2) - "Bab Mezzouka" : officiellement Bab Merzouka (mais les cartes Michelin écrivent "Bab Marzouka").
3) - "Koudiat, El Biat" : officiellement un seul site dénommé Koudiat el Biad.
4) - "Matmatta" : officiellement Matmata.
5) - "Fez" : officiellement Fès.
6) - "Gouraud" : Henri Gouraud, affecté au Maroc avec le grade de colonel en 1911, nommé général de brigade responsable de la région militaire de Fès puis commandant du Maroc occidental en 1914. Il fut affecté en métropole dès le début de la Grande guerre à la tête de la 10e division d'infanterie coloniale. En 1916-1917 il revint quelques mois au Maroc pour remplacer Lyautey nommé ministre de la guerre (entre décembre 1916 et mars 1917).
7) - "Tsouls" : l'usage est d'écrire "les Tsoul" (invariable).
8) - "Rhiatas" : il s'agit précisément - à l'aval (ouest) de Touahar - du clan des Beni M'Gara dont Paul a parlé dans ses lettres des 25 juillet et 23 octobre 1916. 
9) - "cagnas" : habitations pauvres et sommaires (le mot désignait aussi les abris simplement creusés des Poilus dans les tranchées). 
10) - "Beni Ouarein" : officiellement Beni Ouaraïn (invariable). La plus grande partie des clans de cette tribu a été pacifiée de force en janvier 1916. Paul parle des combats contre les rebelles dans ses lettres de juin 1916.
11) - "cimetière" : Paul a signalé la mort des 4 premiers hommes dans sa lettre du 3 septembre. Il semble que les deux nouveaux ne soient pas, eux non plus, des Légionnaires. L'un des serments des Légionnaires est de rapporter les corps de leurs collègues au cimetière du camp principal : il en était allé ainsi pour le Légionnaire mort en même temps que les quatre hommes signalés dans la lettre du 3 septembre 1916. 
12) - "Toucside" : il s'agit en fait du Djebel (Jbel) Toumzit, qui culmine à 1198 m. au sud-ouest de Taza. D'après ce que rapporte Paul, on pourrait penser que l'attaque du poste de Touahar fut organisée en représailles du raid - huit jours auparavant - des Français sur le Pic Toumzit. Or, le jour même de cette lettre (écrite au matin de l'attaque, le 17 novembre), deux journaux de marche, ceux du 14e Bataillon de Tirailleurs sénégalais, et du 8e Groupe d’artillerie de campagne d’Afrique, mentionnent l’ascension du Pic Toumzit, le 17 novembre 1916 comme une conquête. On peut donc penser que les Rhiatas qui attaquèrent Touahar fuyaient le secteur du Toumzit. Un poste fut d'ailleurs immédiatement établi au pied du Toumzit en direction de Taza.
13) -"Deutschland über alles" : "l'Allemagne au-dessus de tout" (ou "avant tout"). Paul prend le risque de se faire passer pour tel (Allemand demeuré patriote pro-allemand) en constatant ce fait sans s'en offusquer. 
14) - "faisceau" : assemblage en trépied des fusils de telle façon qu'ils se tiennent ensemble debout prêts à être saisis et utilisés.
15) - "bicotes" : Paul invente un féminin à ce mot d'argot qui signifie "arabe".
16) - "Rompez" : ordre signifiant "Rompez les rangs", c'est-à-dire "Dispersez vous".
17) - "rapport" : rassemblement de la section pour répondre aux questions des chefs (le rapport) et écouter les ordres de la soirée et du lendemain. 
18) - "(sale comme) des nègres" : Paul n'est ici pas très critique quant au racisme ordinaire. 
19) - "la gale" : affection contagieuse de la peau par un parasite qui y creuse des galeries. Paul pourrait relever que les Sénégalais qui attrapèrent la gale étaient plutôt des victimes que des responsables. 
20) - "la guitoune" : la tente. 

21) - "Taza" : une piste d'aviation a été établi par l'Armée à Taza depuis que la ville a été reprise en mai 1914. 
22) - Le ton général de cette lettre, pleine d'ironie mordante, montre Paul en  "pessimiste", comme il le dit dans sa lettre du 08.11. L'épuisante routine qu'il vient de décrire, l'approche de l'hiver, la guerre qui traîne en longueur, l'absence de perspective, même pour une permission, expliquent cet état d'esprit, sans parler des projets professionnels de Marthe, que bien évidemment, en dépit de ses affirmations dans la lettre précédente, il n'approuve pas. Il est à souhaiter que cette critique acerbe sera passée inaperçue des censeurs... 

lundi 14 novembre 2016

Lettre des 14-15.11.1916

Couverture du Daily Mail, auquel Marthe s'est abonnée pour pratiquer l'anglais.


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 14 Novembre 1916

Ma Chérie,

Je te confirme mes lignes de dimanche 12 courant (1) et j’ai reçu depuis tes lettres des 3 et 6 Novembre. Je deviens apparemment un mauvais élève, recevant tant d’observations de ne pas faire attention, “de ne répondre qu’incomplètement à tes questions et théories”. Heureusement que de temps à autre tu me décernes aussi un “bien”, ajoutant que cette fois j’ai bien suivi tes raisonnements et qu’ainsi je me trouve sur la bonne voie. Ma seule excuse est que je suis ici en campagne et très peu à l’aise. Non seulement la table me manque, mais j’écris encore avec un crayon de 2 cm dans une tente où j’ai juste 45 à 50 cm de place, écrivant sur mes genoux, alors que la tempête, à chaque coup de vent, me fait frapper la toile sur la tête, que les mouches et les puces me dévorent. S’il ne fait pas un froid glacial comme ces derniers 15 jours, il fait une chaleur accablante comme en ce moment. Le temps dont je dispose pour écrire ou lire est d’environ 45 mn par jour et autour de moi il y a 5 poilus qui font du pétard. Car après la soupe du soir on allume bien une bougie, mais le vent entrant par tous les côtés dans le guignol (2), il est à peu près impossible d’écrire le soir. Néanmoins et pour enfin te donner satisfaction, je vais, dorénavant, te donner minutieusement les détails de ma vie ici. Mais comme mon temps est très limité, mes lettres plus longues deviendront forcément plus espacées ... à moins que tu veuilles que je considère cette correspondance non comme quelque chose fait volontairement et parce que j’en ressens le besoin, mais comme une corvée ?
Mais je crois que ce malaise, cette crise périodique entre nous provient d’une cause plus profonde que j’ai eu l’imprudence de ne pas apprécier à sa juste valeur. Je veux parler de ton thème favori qui, malgré toi, te revient toujours et en toutes circonstances sur les lèvres ou sous la plume : l’émancipation féminine. Et en réfléchissant là-dessus, je me dis que j’ai eu grand tort de ne pas t’encourager dans tes différents projets qui devraient mettre en pratique tes idées dans lesquelles tu te crois incomprise par moi et tant d’autres. Et puisque tu reviens maintenant de nouveau sur le projet de l’école hôtelière, expliquant que c’est une institution créée par les propriétaires mêmes - chose qui logiquement aurait dû être le tout premier mot de ton projet, je t’engage fortement à mon tour, je te prie même instamment de donner suite à ton projet d’y passer quelques mois. Excuse-moi si mon consentement a tellement tardé, si, avant de donner mon accord je t’ai demandé d’abord des explications comment tu comptais faire avec les enfants, avec notre ménage, comment tu te figurais notre avenir etc. Ce sont des détails que tu avais certainement réglés dès le moment où tu avais conçu le plan. Et comme tu étais visiblement vexée de ce que je ne fus pas tout de suite convaincu, tu ne m’y as plus répondu du tout. Je vois cependant maintenant, après mûre réflexion, un double avantage sérieux dans l’exécution de ton idée : 1°/ Tu me prouveras que tu es bien capable non seulement de concevoir une bonne idée, mais aussi de la réaliser, de la mettre en pratique et 2°/ tu prouveras que matériellement tu feras plus pour le ménage que le travail intérieur qui, d’après d’anciens préjugés, est considéré comme le champ principal et presque unique de la brave bourgeoise. Et crois-moi que je ne serai pas du tout fâché de te voir contribuer pendant et après la guerre aux frais du ménage. Je conviens que les difficultés pour toi seront actuellement beaucoup plus grandes qu’il y a 5 ou 6 ans par exemple - mais ton mérite n’en sera que plus grand aussi d’avoir réussi quand même et malgré tout. Je te prie donc de réaliser (3) 5000 Frs. (4) que tu utiliseras selon tes idées et dont tu ne me devras aucun compte. Ce que tu en feras sera bien fait : si le premier plan ne te réussit pas, tu commenceras autre chose - en toute liberté et sans en rendre compte à personne. Seulement lorsque tu seras au bout de ces 5000 Frs. tu me diras purement et simplement : “Je n’ai pas réussi” et je te jure que jamais je n’y ferai la moindre allusion. - Ceci est une offre très sincère que je te fais et qui, je crois, pourrait faire disparaître ces malentendus, ces frictions périodiques entre nous qui, crois-moi, m’agacent autant que toi. Réfléchis donc là-dessus et ne prend point ma proposition pour de l’ironie.
Tes explications sur la livre sterling me sont complètement incompréhensibles. Le cours est indiqué journellement dans presque tous les journaux sous la rubrique “Bourse de Paris - Cours des Changes”. Ainsi le 4 courant le cours sur Londres était de Frs. 27,79 c.à.d. que la £ (livre) valait Frs. 27,79 ce jour-là. 1 £ a 20 shillings (sh) et 1 sh a 12 pence (d). Ton abonnement au Daily Mail à 5 sh par an égale donc 1/4 de livre soit 27,79 : 4 = 6,95 Frs. et non 11 Frs. comme tu dis. Ceci est le prix de la livre lorsque tu l’achètes ; lorsque tu la vends, le banquier te paiera moins. La différence constitue son bénéfice, comme le prix d’achat et le prix de vente de toute marchandise. Mais ce dernier prix (d’achat par la banque) n’est pas fixé officiellement ; on se renseigne donc avant de vendre, surtout lorsqu’il s’agit d’une somme importante. Je présume que par exemple pour tes 12 shillings on t’a bonifié (5) la livre 26,50/27,00 de sorte que tu as reçu au moins 26,50 x 12 : 20 = Frs. 15,90. Si on t’a payé sensiblement moins , tu as été roulée. Un point, c’est tout.

le 15 Novbre 1916

Quant à la question des cours des monnaies étrangères, tu ne dois pas avoir regardé bien attentivement les journaux dont le principal thème - à part la situation militaire - était précisément les fluctuations du change. La question est du reste des plus simples : Toi-même me faisait remarquer l’autre jour que beaucoup de marchandises sont importées d’Angleterre, beaucoup plus qu’en temps normal. Par contre l’exportation des marchandises françaises en Angleterre a sensiblement diminué, vu que la production nationale a baissé énormément et qu’elle est concentrée sur les produits de guerre. Or si la France reçoit annuellement pour 1 1/2 milliards de l’Angleterre et y envoie autant, il y aura autant d’argent français à payer en Angleterre que d’argent anglais en France. Les chèques, billets et traites émis réciproquement par les 2 pays et centralisés par les banques, se balancent donc et il n’y a pas d’exportation d’argent d’un pays dans l’autre. Mais le cas change lorsque la France reçoit pour 2 milliards par an et expédie pour 1 milliard. Il faut alors ou expédier pour 1 milliard de l’or (l’étalon) ou bien acheter des créances anglaises sur la France , c.à.d. des livres sterling. Lorsque la balance est établie, c.à.d. les créances des 2 pays sont pareilles, la valeur de la £ (pièce d’or) est d’environ 25 Frs. Mais lorsqu’on a besoin d’acheter beaucoup de £ pour payer la différence, qu’en conséquence l’Angleterre n’a pas du tout besoin de francs, il arrive ce qui se produit sur tous les marchés lorsqu’il y a peu de marchandises et beaucoup d’acheteurs : Le prix de la livre augmente, exprimé en Francs, ou le prix du franc baisse, exprimé en livre. Plus la différence à payer en £ est grande, plus le prix sera élevé. La mesure du ministre de faire tourner en prêt les titres des pays neutres est en rapport direct avec le change : La Suède par exemple qui a émis des titres en France paie les intérêts et pour cela doit envoyer de l’argent ou - ce qui se fait généralement - décompter le montant sur les marchandises envoyées en France. La France, avec les coupons suédois - souvent payables en couronnes - dispose donc de l’argent suédois et n’a pas besoin d’en acheter, ce qui évite la hausse du cours de change sur Stockholm. Mais supposons que ces mêmes titres, cotés naturellement aussi à la Bourse de Stockholm, y sont bien cotés c.à.d. en hausse, le Gouvernement Français peut profiter du moment pour vendre ces titres à la Bourse de Stockholm - il reçoit la valeur en argent suédois et n’a pas besoin d’en acheter ... Si tu n’as pas compris ces explications, tu n’as qu’à m’en demander de nouvelles.
J’ai expédié ces jours-ci la lettre relative aux permissions ; attendons maintenant l’effet. Mais crois-moi que mon attitude résignée est toute naturelle et logique. Tu oublies que je suis en ce moment soldat et que ce fait supprime tout ou prime tout. J’irais au scandale, j’écrirais au Ministre ou au Général - sais-tu ce que cela me rapporterait ? D’abord 8 jours de prison, puis davantage et finalement l’envoi aux sections de discipline ou le Conseil de guerre qui peut administrer 1 - 2 - ou 5 ans de prison ou de réclusion avec dégradation militaire - au besoin même le bagne, les travaux publics ou forcés (6). - A demain la suite.
Meilleurs baisers.

                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Lettre perdue.
2) - "le guignol" : confusion avec "la guignole" (tente militaire). 
3) - "réaliser" : vendre des titres pour obtenir de l'argent.
4) - Ces 5000 F vaudraient aujourd'hui quelque chose comme 10000 € (convertisseur INSEE).
5) - "bonifié" : acheté
6) - "travaux publics ou forcés" : allusion au bagne. En fait, Paul a déjà pris un bien grand risque - celui de voir opposer à sa demande de naturalisation un avis défavorable de ses chefs militaires - en parlant dans ses lettres de son projet d'écrire aux journaux d'opposition pour leur faire connaître l'absence de permission dont il souffre à la Légion.