dimanche 27 novembre 2016

Lettre du 28.11.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 28 Novembre 1916

Ma Chérie,

J’ai bien reçu ta lettre du 19 courant ainsi que celle de Suzanne datée du 18. Mais celle du 17 dont Suzette me parle et sur laquelle Georges et Alice devaient avoir ajouté leur avis ne m‘est point parvenue. Serait-elle passée par Fez ? Espérons toujours qu’elle arrivera encore. De mon côté je t’ai adressé hier le journal anglais annoncé dans ma lettre du 26.
La première petite dent de Suzette est là à côté de moi pas plus grosse qu’une petite perle. Qu’il est tout de même regrettable de ne pouvoir assister à la croissance des enfants et de recevoir à près de 2000 km de leurs nouvelles comme s’il s’agissait de parents éloignés quelconques ! Ce qu’il y a de plus embêtant c’est que la question de la permission ne semble réellement pas exister pour nous. La circulaire du Ministre de la Guerre qui dit très clairement que la permission est non une faveur mais une allocation régulière pour tout homme n’est pas applicable à la Légion - ainsi en a décidé le Gal Lyautey qui est le grand maître ici et ne dépend pour ces questions même pas du Ministre. Car le Maroc est un Protectorat et non une colonie. Le Résident Général a donc décidé que pour la Légion il faut des raisons tout à fait sérieuses pour obtenir une permission. Celles-ci sont du reste complètement suspendues pour nous jusqu’à fin Janvier prochain. Tu me proposes bien de faire alors quelques démarches, mais ne compte pas trop sur un  succès. Toujours est-il qu’un de mes camarades - dans le même cas que moi - va faire faire une démarche auprès du Ministre même par un sénateur qu’il connaît très bien et qui lui écrit même de temps à autre. Mais le plus crevant dans toute cette histoire est que dans le 6° bataillon du 2° Étranger, stationné dans l’Occidental, le régime des permissions semble être bien plus libéral. Et pourtant c’est aussi le Maroc avec le même Résident Général ! Je dirai en passant qu’en Algérie et notamment à Bel Abbès des hommes et même des Austro-Allemands qui n’ont jamais vu le Maroc ni entendu un coup de fusil ont eu des permissions pour la France ! J’en connais personnellement deux et j’ai cité ce cas aussi à “la Victoire” (1). Quant à l’entrefilet dans l’Humanité, il doit provenir de quelques engagés pour la durée de la guerre de nationalité polonaise, tchèque ou italienne (2).....
Dans ma lettre de vendredi dernier je t’avais adressé une coupure du “Journal” qui sous la rubrique “Chronique des Tribunaux” relatait le cas d’une femme, française d’origine, et qui, par suite de son mariage avec un Allemand, avait perdu sa nationalité. Bien que veuve depuis fort longtemps, cette femme n’a pu obtenir la levée du séquestre sur ses biens et les attendus du jugement prouvent que dans cette matière le Gouvernement ou la Justice sont extrêmement sévères et le resteront probablement jusqu’à la fin des hostilités.
J’apprends que l’ex-caporal Frid (3) a quitté entretemps Bel Abbès et ne tardera donc pas à passer à Bordeaux. Le vieux coquin de Savario (4) a réussi à se faire réformer après 13 ans de service avec pension. Il m’écrit de Bordeaux où il se trouve chez sa tante à St Augustin, Chemin Dupuch 25, sans cependant me dire ce qu’il fait. C’était le type du vieux légionnaire fumiste - bretteur et menteur sans vergogne et qui avait été comme légionnaire à Madagascar, Indo-Chine, Tonkin et Dieu sait encore où !
Quelle figure faisait donc Suzanne lors de sa première entrée au Théâtre ? J’aurais attendu qu’à cette occasion tu lui aurais fait un conte de fée quelconque avec chant, danse et musique ! Rappelle-moi donc le contenu des “Femmes Savantes” de Molière !
Si à la première lecture j’avais mal compris la lettre de Mr. Penhoat (suivant le passage que tu me cites maintenant) cela provient uniquement de l’écriture difficilement lisible de P. qui écrivait en vérité qu’il avait demandé les comptes à Leconte ainsi qu’à Me Palvadeau. Je suis du reste depuis fort longtemps privé de ses nouvelles. 
Nous sommes actuellement dans la saison des grandes pluies qui, j’espère, nous évitera de nouvelles colonnes cette année. Quant à la pèlerine en caoutchouc ou en tissu huilé, je me rappelle que dans le catalogue de la Maison Tunmer et Cie (5) il y en avait déjà à 12 ou 15 Frs. au début de l’année. Toutefois comme il y a ici au bureau un capuchon de tirailleur en gros drap bleu, je m’en sers pour les courses à faire dans la pluie et même pour la garde que je ne prends actuellement que la nuit. Depuis notre départ pour Touahar, les prix ici ont aussi augmenté sensiblement : le chocolat Menier ou Lombard 3,00 Frs. la livre au lieu de 2,40 (6); le camembert 1 Fr 25, la boîte de lait 1 Fr 20 au lieu de 1 Fr etc. etc. Dieu sait comment cela va tourner encore avec la cherté de la vie ! On a donc introduit en France aussi un jour sans viande (7), ou du moins à Paris ? 
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - "à La Victoire" : Paul a donc effectivement fait part à au moins un journal d'opposition de sa privation de permission à la Légion.
2) - "ou italienne" : c'est-à-dire à un "non-ressortissant ennemi".
3) - "Frid" : Légionnaire de nationalité russe, démobilisé après 5 ans de service (Paul en a parlé dans sa lettre du 8 novembre 1916).
4) - "Savario" : Légionnaire suisse habitant Caudéran, ami de Paul, qui n'en avait plus de nouvelles depuis septembre. Il a été déplacé en Algérie pour se faire soigner les yeux, avec l'espérance de se faire réformer. 
5) - Tunmer et Cie : maison parisienne de vêtements et articles de sport élégants de style britannique, établie à Paris et vendant par correspondance. Paul en a déjà parlé dans sa lettre du 22 novembre 1915. Marthe lui avait envoyé à l'époque un catalogue de l'entreprise.
6) - "2,40" : exactement un an auparavant, le 22 novembre 1915, Paul avait relevé le prix de 2,50 francs la livre. C'est donc qu'il n'avait pas pris de note : quelle mémoire !
7) - "jour sans viande" : Paul fait allusion au décret de novembre 1916 autorisant les autorités locales (maires et préfets) à prononcer l'interdiction de la commercialisation de viande certains jours de la semaine. Le cas général fut la décision d'instituer "un jour maigre" par semaine. Certaines villes optèrent pour 2 jours (cas de Nantes à partir d'avril 1917, de Paris entre mai et octobre 1917 puis entre mai et juillet 1918, ou dans toute l'Algérie à partir du 1er juin 1917), voire 3 jours dans certaines localités rurales entre mai 1918 et la fin de la guerre. Des exceptions concernèrent la viande de cheval. En Autriche, le gouvernement institua dès mai 1915 dans tout l'Empire austro-hongrois 2 jours sans viande par semaine. En Allemagne la consommation de viande fut rationnée par carte à 85 grammes par personne par jour en mai 1916 puis à 250 grammes par personne par semaine en août 1916. 

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