jeudi 8 septembre 2016

Lettre du 09.09.1916

Monument à Goethe et Schiller à Weimar, devant le théâtre que Goethe dirigea.


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza (1), le 9 Septembre 1916

Ma Chérie, 

J’ai sous les yeux les lettres des 29/8 et 1° Septbre et à propos de la première me rappelle encore qu’il y avait juste 15 ans (2) le 28/29 Août que j’étais à Weimar à l’anniversaire de Goethe (3) d’où je t’ai écrit ma première carte postale, une carte de couleur verte ... Cela fait donc 15 ans que nous nous connaissons ! Je suis réellement soulagé de savoir la petite Alice (4) en voie de guérison - j’espère que dans la prochaine tu m’annonceras qu’elle est complètement rétablie. Je suis content aussi que Mme Penhoat soit encore avec toi pour te changer un peu les idées noires qui, dirait-on, deviennent de plus en plus noires. Ce que tu me dis au sujet d’Hélène (5) m’étonne un peu, car si elle avait voulu rompre pour des raisons patriotiques, elle n’aurait pas attendu jusqu’ici. Mais d’un autre côté, il m’est très agréable de la savoir à côté de toi, car elle est sûre et fidèle.
Je note que tu as fait passer par l’entremise de Me Bonamy la lettre destinée à Me Palvadeau, ce qui est peut-être une bonne idée, bien que je présume le vieux Me Bonamy également en vacances. Le mieux sera évidemment d’aller encore une fois à Nantes en Octobre pour voir clair et de rendre visite alors au Procureur de la République et/ou au Président du Tribunal. D’où as-tu donc conclu que le bureau du Pavé des Chartrons (6) est fermé ? Parce que les persiennes étaient fermées ?? 
Je te retourne ci-joint les 2 copies et comprends que de son côté Mr. Penhoat a déjà fait ou fait faire une démarche analogue qui, à mon avis, suffirait à elle seule pour amener la dissolution de la Société en cas de perte de 1/4 du capital. Depuis mon départ de Taza je n’ai plus eu d’autres nouvelles de Penhoat ni aucune réponse à ma dernière lettre datant du 21 Août. 
Le temps ici continue à être chaud mais avec des nuits froides et, assez souvent, un vent très violent. Il y a quelques jours, nous avons enterré un de nos sergents, un brave homme et un homme brave. Il était même un de nos meilleurs sous-officiers vis à vis des hommes et comme je le connaissais et estimais personnellement, sa mort m’a très affecté. Cette triste caisse en bois de sapin et ces pauvres couronnes tressées avec la verdure du pays ne sont point faites pour relever le moral d’un poilu du Maroc.
La construction du poste se poursuit activement, mais personne ne parle encore de départ. Je crois qu’en revenant dans mes foyers, je pourrai me construire une maison tout seul, avec ma femme et mes gosses comme aide.
Les nouvelles de la guerre européenne sont assez favorables, même en dehors de celles venant de Roumanie (7). L’occupation d’une demi-douzaine de villages dans la Somme (8) a certainement autant d’importance - militairement - que l’occupation de Kronstadt et Hermannstadt (9). Mais si réellement la Bulgarie et la Turquie étaient promptement mises en échec et sortaient ainsi des rangs des Empires du Centre (10), je crois que la guerre proprement dite pourrait encore finir cette année. Car l’Autriche se battant avec la Russie (11), l’Italie et la Roumanie à la fois ne tiendrait probablement plus longtemps.
Tu ne m’as pas du tout dit quelle impression Mme Penhoat t’a faite ; ceci m’intéresse d’autant plus que cette dame ne jouissait pas autrefois de ta sympathie. Et il me semble aussi que Mr. et Mme P. s’entendent beaucoup mieux qu’avant la guerre. Qu’en dis-tu ? (12)
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Taza" : il s'agit plutôt de "Touahar"
2) - "15 ans" : selon cette lettre c'est donc en 1901 que Paul et Marthe se sont rencontrés. Paul décrira dans une lettre ultérieure les circonstances de cette rencontre.
3) - "Goëthe" : Johann Wolfgang von Goëthe, écrivain, poète, philosophe, homme politique... allemand, est né le 28 août 1749 à Francfort et mort le 22 mars 1832 à Weimar. Son anniversaire de naissance est rituellement célébré chaque année en Allemagne. Paul rappelle qu'il a participé à la célébration de 1901.
4) - "Alice" : troisième enfant des Gusdorf, Alice est née en novembre 1913.
5) - "Hélène" : l'employée de maison des Gusdorf.
6) - "le Pavé des Chartrons" : quartier portuaire de Bordeaux où se trouvait le bureau de la Société Leconte tenu par Paul. 
7) - "Roumanie" : ses armées sont enfoncées par les troupes bulgares.
8) - "la Somme" : l'offensive britannico-française sur la Somme fait maintenant lentement reculer les troupes allemandes au prix de pertes effroyables, au total supérieures à celles de "l'enfer de Verdun"
9) - "Kronstadt et Hermannstadt" : situées au cœur de la Roumanie, dénommées respectivement Brasov et Sibiu en roumain, ces deux villes sont nées de forteresses historiques des Chevaliers teutoniques et appartiennent au cordon des sept places fortes - les “Siebenstadt” - dressées pour protéger la Transylvanie des invasions mongoles, tatares puis turques des XIIIe et XIVe siècles. Peuplées de Saxons qui obtinrent au XIXe siècle leur autonomie à l’intérieur du Royaume hongrois et de l’Empire austro-hongrois, ces deux villes très prospères sont originellement germanophones. Mais elles appartenaient à la Transylvanie majoritairement roumanophone qui formait avant la Grande Guerre une enclave hongroise au cœur de la Roumanie. Elles furent occupées par l’armée roumaine dès l’entrée en guerre de la Roumanie aux côtés des Alliés (alliance conclue par le Traité de Bucarest du 27 août 1916). C'est de cette occupation que Paul rend compte comme d'une victoire des Alliés. Mais l’Allemagne intervint très rapidement pour soutenir l’Autriche-Hongrie défaillante et repoussa les Roumains hors de la Transylvanie à la fin octobre 1916. Dès la chute de l’Empire austro-hongrois à l’issue de la Grande Guerre, les Roumains occupèrent la Transylvanie, qui fut reconnue roumaine par les traités de Trianon et de Saint-Germain en 1920.
10) - "Empires du Centre" : on disait aussi "Puissances centrales", par référence à leurs positions entre la France et la Russie, pour désigner les membres de la Triple-Alliance ou "Triplice" formée en 1882 entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie (cette dernière rejoint la Triple-Entente en mai 1915 alors que l'Empire ottoman s'est allié secrètement à l'Allemagne le 2 août 1914 et que la Bulgarie s'accorde avec les Puissances centrales en septembre 1915).

11) - "l'Autriche se battant avec la Russie..." : Paul veut dire "se battant contre...".
12) - "mieux qu'avant la guerre": Paul exprime ici l'espoir que ses mésententes passées avec Marthe disparaîtront, elles aussi. 

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