samedi 20 août 2016

Lettre du 21.08.1916

Document Gallica


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Août 1916

Ma Chérie,

Je reviens encore une fois sur ta lettre du 10 courant ou plutôt sur son passage relatif à l’affaire L. L. & Cie (1). Penhoat, avec lequel je correspond assez régulièrement, me répond à différentes questions que je lui avais posées et sur certaines observations faites dans mes dernières lettres. Je t’ai déjà fait remarquer, et tu pourras encore consulter le contrat à ce sujet, qu’en cas de perte du quart du capital social, chacun des associés peut demander de plein droit la dissolution de la Société. Penhoat estime, non sans raison je crois, que le silence de L. et son obstination à ne pas fournir les comptes ni préciser aucun chiffre, est une preuve que les affaires vont plutôt mal. D’après l’attitude et les procédés de L., vu aussi son incapacité commerciale et son caractère, P. le croit bien capable de nous ruiner sans crier gare et propose donc de nous mettre à l’abri tant que cela est possible en notifiant à L. par lettre recommandée, confirmée par un huissier, de suspendre tout commerce et d’arrêter les comptes dès qu’ils sera parvenu à la perte du quart du capital social, conformément aux clauses de notre contrat. Que faute de lui de se conformer à notre demande, nous le rendons personnellement responsable de toute somme perdue au delà de la proportion d’un quart de notre apport comme stipulé au contrat.
Après mûre réflexion, je partage sa manière de voir bien que j’aie quelques objections ou plutôt observations à faire. Si réellement Leconte avait subi des pertes allant jusqu’à 1/4 du capital ou même plus loin, il n’aurait pas besoin de chercher des moyens de dissoudre la société pour se débarrasser de nous et de moi en particulier. Il n’aurait pas besoin d’un procès, toujours coûteux et quelquefois incertain, car lui seul pouvait demander de plein droit la dissolution en se basant sur les clauses de notre contrat, qu’il connaît trop bien pour ne pas avoir connaissance de cette clause. Naturellement, il y aurait vérification des comptes et il va sans dire que lui-même ayant fourni plus de fonds que chacun de nous (80 000 Frs. après l’augmentation du capital mais non encore entièrement versés) devrait avoir perdu 1/4 de cette somme pour pouvoir demander la dissolution. La perte totale devrait se chiffrer à 50 000 Frs. (20 000 Frs. pour Leconte et 15 000 pour Penhoat et moi chacun) et bien que je connaisse suffisamment L. cette somme me paraît tout de même trop élevée pour les 2 ans de guerre, car les bureaux qui perdaient de l’argent ont été fermés et les frais en général assez réduits dans les autres. Mais d’un autre côté il me vient à l’idée que L. avait indiqué mon avoir à 12 000 Frs. ce qui me donne à penser qu’il tâchera ou qu’il a déjà tâché de justifier des pertes énormes ... ? Tant que Gand, Anvers et Trieste (2) sont inaccessibles pour nous, c.à.d. avant la fin de la guerre, il sera impossible d’arrêter les comptes, mais il serait toujours prudent de prendre les précautions recommandées par Mr. Penhoat. Tu veux bien réfléchir sur ce point et écrire, le cas échéant, à Me Palvadeau le priant de vouloir bien notifier cette résolution à Mr. Leconte et en ajoutant que c’est pour sauvegarder nos intérêts que nous nous voyons forcés de procéder ainsi. Que Mr. Penhoat du reste en fait de même. Tu m’enverras copie de ta lettre à Me Palvadeau, lequel tu pries de t’en accuser réception. 
Je vais écrire dans ce sens à Penhoat lui disant en outre que sa seule demande suffit pour amener la dissolution de la société. Quant aux 300 Frs. par mois, L. devra certainement continuer à te les envoyer à valoir sur notre actif à moins que Me Palvadeau s’en charge. Au pire tu pourrais demander à ce dernier de faire autoriser le Comptoir d’Escompte à vendre les titres encore en dépôt à cette banque et à te verser le montant qui te suffirait pendant quelque temps. Et d’ici là j’espère bien que la guerre prendra fin ; les évènements marchent tout de même bien mieux depuis quelque temps (3)!
Inclus la lettre en question de Mr. Penhoat et le 3° article de l’Humanité (4).
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                                    Paul

P.S. Je t’envoie ci-joint un modèle de la lettre à écrire à Me Palvadeau. Tu peux même demander à Me Lanos s’il n’est pas utile d’en donner aussi copie à Me Bonamy qui est peut-être mieux situé que Me Palvadeau pour faire la sommation à Leconte. Prière d’écrire un mot à Mr. Penhoat pour lui faire connaître le texte du contrat ayant trait à la dissolution, c.à.d. le passage qui est précisément à insérer dans mon projet de lettre à Me P. dont Penhoat aura la copie par mes soins.
Inutile de m’envoyer une chemise ! Les étiquettes de pantalon me suffisent, donc pas de facture !


Notes (François Beautier)
1) - "L.L. et Cie" : Société Lucien Leconte & Compagnie, dont Paul et Penhoat sont les  associés, avec Leconte lui-même.
2) - "Gand, Anvers, Trieste" : voir la lettre du 16 juillet 1916. Ce qu'en dit ici Paul permet de préciser qu'il s'agit non pas d'entreprises partenaires d'affaires de la société Leconte mais de bureaux lui appartenant. 
3) -"depuis quelques temps" : effectivement, la pression de l'Allemagne sur Verdun s'est relâchée du fait de la bataille de la Somme. Les Allemands se retrouvent à Verdun en position défensive, ce qui permet aux Français une offensive victorieuse depuis le 1er août avec la prise de nombreux prisonniers. Par contre, sur la Somme, le grignotage allié ralentit en août et l'Allemagne renforce ses positions en installant des troupes déplacées de Verdun et du saillant d'Ypres.

4) - "Humanité" : voir la lettre du 19 août précédent.

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