dimanche 14 août 2016

Lettre du 15.08.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 15 Août 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux tes lettres des 5 et 7 courant arrivées ensemble hier matin. Il me semble qu’il doit y avoir au moins une lettre qui me manque, car la précédente datait du 31 Juillet et vu la régularité de ta correspondance il me semble que tu n’as pas laissé passer 5 jours sans écrire un mot, surtout que je n’ai reçu aucun accusé de réception de mes lignes par lesquelles je t’avais donné mon appréciation sur ton rapport concernant les affaires de Nantes, lignes qui datent du 22 ou 23 Juillet si je me rappelle bien. J’y avais joint (en retour) la copie de ta lettre à Mes Bonamy et Palvadeau ainsi que copie de la mienne au premier. N’as-tu pas reçu cette lettre-là (1)?
La photo des enfants n’est pas bien : la pose des 2 aînés avec leur fleur à la main et les yeux levés vers le ciel n’est point naturelle, tandis que la petite Alice est tout simplement ravissante. Elle paraît du reste presque aussi grande que Georges et très robuste. 
C’est le jour de l’Assomption aujourd’hui, et nous sommes au repos, tout en suant comme des nègres (2) sous le soleil d’Afrique. Il y a donc trois ans jour pour jour que nous allions aux Sables  (3) chez le marchand de fleurs acheter une plante pour Mme Leconte (4). Voilà de l’argent bien employé ! Et le lendemain Mr. L. pour me témoigner sa confiance disait que si son fils voulait plus tard épouser notre fille, il n’y verrait aucun inconvénient. Il est vrai qu’il avait déjà tenu le même propos à Mr. Penhoat et comme il a 2 fils (5), tous les 2 susceptibles d’être élevés par une gentille petite fille, il n’y a même pas de contradiction dans ces projets d’avenir de la famille et de la maison. Pour ce qui est de cette dernière, il est à remarquer que son plus grand concurrent, la maison G.H. et Cie (6), a été et est probablement encore en proie aux mêmes difficultés, les 5/6 des associée étant allemands ou autrichiens. Tu te rappelleras même qu’on a vérifié tous les livres de Gohsduck (7), (Russe naturalisé Français) parce qu’on l’accusait de faire du trafic avec l’ennemi. Et le “Journal” qui relatait cette affaire mentionnait que G. était chevalier de la Légion d’Honneur. 
Les grands noirs que tu vois à Bordeaux sont sans doute des Soudanais : ils portent comme marque une grande cicatrice à la joue et sont ordinairement d’une haute taille et avec des cheveux frisés. Eux aussi bien que les Sénégalais sont comme des gosses. Lorsqu’il fait du soleil ils te disent en souriant : “Il y a bon” ; lorsqu’il fait frais : “Il y a pas bon, mais il y a bon quand même.” Ils parlent l’arabe et s’entretiennent couramment avec les Marocains, presque aussi bien que les Algériens ou Tunisiens (8).
Est-ce que les Amazones 1906 (9) ne paient plus ? Et les banques (C.N.E.P. et B.P. & P.B.) (10)? Ton projet d’apprendre la sténographie n’est pas difficile à réaliser ni nuisible pour l’avenir. Mais je ne crois pas que dans la période trouble que nous traversons tu puisses trouver quoi que ce soit, car les esprits doivent être surchauffés et l’offre bien plus grande que la demande. Toutefois, comme ce projet dormait en toi depuis ton enfance, je ne vois pas d’autres objections à te faire et souhaite seulement qu’il ne devienne pas un objet de découragement. Pourquoi ce jeune homme de Guben (11) se trouve à la Légion ? Il est comme tous les autres qui “ont leurs raisons”. Quelques-uns, certes, sont venus par curiosité, par goût des aventures, croyant qu’ils pourraient chasser des lions et explorer des forêts vierges. Mais la plupart avaient des raisons plus sérieuses de s’éclipser pour 5 ans (12) ou plus encore ...
J’ai eu l’occasion de lire ces temps-ci un joli roman de Ganghofer (13): “Rachele Scarpa” , un de Anzengruber (14) “Die Forsterbuben” et un de Karl Rosner (15) “Die Silberne Glocke”. Ce dernier livre est d’une rare beauté et, en toute autre circonstance, je te l’aurais procuré pour que tu le lises à ton tour. C’est le mariage d’une jeune fille viennoise avec un raide professeur de Berlin qui l’aime de sa façon, c.à.d. en tuant, en étouffant tout sentiment personnel en elle. Un ménage de bonne volonté mais trop froid pour tenir et durer. Il y a divorce provoqué par “Sopherl” (16), une période de dur labeur pour elle et finalement un 2° mariage avec un vieil ami d’enfance, un Viennois, vivant également à Berlin et qui avait étudié non pour faire son doctorat, mais en amateur sans but précis espérant de trouver plus tard une place où il travaillerait à son goût tout en lui assurant son pain et disposé même de faire des concessions quant au Menu ... Ce livre, très simple dans son style est rempli d’une poésie si fine, et tour à tour gai et mélancolique qu’il m’a produit un rare effet ...
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "cette lettre-là" : elle fut reçue (puisqu'elle a été conservée) mais sans la copie jointe. 
2) - "comme des nègres" : expression banale dans une France colonisatrice.
3) - "aux Sables" : les Sables d'Olonne, station balnéaire touristique vendéenne, au sud de Nantes.
4) - "Mme Leconte" : première mention dans le courrier de guerre de Paul. Il s'agit de la seconde Mme Leconte, après un divorce.
5) - "2 fils" : pour la première fois mentionnés.
6) - "la maison G.H. et Cie" : cette société a été évoquée, pour la même raison concernant ses associés d'origine allemande ou autrichienne, dans la lettre du 22 novembre 1915. L'initiale G. semble correspondre au nom Gohsduck précisé plus loin.
7) - "les livres de Gohsduck" : les livres de compte, vraisemblablement de la société G.H. et Cie. Dite ici concurrente de la Société L. Leconte & Cie, cette entreprise œuvrait donc dans le secteur du courtage maritime. Il ne peut donc pas s'agir de la G.H. Mumm que notre note à la lettre du 22/11/15 supposait correspondre à la "GH et Cie". Il ne semble exister aucune trace aujourd'hui accessible d'une société G.H. et Cie ni d'un Goshduck naturalisé français ou chevalier de la Légion d'honneur. 
8) - "ou Tunisiens" : Paul fait ici des recrues soudanaises un portrait étonnamment conformiste (quant à la banalité de son racisme) d'autant plus incompréhensible que le recrutement et l'embarquement de ces hommes par Dakar évoque très fortement l'esclavagisme (dont Nantes et Bordeaux, furent de grandes capitales : Paul qui connaît ces ports ne peut pas l'ignorer). C'est d'ailleurs à Bordeaux que sont débarqués ces hommes recrutés de force (et/ou par promesses mensongères) sur le territoire du "Soudan français" correspondant aujourd'hui à celui du Mali, alors intégré depuis 1904 (jusqu’en 1920) à la colonie française du Haut Sénégal et Niger. La France, qui avait fait le vide des hommes en état de porter des armes au Sénégal, et qui avait besoin de chair à canon sur les fronts de Verdun et de la Somme (les grandes boucheries de 1916), avait commencé à exploiter les "gisements" de l'intérieur à la fois pour colmater les vides se formant dans les rangs des troupes coloniales envoyées au front en France et pour tarir les forces potentielles de la Grande révolte arabe (en Afrique elle était soutenue par l'Allemagne) qui menaçait l'Afrique noire musulmane (au Soudan britannique, correspondant au Darfour actuel, cette révolte était déjà si développée que le Royaume devait y envoyer des troupes impériales de répression alors qu'il manquait de régiments coloniaux sur la Somme).
9)  - "les Amazones 1906" : emprunt de l'État fédéré d'Amazonie, qui ne paie plus les intérêts que l'État fédéral du Brésil, lui-même en faillite, ne peut verser à sa place malgré les pressions des gouvernements des pays où résident la plupart des souscripteurs, notamment la France. 
10) - "C.N.E.P. et B.P. & P.B." : Comptoir national d'escompte de Paris et Banque de Paris et des Pays-Bas. Depuis mai 1916 la presse annonce que ces deux banques vont verser en partie les dividendes des emprunts de guerre dont elles assurent la gestion pour le compte d'États défaillants. 
11) - "Guben" : ville allemande du Brandebourg, aujourd'hui séparée en deux par la Neisse qui sert de frontière avec la Pologne. 
12) - "5 ans" : durée d'engagement minimal dans la Légion en temps de paix. Paul s'est engagé en temps de guerre et "pour la durée de la guerre".
13) - "Ganghofer" : Ludwig Ganghofer (1855-1920), auteur dramatique bavarois qui travailla surtout pour le Théâtre de Vienne et fonda la Société littéraire de Munich. Entre 1915 et 1917 il fut un correspondant de guerre particulièrement porteur de la propagande militariste allemande (un fait que Paul semble ignorer en 1916 puisqu'il ne le critique pas). Son roman Rachele Scrapa, publié à Berlin et Vienne par Ullstein und Co en 1915 n'est plus aujourd'hui publié qu'à la demande (à l'unité) ou en version téléchargée en allemand, ce qui laisse entendre qu'il n'a plus guère de public. 
14) - "Anzengruber" : Ludwig Anzengruber (1839-1889), dramaturge, romancier et nouvelliste naturaliste et social autrichien aujourd'hui peu lu. L'ouvrage nommé par Paul ("Die Forsterbuden", mot à mot : "Le garde forestier") n'a guère laissé de traces. 
15) - "Karl Rosner" : écrivain, journaliste et juriste autrichien installé à Munich (1873-1951) connu aujourd'hui exclusivement pour son carnet de guerre publié en articles de 1917 à 1918 et, après la Révolution allemande, en un livre qui fut traduit en français et publié chez Plon en 1923 sous le titre "Der Kœnig : au quartier général du Kaiser pendant la Seconde bataille de la Marne". Ce livre devenu célèbre en France n'était pas paru en Allemagne ou Autriche en 1916. Paul parle ici d'un titre qui n'est plus édité "Die Silberne Glocke" et qui n'a semble-t-il jamais été traduit en français (mot à mot : "La cloche d'argent").

16) - "Sopherl" : surnom affectueux des filles prénommées Sophie en Allemagne et en Autriche. Ce surnom fut notamment employé pour Sophie-Charlotte de Wittelsbach (Munich 1847-Paris 1897), duchesse de Bavière puis d'Alençon, sœur cadette d'Élisabeth, la célèbre "Sissi" impératrice d'Autriche. 

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