samedi 6 août 2016

Lettre du 07.08.1916

Ernst-Auguste III de Hanovre en 1915


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 7 Août 1916

Ma Chérie,

Je réponds à tes lettres des 26, 29 et 31 Juillet. Ma réponse à ton rapport t’est sans doute parvenue les premiers jours du mois courant, tu en auras vu que mon attitude dans l’affaire de Nantes n’est tout de même pas aussi passive que tu veux bien le dire : J’ai écrit aussi bien à Me Bonamy qu’à Me Palvadeau (1), mais à moins de réponse précise de l’un ou de l’autre je ne vois point autre chose à faire pour le moment. Si Leconte demandait réellement la dissolution de la Société, - ce que je ne crois pas encore jusqu’à nouvel ordre bien que ce ne soit pas chose impossible - moi ou le séq. devraient être informés de cette demande à temps pour être représentés. Notre réponse serait très simple : Si la maison ressent actuellement des inconvénients par rapport à moi, il est hors de doute que je n’ai rien fait pour les provoquer, bien au contraire et la lettre de félicitations accompagnée d’un télégramme de L. datée du commencement du mois d’Août après annonce de mon engagement sont là pour prouver que L. a applaudi des deux mains à mon geste. Il est en outre hors de doute qu’en fait d’inconvénients j’en ressens davantage que lui : comme je n’ai jamais caché mon état civil et notamment ma nationalité, L. en s’associant avec moi devait connaître le risque qu’il courait le cas échéant. Le tribunal devrait donc décider le cas échéant qu’il n’y a pas lieu de prononcer la dissolution qui, au besoin, pourrait être arrangée d’une façon amiable. Au surplus comme notre contrat prévoit la dissolution de plein droit en cas de perte de 1/4 du capital, ce cas pourrait se présenter et si réellement les affaires vont si mal comme le dit L. nous serions bientôt arrivés à ce point. Mais là encore il y aurait lieu de procéder à une vérification minutieuse des livres pour voir réellement où en sont nos affaires, et comme l’actif des succursales de Gand, Anvers et Trieste ne peut être constaté pour le moment, il faudra attendre nécessairement que les relations avec ces ports soient rétablies. Enfin, ma véritable situation dans la maison ressortirait clairement et si, comme le soutient Leconte, les 300,- Frs par mois étaient portée en diminution de mon compte, je ne pourrais plus participer aux pertes de la maison. Cette dernière thèse est diamétralement opposée à l’avis de Me Lanos qui t’a affirmé le contraire, ainsi que je l’ai fait ressortir dans ma lettre à Me Palvadeau dont tu possèdes copie. Cet avoué (2) du reste, qui t’a dit qu’il est pour et non contre la sauvegarde de nos intérêts, a fait bien peu jusqu’ici qui confirme ses mots ! Il serait certes préférable que le Tribunal de Nantes se dessaisisse de notre affaire au profit de celui de Bordeaux, mais l’avocat ne t’a-t-il pas dit ce qu’il faut faire pour l’amener à un tel acte ? Mes Bonamy (3), Palvadeau et Lanos ne t’ont-ils donné, l’un ou l’autre, aucun tuyau à ce sujet ? 
Leconte, “débarrassé” de ses deux collaborateurs (4), serait dans une situation assez pénible, crois-moi, et sois persuadée que lui-même en est convaincu, malgré son aveuglement sur sa propre valeur !
La tournure que prend les choses avec l’attitude du peuple allemand (5) en général et celle de l’armée allemande dans les départements envahis en particulier me suggère souvent l’idée qu’il ne sera peut-être pas bon de rester en France après la guerre, aussi pénible que soit pour nous un changement de domicile, surtout par rapport aux enfants. Je ne veux cependant point prendre une résolution fixe à ce sujet, une fois parce que pour juger la situation à ce sujet il faut attendre la fin de la guerre et d’autre part parce que je sais que tu tiendras aussi à avoir voix au chapitre lorsque cette question sera à trancher. Nous en déciderons donc verbalement en temps opportun et d’ici là, pour ce qui concerne la défense de nos intérêts, tu continueras à t’en charger. Tu es bien au courant et peux prendre toute résolution urgente sans me consulter, vu la lenteur des communications.
Les attendus du jugement de Nantes sont certes peu approfondis, comme tu le trouves à juste raison. Non seulement sur le ou les points que tu soulignes, mais encore sur un autre qui semble être compris en ma faveur. Oui, si le Gouvernement allemand voulait correspondre avec et payer tous ses nationaux en pays étranger, il lui faudrait des milliers d’employés rien que pour ce travail et des crédits monstrueux pour faire face à ces paiements. Mais cette idée que tout Allemand est à son poste à l’étranger par ordre du gouvernement est tellement répandue depuis la Guerre qu’il était tout naturel que la Ligue anti-allemande (6) s’en empare dans une forme appropriée à sa mentalité. Si ces gens savaient seulement le peu d’empressement que les autorités allemandes ont toujours eu pour leurs nationaux et que le contact avec elles était tel que les dits nationaux, s’il y avait seulement la moindre possibilité, l’évitaient soigneusement.
L’histoire du Duc de Cumberland (7), si elle est véridique, ne serait qu’une punition - un peu dure il est vrai - pour le vieux Duc qui perdrait son deuxième et dernier fils d’une façon encore plus tragique que l’aîné tué dans un accident d’automobile alors qu’il se rendait à un mariage à Copenhague. L’attitude du vieil Ernest avait quelque chose de grand avant la réconciliation avec Guillaume II et il est à supposer qu’il s’appuyait fortement sur ses parents, la famille royale anglaise, lorsque pendant près de 30 ans il refusait la succession de Brunswick sans le royaume de Hanovre. Malgré qu’il soit le gendre du Kaiser, Ernest-Auguste aurait donc dû rester au moins chez lui, car les liens de sa famille - comme cela ressort déjà de son titre “Cumberland” - avec l’Angleterre sont bien plus vieux que ceux avec les Hohenzollern. Comme il était jeune, trop jeune pour un officier supérieur, il aurait pu prétexter cette jeunesse ou du moins aller ostensiblement sur le front russe ou serbe. Mais les têtes couronnées ne sont considérées en Allemagne que comme soldats et je crois que c’est poussé par ce préjugé que le jeune homme est allé, peut-être contre sa conviction intime, mais de toutes façons contre celle de son père, cueillir quelques lauriers en apparence faciles sur le front français ou anglais. L’histoire de la folie me semble toutefois invraisemblable parce qu’en Allemagne on aurait trouvé moyen de la cacher ...
Je suis content que la visite de Mme Penhoat se réalise quand même et te procurera quelque divertissement. Ne ferais-tu pas bien d’en prévenir le Commissaire pour éviter toute histoire pouvant être provoquée par un voisin par trop circonspect (8)? Tu fais aussi bien de promener les enfants de temps à autre à la campagne, ne fût-ce que pour leur procurer en même temps qu’à toi un peu de distraction et l’ai pur de la campagne.
Je te remercie d’avance du prompt envoi du colis ; si tu n’as pas de facture il suffira de m’envoyer les étiquettes pour pouvoir prouver à l’occasion qu’il s’agit d’effets personnels et non règlementaires. Mais ne me confectionne pas un maillot de laine cette année : si j’en avais besoin, je peux en acheter ici d’occasion à très bon compte. Il est même probable que la Compagnie nous en fournira.
Inutile de te dire que le travail de bureau que je fais ici - comme tout celui qui se présente dans une administration militaire - n’est point compliqué et n’exige aucune mise en batterie de l’intelligence ou de l’esprit. Mais je travaille néanmoins avec plus de goût qu’en maniant la pioche ou la pelle, voire la brouette, et je me salis moins. C’est pour cela du reste que je t’ai demandé les pantalons blancs, car le Corps ne nous en fournit qu’un seul. J’espère que tu ne m’as pas expédié une de mes chemises blanches comme la dernière fois, car avec le sirocco elles ne tiennent pas plus de 2 jours et il faut les laver. Encore faut-il être expert dans cet art pour lui donner dans l’eau froide la blancheur immaculée primitive. D’après toute vraisemblance, nous allons repartir aujourd’hui en 8, c.à.d. le 14 Août, pour, paraît-il, construire un Blockhaus pas trop loin de Bab Merzouka (9), soit à une vingtaine de km d’ici ; je t’aviserai en cas de départ pour que tu ne te fasses pas de mauvais sang au sujet de la correspondance diminuée.
Pourquoi ne te fais-tu pas photographier avec les enfants, puisque tu sais que ta photo me fera autant de plaisir que celle des gosses. Je n’en possède qu’une de Janvier 1914 sur la carte avec Georges et Suzette.
Embrasse les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.


                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Me Palvadeau" : pour la première fois, enfin, Paul précise le titre de ce juriste ("Maître"), un avocat qui le représente à Nantes dans sa demande de levée du séquestre (donc en soutien ou relais de Me Bonamy) et, aussi, dans ses réclamations auprès de la société Leconte qui ne lui paie pas sa part de bénéfices et cherche apparemment à s'emparer de sa part de capital.
2) - "cet avoué" : il s'agit vraisemblablement de Me Lanos, qui est à Bordeaux où il représente Paul et Me Palvadeau.
3) - "Bonamy" : le premier avocat engagé par Paul à Nantes en décembre 1914 pour obtenir la levée du séquestre. Paul a plusieurs fois manifesté à Marthe son mécontentement du peu d'implication de cet avocat qu'il conserve pourtant. 
4) - "deux collaborateurs" : Paul et Penhoat, les deux autres associés de la Société Leconte & Cie.
5) - "attitude du peuple allemand" : à l’été 1916 l'Allemagne, arrêtée à Verdun, bloquée sur Ypres, affamée et malade (par malnutrition résultant des réquisitions de guerre et du blocus), hésite entre deux politiques : celle d'une recherche de paix négociée (par le chancelier Bethman Hollweg, qui se présente comme vainqueur) que les Alliés rejettent comme un bluff tactique, et celle du jusqu’au-boutisme nationaliste du chef d'état-major Hindenburg qui semble prêt à enrôler toute la population du Reich. Paul fait aussi une allusion au rumeurs de massacres de civils, et aux probables exécutions de "francs-tireurs" et autres espions, ainsi qu'aux délits habituels de toutes les troupes - ici allemandes - dans la zone du front et les régions occupées (violences, viols, pillages... ). Ces rumeurs et ces affaires réelles furent rapportées en France en 1916 dans une multitude d'articles, de brochures (dont, par exemple, deux très célèbres du Professeur d'Histoire Pierre Bédier, illustrées de gravures, intitulées "Les crimes allemands d'après des témoignages allemands", et "Comment l'Allemagne essaye de justifier ses crimes", publiés à Paris chez Armand Colin en 1915 puis rééditées revues et augmentées en 1916) et de livres, tous le plus souvent agrémentés de gravures et/ou de photographies plus ou moins visiblement truquées, ainsi que par plusieurs grandes expositions, afin de fouetter - par un bourrage de crâne méthodique - le patriotisme des Français tant au front qu'à l'arrière. Il est très probable que Paul avait connaissance de ces articles et ouvrages largement diffusés. Il se peut aussi qu'il ait lu dans la presse certains des procès verbaux rendus publics de la "Commission d'enquête instituée par la République française par décret du 23 septembre 1914 en vue de constater les actes commis par l'ennemi en violation du droit des gens". Très lucidement, Paul en conclut que son avenir en France serait compromis par le risque d'être amalgamé par les Français à un peuple allemand désormais tout entier accusé d'inhumanité. Il se garde cependant de s'engager auprès de Marthe à chercher un nouveau pays d'accueil. 
6) - "Ligue anti-allemande" : déjà citée dans une note à propos de l'affaire Kornfeld (lettre du 16 juillet 1916), cette "Ligue antiallemande" (selon la graphie de l'époque) est ici pour la première fois mentionnée par Paul qui, pourtant, la connaissait (elle éditait un bulletin où il aurait été désigné comme espion ; il y lisait les informations concernant les séquestres et naturalisations des étrangers "ressortissants ennemis") mais de laquelle il ne voulait peut-être pas se faire l'écho dans son courrier destiné à Marthe, pour ne pas l'effrayer davantage. Cette ligue était alors une puissante officine de démolition systématique de l'image de l'Allemagne, accusée de comploter dans le monde entier pour y imposer sa sauvage dictature, tant militaire que politique et économique (surtout économique, car elle recrutait essentiellement parmi les petits chefs d'entreprises français inquiets de ne plus retrouver après-guerre leur marché national : son bulletin était présenté comme "Organe de défense des intérêts économiques français et coloniaux"). Cette ligue aurait été fondée sous ce nom et dans ce but par des armateurs français à Bordeaux en juillet 1871 afin de contrer une prétendue invasion d'agents allemands - certains se présentant comme Alsaciens-Lorrains - venus s'installer en France à l'occasion de sa défaite militaire pour évincer les entrepreneurs français du marché national et colonial. Il semble aussi que les fondateurs aient été des républicains particulièrement hostiles au traité de Francfort de mai 1871 (de là la neutralité à l'égard de la Ligue du journal originellement républicain libéral La Petite Gironde, que lisait assidument Paul) mais que dès 1877 elle devint explicitement antirépublicaine, anti-ottomane (ce qui permettait opportunément à ses membres de s'en prendre aux commerçants arméniens !), antilibérale, antisémite et promilitariste à outrance. Tombée dans l'oubli elle se reforma en antennes régionales dès le début de l'année 1914 puis prit de l'ampleur avec le début de la guerre, formant un réseau parfois dénommé "Ligue nationale antigermanique". Son slogan le plus célèbre "Pas de produits austro-allemands ; pas de personnels austro-allemands !" et l'absence de véritable idéologue parmi ses dirigeants attestent le caractère avant tout corporatiste de cette organisation de petits commerçants et entrepreneurs. 
7) - "Duc de Cumberland" : Paul, en bon anglophile antigermanique, et en fier enfant du duché de Brunswick, porte une certaine admiration à la famille du Duc de Cumberland dont il a déjà parlé dans ses lettres des 20 janvier 1915 et 30 avril 1916. Ce qu'il dit de la succession du Royaume de Hanovre et du décès du fils aîné du vieux Duc est vrai (en effet, Georges de Hanovre, né en 1880 de l'union de Ernest-August II de Hanovre et de la princesse Thyra du Danemark, est décédé d'un accident d'automobile en mai 1912). Mais ce que rapporte la presse quant à une mort prématurée du second fils est faux et participe de la "guerre de propagande". En effet, Christian de Hanovre, né en 1885, est mort d'une péritonite en 1901, et le troisième fils du Duc, Ernest-August III de Hanovre, né en 1887, époux en 1913 de Victoria-Louise de Prusse (seule fille du Kaiser Guillaume II), monté sur le trône du Brunswick à la suite de ce mariage, nommé à moins de 30 ans général de division de l'Armée prussienne au début de la guerre, n'est pas mort fou sur le front en France en 1916 mais dans son lit, près de Hanovre, en 1953, longtemps après avoir abdiqué sous l'effet de la Révolution allemande en 1918. 
8) - "voisin circonspect" : Paul ne se révèle pas ici particulièrement paranoïaque en craignant que l'installation chez Marthe, pour quelques jours, de Mme Penhoat et de sa petite famille, ne déclenche la dénonciation d'un voisin supposant qu'il s'agirait d'une réunion de comploteurs antifrançais. La délation de supposés espions allemands, la surveillance zélée et bénévole des étrangers "ressortissants ennemis", la calomnie à leur encontre, sont alors un sport national en France, sur lequel l'Histoire préfère habituellement se taire mais que la lecture de l'abondante et prospère presse nationaliste de l'époque restitue dans toute sa fétide ampleur. On comprend ainsi mieux que Paul conseille à Marthe l'air pur de la campagne...
9) - "Bab Merzouka" : poste à l'ouest-sud-ouest de Taza, en direction de Fès, mais plus près de Taza que le dit Paul (à une douzaine de km. à vol d'oiseau soit à une vingtaine de km par le chemin montagnard tortueux). 

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