mardi 2 août 2016

Lettre du 03.08.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 3 Août 1916
Ma Chérie,

Voici 2 ans exactement (1) depuis la déclaration de la guerre par l’Allemagne. Qui aurait cru alors qu’aujourd’hui on se trouverait encore en pleine campagne ? Je comptais bien au début de mon engagement que j’irais voir le Maroc, mais je ne me figurais point que j’y aurais un jour droit à la Médaille Coloniale, Agrafe Maroc, pour laquelle il faut un an au moins de séjour dans le Maroc en guerre (2). Il est réconfortant d’un autre côté que les journaux ne parlent pas encore d’une nouvelle campagne d’hiver, alors que l’année dernière à pareille époque, tout le monde s’y préparait depuis assez longtemps. Si du moins la décision tombait cet automne de façon que le mot “Paix” soit prononcé d’une façon moins timide ! L’offensive dans la Somme n’est décidément pas encore arrêtée, et il reste donc quelque espoir que le sol de France sera libéré d’ici fin d’année. Avant ce fait, il ne saura naturellement pas être question de la paix, ne fût-ce que par égard à l’opinion publique dans chacun des pays engagés (3).
J’ai lu dans le Journal un article sur la brochure du Dr Rosemeyer (4) “Réveille-toi Allemagne”. Des exhortations et explications de ce genre n’ont certainement pas une suite immédiate, mais plus tard le peuple se rappellera sans doute qu’on lui a dit de différents côtés la vérité et qu’alors le gouvernement s’est appliqué à supprimer les lignes et journaux qui racontaient les choses telles quelles. Tu ne m’as jamais accusé réception d’une feuille du journal “L’oeuvre” (5) que je t’ai envoyée un des premiers jours de mon retour à Taza.
A la Compagnie il y a pas mal de choses changées depuis la dernière colonne. La nourriture a été bien améliorée : Nous avons maintenant presque tous les jours deux quarts de vin ; à midi journellement un plat de bonne salade (concombres, tomates, pommes de terre ou haricots) en dehors de la soupe, viande et légumes. On nous donne également très souvent des oeufs qu’on peut acheter à 7,50 Frs le cent et deux fois par semaine nous avons du dessert, sans compter des hors-d’oeuvre le dimanche. L’ancien taux de 3 quarts de café par jour est également rétabli de sorte qu’il n’y a pas à se plaindre sous ce rapport. On nous a commandé même l’autre jour des jeux de boules et de quilles et on parle maintenant de la prochaine installation de lavabos. Au point de vue de la nourriture nous sommes, je crois, bien mieux que les soldats allemands même en temps de paix, et sans être à Bel Abbès (6). Les fruits commencent à devenir abordables ici : On peut acheter pour 20 sous un beau melon ou une belle pastèque, fruit qui ressemble beaucoup au melon, mais qui est peut-être encore un peu plus savoureux. Les figues fraîches - qui après avoir été 10 mn dans l’eau fraîche sont délicieuses - coûtent 8 à 10 sous le kilo, les tomates grosses comme une tête d’enfant 8 à 10 sous le kilo. Les raisins et les grenades vont venir bientôt ; il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de raisins autour de Taza, alors que chez les Kras Kras (7) où nous étions au mois de Mai il y avait pas mal de vignes ...
J’ai sorti hier quelques lettres de Suzanne datant de l’année dernière pour les comparer à celle reçue tout récemment. J’ai constaté que l’écriture s’est grandement améliorée et est devenue surtout plus légère, c.à.d. plus facile. Je pense qu’Alice parle maintenant à peu près comme Georges lorsqu’il était à Bayonne ? Ce qui m’étonne un peu c’est que ledit Georges ne se montre pas jaloux des progrès de sa soeur aînée notamment en ce qui concerne la rédaction et la lecture des lettres à ou de son papa.
Le prix de 165 Frs. que tu m’indique pour le Glasgow (8) est tout simplement fabuleux. Sais-tu que j’ai pu vendre ce même charbon en temps de baisse à Frs. 23,-/24,- la tonne au détail ? Ces jours-ci j’ai fait venir pour un copain une paire de lunettes et des lorgnons de chez Larghi de la rue Ste Catherine (9). Les lorgnons coûtant autrefois 2 Frs 50 sont facturés 6,- et les lunettes 8,-, les dernières du même modèle que les miennes que tu m’as adressées. Où va-t-on arriver avec cela ?
Sais-tu qu’avec un simple bistro on pourrait gagner facilement 100,- Frs. net par jour ? Il y a une cantine à côté de notre camp, ouverte depuis quelques jours et qui vend le vin à 1 fr 50 le litre. Elle doit gagner de l’or mais sera bientôt consignée car il y a malheureusement trop de braves gens qui en abusent. Mais au fait, beaucoup de grosses fortunes ont été ramassées de cette manière au Maroc par des gens qui ont commencé comme marchand de vin ou restaurateurs dans le bled (10) et qui aujourd’hui sont des négociants notables à Oran, Alger, (11)  etc.
Mes meilleurs baisers.

                                                  Paul



Notes (François Beautier)
1) - "exactement" : effectivement, à 18 heures...
2) - "séjour dans le Maroc en guerre" : cette condition étant aisément remplie, la "médaille coloniale agrafe Maroc" était dite "à 5 sous", c'est-à-dire sans valeur.
3) - "pays engagés" : la tournure "guerre des peuples" prise par la Grande Guerre devenue "guerre totale" fait que les opinions nationales (hormis les rares militants pacifistes) assimilaient chacune toute négociation de paix à une trahison de leur propre gouvernement et à une capitulation devant les nations ennemies. Cet engagement des opinions publiques obligea peut-être le gouvernement allemand à refuser d'envisager toute évacuation des territoires étrangers que ses armées occupaient, alors même que poussé par la perspective d'un effondrement économique et social de sa nation, il proposa (mais en vainqueur) une paix aux Alliés en décembre 1916 (ceux-ci la refusèrent le 30 en la considérant comme arme de guerre allemande servant à semer entre-eux la discorde, à rassurer les USA et les autres pays neutres susceptibles d'entrer en guerre contre le Reich, et enfin à provoquer un sursaut nationaliste dans l'armée impériale). 
4) - "Docteur Rosemeyer" : le slogan "Deutschland erwache !" (ou "Erwache Deutschland !") largement repris en Allemagne pendant la Grande Guerre devint plus tard celui des Nazis. Entre 1914 et 1918 d'autres slogans célèbres furent composés sur ce même modèle : "France Réveille-toi !", "Amérique Réveille-toi !", "Peuple de Vienne Réveille-toi !", etc. avec des variantes comme "Allemagne, éveille-toi !" (sous-titre du "J'accuse, par un Allemand" dont Paul avait apprécié la lecture en juillet 1915). Toutefois, le "Docteur Rosemayer" auteur d'une brochure titrée "Réveille-toi, Allemagne !", dont Paul signale ici l'existence, n'a pas laissé de trace aujourd'hui identifiable. 
5) - "L'Œuvre" : fondé en 1904, devenu quotidien en 1915, ce journal radical socialiste ouvert aux idées pacifistes publia en feuilleton à partir du 3 août 1916 (date du courrier de Paul) le roman "Le Feu" de Henri Barbusse, sous-titré "Journal d'une escouade". Il était assez provocateur de la part de Paul de se montrer lecteur attentif de ce journal mal considéré par les censeurs civils et militaires, qu'il provoquait d'ailleurs par son célèbre slogan : "Les imbéciles ne lisent pas L'Œuvre !" 
6) - "Bel Abbès" : en fait Sidi Bel Abbès, ville algérienne, siège principal de la Légion et à ce titre camp militaire mieux doté et organisé que les casernements du "bled" (la campagne) tel celui de Taza au Maroc oriental.
7) - "les Kra Kra" : la tribu berbère des Beni Krakra, alors rebelle au protectorat français, avait précédemment largement refusé l'arabisation en conservant sa langue originelle (le tamazight), et même en partie l'islamisation, en conservant des mœurs antérieures, animistes, juives et chrétiennes, telle la pratique de la viticulture, à peine déguisée en production de raisin de table. 
8) - "Glasgow" : ce nom désigne ici non pas la première ville de l'Écosse mais une qualité de charbon reconnue sur les marchés mondiaux. Paul parle des cours de ce combustible, qui "flambent" du fait de la demande des industries d'armement et des pertes liées aux difficultés de production et de transport en temps de guerre.
9) - "Rue Sainte-Catherine" : rue très commerçante de Bordeaux, de plus d'un kilomètre de long, considérée par beaucoup de Bordelais comme "la plus longue d'Europe". La boutique du lunetier Larghi était établie au 5 de cette rue.
10) - "le bled" : la campagne
11) - "Oran, Alger" : ces deux villes algériennes étaient considérées comme les "phares" de la colonisation française de l'Afrique du Nord.



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