vendredi 29 juillet 2016

Lettre du 30.07.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 30 Juillet 1916

Ma Chérie, 
J’ai tes lignes des 18 et 21 courant, et, suivant ton conseil, écris par ce même courrier à Mr. Palvadeau (1); ci-joint copie de ma lettre. Je me suis basé sur les communications relatives à la lettre que Penhoat (2) a écrite au même avocat bien que P. ne m’en ait rien dit encore. Dans sa dernière lettre (du 10 Juillet) il me dit qu’il attend avec beaucoup d’intérêt les nouvelles au sujet de ton voyage à Nantes. Je lui ai répondu hier soir en lui donnant quelques détails. Me Bonamy (3) doit avoir l’habitude de tous les vieux messieurs de laisser traîner les affaires, d’autant plus que ce n’est que par suite de la guerre qu’il a repris possession de son étude. Quant à Mme Robin (4), je te recommanderai de ne plus pousser les choses plus loin : Qu’elle se débrouille, car comme Me Lanos te l’a dit, il y aura peut-être une loi ou un décret accordant une réduction des loyers pour les mobilisés. 
Le régiment de Penhoat étant relevé par les Anglais dans son secteur d’Ypres (5), se retrouve maintenant dans les environs de Noyons-Compiègne (6), c.à.d. sur le point du front qui est le plus rapproché de Paris. Je crois t’avoir déjà écrit que P. caresse l’espoir d’avoir une nouvelle permission pour aller en Bretagne où il a quelques affaires de famille à régler. Puisque Mme Penhoat s’y trouve également en ce moment, ils vont très probablement se rencontrer là-bas.
En ce qui concerne la mentalité de Leconte, tu connais son optimisme habituel : il voit tout en rose lorsqu’il commence quelque chose et son travail est plutôt passif, c.à.d. au lieu de s’efforcer d’atteindre son but, il travaille à aplanir la route de telle façon que le but vienne à lui. Mais il est réellement naïf de se présenter (7) que je vais laisser tout en plan ou bien que je le désigne comme héritier de mes intérêts ! La chose n’est tout de même pas aussi simple que cela et je ne crains pas grand’chose de ce côté-là. Rappelle-toi du reste qu’un an avant la guerre encore Leconte nous proposait de nouveau le système des volontaires allemands à outrance (8) et c’était moi en particulier qui étais opposé à ce projet. Naturellement toutes ces lettres et les copies de mes réponses se trouvent au Bureau de Bordeaux, mais Penhoat aussi en possède un exemplaire et si réellement L. avait l’intention de crier au scandale, il serait assez facile de lui boucher le bec. Et me mettre sans façon à la porte du bureau dont je participe aux frais n’est pas si facile non plus. Si réellement l’affaire était transférée à Bordeaux, Mr. Wool. (9) te présenterait à un avoué dans le cas probable où Me Lanos comme représentant de Mr. Palvadeau ne pouvait pas accepter un mandat que tu lui offrirais tout d’abord naturellement. Je ne vois pas bien, à bien réfléchir, ce que le séq. a à voir devant le Tribunal. Son rôle, à mon avis, se borne à administrer ou surveiller les biens dont il a la charge de sorte que peut-être Me Lanos pouvait quand même nous représenter officiellement.
Mr. Plantain (10) est donc quand même revenu, ce qui doit avoir quelque peu rassuré ton pessimisme sur les bons amis sur lesquels on peut compter. D’autre part, si tu avais besoin de références au Tribunal ou ailleurs, tu pourrais encore en dehors de Mr. Woolougham indiquer Mr. Th. Colombier, Courtier maritime, 1 rue Esprit des Lois ; Mr. Lagache, Administrateur délégué de la Société Chimique de Bordeaux, 30 rue des Amandiers ; F. Fourgous, 13 Cours de Tournon, Bordeaux ; Mr Capuron, Directeur de l’Union Gazière du Sud-Ouest, 52 Rue St Rémy à Bordeaux, qui tous, j’en suis sûr, ne me refuseront pas leur assistance.
J’ai lu avec intérêt tes nouvelles au sujet de l’incendie. Sais-tu à qui appartenait ce dépôt ? Le terrain de Mr. Gimeaux (11) était situé tout près du nouveau Bassin à Flot (12). Ne s’agirait-il pas de silos construits pour recevoir et entreposer des grains etc. dans les Docks ?
Dans quel hôtel es-tu descendue à Nantes ? Et quelle est l’adresse exacte du nouveau bureau de L. (13)? Nantes n’a jamais été une “base” anglaise, mais un port de réception de certaines marchandises destinées aux troupes anglaises. Les bases sont surtout Le Havre, Rouen, Boulogne, Calais et Dieppe. Tu constateras que les Anglais persistent dans leur offensive dans la Somme (14), qu’ils y ont même bien avancé (toutes proportions gardées). Personnellement, je reste persuadé que c’est eux qui vont amener la chute de l’Allemagne (15) et s’ils devaient y travailler encore un an ou deux.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                    Paul



Notes (François Beautier)
1) - "Mr. Palvadeau" : selon ce qu'en dit Paul plus loin il s'agirait d'un avocat de Nantes qui se faisait représenter à Bordeaux par Me Lanos, l'un des deux avocats de Paul dans ses affaires de levée de séquestre et de non-versement des bénéfices par Leconte.
2) - "Penhoat" : troisième associé de la société L. Leconte & Cie dont Paul est le deuxième.
3) - "Me Bonamy" : avocat de Paul à Nantes (il semble, au simple fait qu'il en ré-écrive le nom complet, que Paul lui refasse confiance).
4) - "Mme Robin" : logeuse de la famille Gusdorf à Bordeaux, à laquelle Marthe souhaite payer son loyer alors que Paul cherche à l'en dissuader en se référant ici non plus au moratoire de 3 mois institué par les décrets des 14 août et 27 septembre 1914 ("sursis" pour les "petits loyers" reconduit par décret tous les 90 jours) mais à la rumeur rapportée par Me Lanos (avocat recruté par Paul pour remplacer le précédent, alors jugé défaillant) annonçant une possible réduction générale des loyers pour les mobilisés. Au contraire, face à la paupérisation dramatique de nombreux propriétaires ne recouvrant plus leurs loyers, il était question au Parlement en 1916 (en fait depuis la reconduction de 90 jours réputée "la dernière" en décembre 1915) d'obliger les locataires à payer sans délai l'intégralité de leurs charges locatives et de permettre aux propriétaires de contester le sursis à payer le loyer "s'ils peuvent fournir la preuve que leur locataire est en état de payer". Rien ne fut cependant décidé avant la fin de la guerre en 1918 et tout redevint "normal" ensuite, à l'exception de l'attribution aux "petits propriétaires" d'une indemnisation pour perte de revenus.
5) - "Ypres" : enjeu allemand raté de la "Course à la Mer" de 1914, la ville belge d'Ypres, en Flandre, fut une seconde fois attaquée par l'Allemagne en avril-mai 1915, qui ne parvint pas à la prendre, malgré le premier emploi de gaz de combat, du fait de la résistance des Britanniques, Belges et Français (les Alliés y perdirent environ 150 000 hommes). Au printemps 1916, les troupes françaises se regroupant sur Verdun, l'Empire britannique prit en charge le secteur d'Ypres, accumula des troupes anglaises, écossaises, galloises, irlandaises, australiennes, canadiennes et néo-zélandaises puis mit en marche une opération visant à déloger les Allemands des hauteurs situées à l'est d'Ypres. L'assaut fut préparé le 7 juin par l'explosion d'une vingtaine de mines anglaises de plusieurs dizaines de tonnes d'explosif chacune (les explosions furent perçues jusqu'à Londres). L'infanterie enfonça ensuite les lignes allemandes et la ville d'Ypres fut ainsi mise hors de portée des Allemands. Penhoat, qui s'était engagé en mai 1915, avait été employé comme fourrier sur les lignes arrières du front en Flandre belge, puis en troisième ligne dans un mess d'officiers. Sa lettre à Paul datant du 10 juillet on peut penser qu'il partit avec les derniers régiments se portant à la défense soit de Paris, directement menacé au cas où l'Allemagne prendrait le contrôle de la vallée de l'Oise (ce fut le cas de son régiment puisqu'il se retrouva dans le secteur de Noyons - Compiègne, les deux verrous de cette vallée), soit de Verdun alors en plein enfer. 
6) - "Noyons - Compiègne" : clés de contrôle de la vallée de l'Oise (donc de Paris). À l'été 1916, le front se situe au sud de Noyons (ville occupée par les Allemands depuis août 1914 jusqu'en mars 1917 puis détruite par les combats de mars-avril puis août 1918) et au nord de Compiègne (qui contrôle aussi le débouché de la vallée de l'Aisne, et qui demeurera pendant toute la guerre une ville-garnison, une ville-hôpital et en 1917 une ville-quartier général, très proche du front). 
7) - "de se présenter" : de s'imaginer, de croire...
8) - "système des volontaires allemands à outrance" : allusion à la bataille de Leipzig d'octobre 1813 qui vit la défaite de Napoléon face à une nouvelle coalition renforcée par la désertion et la trahison des supplétifs saxons et wurtembergeois de la Grande Armée (encouragés par la Prusse) et par l'enrôlement massif dans les corps francs prussiens de civils volontaires qui, après avoir accueilli Napoléon en libérateur, le voyaient dorénavant, puisqu'affaibli par son recul face à la Russie, comme un ennemi national à abattre. Cette allusion ne pouvait, en 1916, avoir de sens que pour Paul et Marthe, très imprégnés de leur culture allemande. Elle permettait vraisemblablement à Paul de rappeler à Marthe (devenue de fait son avocate) que Leconte n'était pas le dirigeant loyal et droit pour lequel il voulait se faire passer aux dépens des Gusdorf : Paul s'était plusieurs fois opposé au projet proposé par Leconte de démarcher en catimini des clients liés par contrat à d'autres sociétés de courtage, ce qui constituait à l'époque et dans ce milieu particulier une trahison des usages garantissant la paix des marchés (Paul s'était déjà plusieurs fois positionné, dans son courrier de guerre, comme un adepte du capitalisme régulé plutôt que "sauvage"). En somme il s'agissait de rappeler la duplicité et la perversité de Leconte, implicitement accusé par Paul de vouloir trahir son associé en profitant de ses difficultés temporaires (séquestre, incorporation au loin, avocats peu actifs...).
9) - "Mr. Wool." : Mr. Wooloughan, ami américain et partenaire d'affaires de Paul à Bordeaux.
10) - "Mr. Plantain" : cet ami de la famille avait été affecté à l'arsenal de Tarbes en 1915.
11) - "Mr. Gimeaux" : Cette personne n'a pas laissé plus de traces accessibles actuellement que l'incendie survenu sur le port de Bordeaux dont parlait Marthe en juin ou juillet 1916 (la lettre du 20 août suivant précise qu'il s'agit des docks Sursol, mais le seul incendie encore répertorié de ce dock - qui entraîna d'ailleurs celui du port tout entier - remonte à septembre 1869).
12) - "nouveau bassin à flot" : ce bassin, le second du genre dans le port de Bordeaux (quartier de Bacalan), avait été aménagé de 1906 à 1911. Il avait été équipé avant 1914 d'un pont roulant et de silos à grains.
13) - "L." : Leconte.
14) - "Somme" : Les Britanniques furent décimés le 1er juillet 1916, premier jour de leur offensive sur la Somme. Cependant, ils tinrent jusqu'au 18 novembre 1916 et parvinrent - sans toutefois les battre incontestablement - à faire reculer les Allemands d'une dizaine de kilomètres. Paul "enjolive" beaucoup pour rassurer Marthe en écrivant à la fin juillet, sans en être lui-même dupe : "ils ont bien avancé (toutes proportions gardées)" 

15) - "chute de l'Allemagne" : Paul confirme ici une fois de plus son anglophilie face à Marthe, toujours méfiante envers les Anglais.

mardi 26 juillet 2016

Lettre du 27.07.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 27 - 7 - 1916

Ma chérie,

Je t’accuse réception de ton mandat-poste de 25 Frs dont je te remercie ainsi que de la lettre de Suzanne. Ci-joint les derniers feuillets de ton rapport en retour.
Ne sais-tu pas si Mr. Plantain est toujours à Tarbes (1)? Je ne lui ai plus écrit depuis des mois, mais j’ai l’intention de lui adresser quelques lignes.
Je suppose que tu as touché quelques coupons ce mois-ci ? Les Mexicains (2) ne paient-ils toujours pas ? 
Nous avons ici à la Compagnie un jeune homme qui est de Guken (Hinter der Einbeke) (3) et qui connaît Melle Hirte (4) - hasard encore ! J’avais l’occasion hier de voir un journal imprimé sans doute en Suisse et intitulé : ”Kriegeblätter fürs Deutsche Volk”(5). C’est une violente protestation contre la condamnation de Liebknecht (6) et qui reproduit son discours très violent au Reichstag contre la guerre. Cette feuille donne aussi des détails sur la rareté et la cherté des vivres en Allemagne qui semblent donc réelles. Une caricature du Simplicissimus (7): 2 hommes devant une table se partagent 1/2 poisson ; au mur des tableaux de Guillaume (8) et des autres princes allemands. “Il n’y a pas à dire, nous sommes la nation la plus riche, nous nourrissons 22 souverains dans notre pays”. Des vers de Arno Holz (9) qui doit avoir changé d’avis :
Was ist das beste Futter, sprich,
Für hingernde Nationen ?
Du dumme Knaup, was kinumert’s Dick ?
Der Rein spricht : “Blaue Bohnen” (10)
Mille baisers.


Paul



Notes (François Beautier, Michel Chasteau)
1) - "à Tarbes" : Paul avait reçu de cet ami de la famille, en octobre 1915, une carte postale expédiée de Tarbes, où il avait été mobilisé à l'arsenal.
2) - "les Mexicains" : titres d'emprunts obligataires du Mexique possédés par la famille. Le pays, instable depuis la Révolution de 1910, tarde souvent à verser les intérêts.
3) - "Hinter der Einbeke" : "derrière l'Einbeke" (allusion obscure).
4) - "Melle Hirte" : première et dernière apparition de cette personne dans le courrier de Paul.
5) - "Kriegeblätter fürs Deutsche Volk" : mot à mot "Feuilles de guerre pour le peuple allemand". Cette publication n'a pas laissé de traces dans l'Histoire mais il est vraisemblable qu'il s'agissait d'un journal de déserteurs et/ou pacifistes allemands réfugiés en Suisse et prônant le pacifisme intégral de Lénine (c'est-à-dire la guerre civile révolutionnaire). 
6) - "Liebknecht" : Il est probable qu'il s'agissait plutôt du discours prononcé par Karl Liebknecht (député socialiste spartakiste) à Berlin, le 1er mai 1916, lors de la manifestation organisée par ses camarades spartakistes. Ce discours dans lequel il reprenait ses grands thèmes socialistes, antimilitaristes et pacifistes précédemment exposés au Reichstag (Parlement) depuis 1912, lui valut d'être arrêté et emprisonné, ce qui entraîna des manifestations pour sa libération. 
7) - "Simplicissimus" : hebdomadaire satirique allemand qui parut de 1896 à 1944 et déjoua son interdiction par les autorités d'une part en publiant des articles rédigés par les plus grands écrivains allemands et d'autre part en prenant toujours, au fond (en contradiction fréquente avec la forme), le parti du gouvernement (qui s'en servait réciproquement pour tester l'opinion publique et régler ses propres comptes).
8) - "Guillaume" : le Roi de Prusse et Empereur d'Allemagne, Guillaume II.
9) - "22 souverains" : l'Empire allemand, de 1871 à 1918, rassemblait 14 provinces prussiennes et 8 états associés (l'Alsace-Lorraine, le Bade, la Bavière, la Hesse, le Mecklembourg, l'Oldenbourg, la Saxe, le Wurtemberg), soit 22 "staaten" dirigés par 22 souverains.
10) - "Arno Holtz", poète et écrivain allemand (1863-1929), nominé mais récusé car "trop Allemand" au prix Nobel de littérature en 1929 (décerné à Thomas Mann).
11) -" Blaue Bohnen" : "haricots bleus". Traduction par Michel Chasteau : "quel est le meilleur fourrage, dis / Pour notre nation affamée ? /Toi, stupide Guignol, de quoi te mêles-tu ? / Le Rhin répondit "les haricots bleus" (en argot militaire allemand, ces "haricots bleus" équivalent aux "pruneaux" français qui désignent les balles de plomb, de couleur effectivement bleutée).

dimanche 24 juillet 2016

Lettre du 25.07.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Juillet 1916

Ma Chérie,

J’ai en mains tes lignes du 16 et les journaux jusqu’à ce même jour ; ma lettre du 22 avec réponse à ton rapport te sera parvenue à temps. Nul doute que 2 à 3 cartes de la colonne arriveront encore. Je sais d’une façon certaine que le 30 Juin j’ai mis une carte à la poste à Matmatta (1) après l’avoir eue pendant 3 jours dans la poche. Une autre carte est partie des Benim Gara (2) le 3 ou 4 Juillet avec un muletier de notre Compagnie, ce qui fera en tout 2 lettres et 5 à 6 cartes pendant toute la colonne, soit 2 par semaine. 
Suivant ton désir je te retourne ci-joint les 2 premiers feuillets de ton rapport du 14 et ferai suivre le reste par un prochain courrier. Tu ne dis pas si l’avocat t’a accompagnée chez le Procureur et tu donnes aussi bien peu de détails de cette entrevue. Je suppose même, d’après les termes de ta lettre, que ce que tu rapportes de lui t’a été dit par un des avocats ? Si tu l’as vu, quelle a été ton impression personnelle de lui ? Pour ce qui est de l’incident à la Compagnie d’Orléans (3), il s’est produit en effet dans la première dizaine du mois d’Août. L. avait répondu que je m’étais engagé et on n’en parlait plus. Dans une récente lettre à Mr. Penhoat, L. frôle à nouveau cette question, parlant vaguement de certains clients qui ne voulaient pas continuer à donner leurs ordres à la maison si ... (4) Mais je n’y crois point et reste persuadé que c’est un mensonge et rien de plus. Tu as bien fait de donner les 100,- Frs à Me Lanos, car de cette façon tu n’auras pas le sentiment de demander une aumône en lui posant tes questions et lui s’y intéressera sans doute davantage. Et je te rappelle à cette occasion que le cas échéant les C.F. (5) 1912 30% sont à réaliser une à une.
Je crois que nous n’avons maintenant qu’à attendre les évènements car je dois nécessairement attendre la levée du séq. (6) avant de reprendre ma correspondance avec L.
Ici la chaleur continue à nous déprimer d’une façon insensée. Du matin au soir il brûle dans un ciel clair et lumineux ; toute la végétation est complètement desséchée. Il fait si chaud qu’on n’a qu’à poser son bras sur une table ou une feuille de papier pour les mouiller complètement. On ne peut pas dormir pendant les heures de la sieste et nous souhaitons seulement qu’on laisse passer au moins le mois d’Août avant de nous envoyer de nouveau en colonne. Hier nous avons escorté un convoi jusqu’à Macknassa (7), partant d’ici à 4 hs pour rentrer vers 13 hs. Bien que nous marchions sans sac notre kaki était comme s’il sortait de l’eau ... Le soir à partir de 19 hs il commence à faire bon. Alors, lorsqu’il y a concert au cercle, on se promène sous les vieux oliviers, les figuiers et les autres grands arbres qui doivent être presque aussi vieux que les murs de Taza. La lune verse sa lumière pâle à profusion et sur le fond sombre du ciel les arbres paraissent tout clairs, presque transparents, comme les hêtres au printemps lorsqu’ils ont leurs premières feuilles. La musique des Territoriaux joue des airs souvent très connus, de Carmen (8), Faust (9), Poète Paysan (10), Trouvère (11) etc. Et en se promenant à droite et à gauche on entend quelquefois un légionnaire fredonner un peu de la musique : “Tu unsre Heimat - Ziehen nur wieder”(12).
Ce n’est que depuis une huitaine que je ne ressens plus rien des fatigues de la colonne. Pendant quelques jours j’avais des rêves affreux : je revoyais le cadavre d’un nègre (13) marocain, tout nu, abandonné par les bicots sans être enterré (les Marocains n’enterrent jamais un nègre) - des bicots étendus sur le dos et saignant abondamment par la poitrine - une autre scène encore qui s’était passée un jour lorsque nous étions campés sur un mamelon assez élevé, autour des murs d’une grande casbah détruite. L’herbe était à plusieurs km autour de nous plus haute qu’un homme et toute sèche. Nous avions monté nos tentes et commencions à débroussailler autour des guignols (14) pour pouvoir observer et aussi pour nous garantir contre un incendie. Tout d’un coup quelqu’un crie “Le feu !” (15) À 200 m de nous, en bas, nous voyons une flamme qui, dans l’herbe sèche, avance rapidement de tous les côtés. Etait-ce de la malveillance ou de la négligence ? Peut-être bien que quelqu’un avait jeté une allumette ou un bout de cigarette. Toujours est-il que 5 minutes plus tard nous avions des flammes immenses sur tout le front devant nous et une odeur âcre qui, poussée par le vent, s’abattait sur nous. Nous avions juste le temps de terminer le débroussaillage devant nos tentes pour arrêter le feu à 5 m devant nous ...
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

                                                 Paul

P.S. En achetant les pantalons en toile blanche pour moi, demande donc une facture que tu m’adresseras s.t.p. Mais cet envoi ne presse pas bien entendu. 



Notes (François Beautier, Michel Chasteau)
1) - "Matmatta" : officiellement Matmata.
2) - "Benim Gara" : en fait, territoire des Beni M’Gara (décidément, Paul privilégie l'approche phonétique !), clan berbère soumis de force en 1914 par les troupes du colonel Gouraud puis par deux groupes mobiles de la Légion au tout début juillet 1916. Paul y est passé, avec sa colonne, juste après cette "pacification" qui permit de dégager la rive nord de l'oued Innaouen de la rébellion des Beni M'Gara. 
3) - "Compagnie d'Orléans" : en fait "Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans", dite "Compagnie Paris-Orléans" ou "P.-O.", assurant le transport ferroviaire d'Orléans à la Gare d'Orsay à Paris. L'incident évoqué par Paul en août 1914 est vraisemblablement lié à une commande de charbon non ou mal satisfaite (en quantité, qualité, délai ?) à Bordeaux (la P.-O. se ravitaillait dans tous les ports français et se faisait livrer par les autres compagnies ferroviaires françaises) du fait de l'entrée en guerre et dont Paul, alors mobilisé et en route pour la Légion, serait en 1916 tenu par Leconte pour responsable.
4) - "si ..." : on peut imaginer la suite : "l'agent allemand Gusdorf n'est pas écarté de la société". Cependant, pourquoi Paul ne l'aurait-il pas écrit alors qu'il en parlait assez clairement dans ses précédents courriers ? Peut-être a-t-il en tête un autre type d'accusation qu'il lui répugnerait encore plus de transcrire : songe-t-il à l'antisémitisme, bien présent mais qu'il ne veut pas voir ?
5) - "les C.F." : les obligations du Crédit Foncier émises le 20 janvier 1912 avec intérêt de 3% (et non de 30%), que Paul conseille à Marthe de se faire rembourser une à une en cas de besoin (chacune valant 250 francs).
6) - "séq." : séquestre.
7) - "Maknassa": officiellement Meknassa, poste fortifié sur la route reliant Taza à Fès par le nord de l’oued Innaouen. Paul y est passé à plusieurs reprises depuis 1915.
8) - "Carmen" : opéra comique de Georges Bizet.
9) - "Faust" : le dernier opéra en date dédié à ce personnage est alors celui de Charles Gounod, plus à la mode à cette époque que celui d'Hector Berlioz.
10) - "Poète et paysan" : l'ouverture de cette opérette de l'Autrichien Franz von Suppé est alors encore très populaire.
11) - "Le Trouvère" : opéra et ballet de Giuseppe Verdi.
12) - "Tu unsre heimat ; Ziehen nur wieder" : (Note de Michel Chasteau) le texte exact serait plutôt "In unsre Heimat ziehen wir wieder." ("Nous retournons/retournerons au pays natal"). Il s'agit très probablement de la traduction allemande d'un passage célèbre du Trouvère de Verdi, "Ai nostri monti ritorneremo".
13) - "un nègre" : ce terme, de même que celui de "bicot" est à cette époque manifestement raciste. Mais à cette époque le racisme n'est ni une tare ni un délit.
14) - "guignole" : tente militaire (aussi dite guitoune).

15) - "Le feu ! " : ce cri évoque par association d'idées la parution en feuilleton, à partir du 3 août 1916 (à peine deux semaines plus tard), dans le quotidien L'Œuvre, du récit de Henri Barbusse titré "Le Feu" qui sera couronné du prix Goncourt à la fin de l'année. On imagine que Marthe et Paul, qui lisent la presse, se rendent bien compte que la guerre n'est pas de la même nature au Maroc - où il ne s'agit d'ailleurs officiellement que de "pacification" - et dans les grandes boucheries industrielles de la Grande Guerre en Europe. Cependant, à l'échelle de ce couple et de cette famille la peur et l'angoisse sont de même nature et intensité.

jeudi 21 juillet 2016

Lettre du 22.07.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

Taza, le 22 Juillet 1916

Ma Chérie,

J’ai reçu hier soir tard ta longue lettre du 14 courant en même temps que la carte de la veille et regrette infiniment que ma correspondance pendant cette colonne ait mis jusqu’à 20 jours avant de venir à destination. Inutile de te dire que ce n’est point de ma faute et si tu as toutes mes cartes et lettres en mains, tu constateras que je t’ai régulièrement écrit tous les 3, 4, ou tout au plus 5 jours, c.à.d. lorsqu’il y a eu convoi postal ou de ravitaillement. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ton rapport sur tes démarches à Nantes et je ne te cache pas que j’ai été surpris de la façon méthodique avec laquelle tu as procédé et de la précision et netteté de ta correspondance avec les 2 avocats à Nantes. Ces 2 lettres - que je te retourne ci-jointes - sont parfaites et je t’avoue que jamais dans les 8 ans que j’ai dirigé le bureau de Bordeaux un de mes employés n’a écrit ou modelé une lettre traitant une matière aussi délicate avec autant de clarté et de précision. Pour la bonne règle, j’ai dès aujourd’hui écrit quelques lignes à Me Bonamy ; tu en trouveras la copie au bas de ta lettre à ce même avoué. Je m’attendais bien à ce que le G/A (1) joue le rôle du “drunken Ehrenmann” (2) dans cette histoire et j’en avais même une preuve en main. Mais je ne voulais pas te décourager complètement, vu que tu étais déjà suffisamment déprimée et que tu voyais notre avenir tout en noir. Ce qui m’a fait par contre un sensible plaisir, c’est la bonne opinion que j’ai laissée aux autorités de Bordeaux qui ont pu me voir de plus près, du moins indirectement par des témoins.
Il importe donc maintenant avant tout de faire lever le séq. ; le reste se trouvera déjà tout seul après, lorsque nous aurons vu s’il y a des juges à Nantes. Et je te jure que si jamais je remets les pieds dans les fameux bureaux de Nantes, le G/A passera un mauvais quart d’heure. Il me semble que L. (3) a fait ouvrir par un employé mon petit secrétaire pour éplucher ma correspondance privée avec Penhoat. Mais comme nous n’avons jamais envisagé la dissolution de la Société et que si nous en avons soupesé la portée ce fut verbalement, L. ne pourra pas soutenir que nous avons projeté pareilles idées. Du reste, ni P. ni moi n’étions forcé de renouveler notre contrat si réellement nous avions envie d’aller contre L. Restent les dépositions de Siret et St Marc (4). Tu te figures bien que je n’ai pas été assez bête pour parler d’une telle question avec mes employés !! Au surplus, Siret se méfiait trop de L. et tenait plutôt à Penhoat & moi pour inventer une telle histoire. Quant à St Marc, je ne lui ai jamais parlé d’autre chose que du travail. Enfin, dans une récente lettre de Leconte à Penhoat dont je possède copie, L. décrit Siret et St Marc avec des expressions qu’il devrait être un imbécile de se fier à de pareils gens !
De la part du séq., (5) il y a de toutes façons une négligence tout à fait incompréhensible de ne point avoir soigneusement épluché la comptabilité ! Si L. déduisait les 300 Frs de mon avoir, je ne participerais forcément pas aux pertes, car du moment que mon contrat continue à fonctionner, j’ai droit à 400 Frs par mois à passer aux Frais Généraux comme cela a toujours été fait.
Comme il se fait tard et que je dois me préparer encore pour la revue à passer demain matin par le Général Cherrier (6), je termine ma lettre tout en te disant encore une fois combien j’ai été heureux de voir une fois de plus que j’ai une petite femme aussi intelligente et énergique. (7)

                                                    Ton Paul

1000 baisers pour les enfants.




Notes (François Beautier)
1) - "le G/A" : initiales de “greffe administratif” (précisément greffe du tribunal administratif), allusion au tribunal de Nantes qui a prononcé le séquestre.
2) - "drunken Ehrenmann" :  mot à mot "Homme d'honneur îvre", "notable îvre" : personnage comique traditionnel du chevalier fou, du juge délirant, du gendarme ridicule (comme le Chibroc ou Flageolet du Guignol français)... Paul semble accuser le greffier du tribunal d'avoir embrouillé ou embourbé le traitement de sa demande de levée du séquestre.
3) - "L." : Leconte, principal actionnaire de la société dont Paul est l'un des associés, Penhoat étant le troisième.
4) - "Siret et Saint Marc" : employés de Paul à Bordeaux, dont Leconte aurait obtenu des dépositions défavorables à Paul, ce dont il doute.
5) - "séq." : séquestre 
6) - "Général Cherrier" : Martin Joseph Cherrier (1859-1945), à cette époque général de brigade, avait commandé sur le front métropolitain la 61e division d'Infanterie et, précédemment, à Verdun en tant que colonel, la 3e Brigade du Maroc en grande partie composée de troupes venant de Taza. C'est à cette expérience qu'il dut, le 11 juin 1916, d'être mis à disposition de Lyautey, résident général de France au Maroc, qui lui confia le 30 juin le commandement de la subdivision de Fès, dont dépendait la compagnie de Paul à Taza, à laquelle il rendit sa première visite le 23 juillet. 

7) - "énergique" : cette suite de compliments est tout de même bémolisée par un "petite" en tête de ligne.

mercredi 20 juillet 2016

Carte postale du 21.07.1916

Carte postale Paul Gusdorf


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21/7/1916

Ma chérie,

J’ai bien reçu ta carte de Nantes datée du 10 courant et j’attends maintenant avec intérêt ton rapport détaillé! Je suis content que tu aies vu quand même Me Bonamy car tu n’aurais pas eu la conscience tranquille sans cela. Veux-tu me faire envoyer par les «Dames de France» ou les «Galeries» un pantalon de toile blanche - pantalon de treillis - des mêmes mesures que mes pantalons, filets bien serrés, et un deuxième à peu près 10 à 15 cm plus long, le prix sera d’environ 2,50 Frs à 3 Frs. Il me serait en outre agréable d’avoir un maillot blanc ou beige à jour c.à.d. à travers duquel on voit la peau. Cela doit coûter environ 2 Frs. Suzette m’a envoyé une petite lettre pendant ton absence, et les journaux. Bons baisers pour vous tous.

Paul

dimanche 17 juillet 2016

Carte postale du 18.07.1916

Carte postale Paul Gusdorf

Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  
Caudéran

Taza, le 18/7/16

Mon cher petit Georges,

Voici comment les petits garçons s’habillent au Maroc. Est-ce que cela te plairait de porter une robe pareille? Comment vas-tu? 
Un gros baiser pour toi, tes soeurs et Maman, le bonjour pour Hélène.


Papa

vendredi 15 juillet 2016

Lettre du 16.07.1916




Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 16 Juillet 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux ta lettre du 7 et comme toute ma dernière correspondance de la colonne doit être passée par Fez, il est plus que probable que tu as dû attendre encore plusieurs jours. Je me rappelle cependant très bien que le 30 Juin ou le 1° Juillet j’ai mis une carte dans la boîte du poste de Mat Matta (1) (à 40 ou 50 km de Fez) et je pense que celle-là au moins te sera parvenue avant ton départ pour Nantes. Depuis mon retour à Taza, tu as dû recevoir régulièrement de mes nouvelles, du moins aussi régulièrement que moi des tiennes. 
Le contenu de tes lignes du 7 m’a laissé un peu rêveur. Non pas que je ne sois pas content de tes résolutions énergiques, mais je crains, je crains beaucoup que tu ne retournes très désappointée de ton voyage. Te rappelles-tu de la tirade de Mr. Brieux dans “la Robe Rouge” (2) au sujet de la justice, lorsque la vieille femme trouve le Procureur si humain pour lui exposer tous les torts qu’elle a subis sans aucune raison ? “Il ne suffit pas d’avoir raison, d’avoir le bon droit de son côté”, lui dit-il, “la justice est une chose très compliquée ...”
La loi concernant les séq. (3) vise tous les ressortissants des nations en guerre avec la France à l’exception des Alsaciens-Lorrains qui demanderont la réintégration. Elle ne parle point d’engagement dans la Légion et puisque ce cas n’est pas prévu du tout, il n’entraînera pas obligatoirement l’exception. Il laisse, si tu veux, beaucoup de latitude aux magistrats chargés de l’interprétation des dites lois et tu as vu par les journaux que les jugements sont parfois diamétralement opposés. Il y a un mois à peu près je lisais dans le Journal dans la chronique des Tribunaux le cas d’un ingénieur autrichien, Kornfeld, engagé depuis le début de la guerre dans l’aviation sur le front de France même. Sa demande de levée de séq. a été rejetée parce que le tribunal disait dans son jugement que les lois autrichiennes stipulent que même en cas d’engagement dans une armée étrangère ou même ennemie, un Autrichien peut conserver sa nationalité ! Qui sait si la fameuse loi Delbruck (4) ne stipule pas la même chose ? 
K. (5) avait soutenu l’argument que par le seul fait de son engagement dans l’armée française il avait répudié son ancienne nationalité ...
Enfin puisque tu dois déjà être de retour de Nantes tu me diras le résultat de tes démarches. Puissent-ils être meilleurs que ce que je prévois ! Car je suis, à vrai dire, trop franc vis à vis de moi pour ne pas tirer les conclusions de tous les jugements rendus depuis la guerre, mais je me dis aussi avec conviction qu’une fois la paix conclue, je rentrerai en possession intégrale de mes biens. Cependant, et aussi désolante que soit cette constatation, le sentiment patriotique fausse en ce moment le sens de la justice, très vif cependant en temps normal.
Avec Me Bonamy tu peux naturellement rompre par écrit aussi bien que normalement ; si l’ami de Me Lanos est mobilisé, tu auras trouvé une autre adresse dans le Bottin (6). Leconte dira, non tout à fait sans raison, qu’on ne peut pas savoir ce qu’est devenue notre installation d’Anvers, de Gand et de Trieste (7). Pour ce qui est de la Démocratie de St N. (8) et de la fameuse Ligue (9), c’est secondaire et j’aurais attendu la fin de la guerre pour aviser ce qu’il y a lieu de faire. Car ce sera dans tous les cas nous qui payeront notre avocat et nous ne serons pas sûrs que le Journal (10) soit condamné à nous payer des dommages-intérêts que nous demanderions naturellement ...
Enfin, attendons d’abord le résultat de tes premières démarches à Nantes avant de décider plus loin. Ton esprit de jeune fille, de “militante”, est donc plus fort que jamais ! J’y applaudirais volontiers si je ne voyais pas trop de boue dans l’affaire que tu te proposes d’entreprendre : des discussions avec des soi-disant journalistes à la solde du mieux payant - et en des temps troubles que nous traversons ...
Je te souhaite de tout coeur et aussi dans notre intérêt le succès que tu escomptes et constate une fois de plus que tu n’es pas une femme coupée dans un patron ... (11)
Comment vont les enfants ? Georges est-il rétabli de son rhume ? Quel temps fait-il à Bx ? (12) Ici nous continuons à avoir une chaleur tout à fait accablante qui pèse sur les nerfs et me met dans un état où je dois faire un effort pour prendre une résolution quelconque.
Mille baisers pour toi et les enfants. Un bonjour pour Hélène.

Paul

Les journaux ne parlent pas encore d’une campagne d’hiver et j’espère bien qu’il n’en sera plus question !




Notes (François Beautier)
1) - "Mat Matta" : officiellement Matmata, poste de contrôle entre Taza et Fès sur le cours de l'oued Innaouen, à la pointe orientale de l'actuel lac de barrage Idriss 1er, à 45 km à vol d'oiseau de Fès et de Taza car exactement à mi-chemin entre les deux villes.
2) - "Brieux, dans La Robe Rouge" : Eugène Brieux (1858-1932), journaliste et écrivain, auteur de comédies sur les petites gens (dont, représentée pour la 1ère fois à Paris en mars 1900, “La Robe rouge”, comédie en 4 actes où il dénonçait le corporatisme du monde judiciaire et disait son désabusement face à la Justice officielle), élu à l’Académie française en 1909.
3) - "les seq." : les séquestres.
4) - "loi Delbruck" : loi allemande de 1913 dont l'article 26, alinéa 2, énonce : « Ne perd pas sa nationalité l’Allemand qui, avant l’acquisition d’une nationalité étrangère, aura obtenu sur sa demande, de l’autorité compétente de son État d’origine, l’autorisation écrite de conserver sa nationalité ». Cette loi entra en vigueur le 1er janvier 1914 alors qu'en France l'extrême droite menait campagne contre les "espions" immigrés allemands qui faisaient mine de vouloir devenir français alors qu'ils ne renonçaient pas à la nationalité allemande. Côté français, les préfets établirent à partir de janvier 1914 des listes nominatives des "étrangers isolés" et des "étrangers naturalisés" établis en France. La loi française du 7 avril 1915 autorisa par son article 2 le gouvernement à "rapporter (annuler) les décrets de naturalisation obtenus par des sujets ou anciens sujets de puissances en guerre contre la France", et le décret d'application du 24 avril 1915 permit l'instruction de 25 000 dossiers de "retrait de naturalisation" qui conduisirent à la dénaturalisation de droit (déchéance de nationalité obtenue par naturalisation) de plus de 500 "naturalisés français ressortissants de pays ennemis" et à l'internement - par retrait de permis de séjour en France - de plus de 8 000 autres. 
Paul, qui paraît, dans tout ce paragraphe, très informé des conditions de naturalisation (et, par voie de presse, des "retraits de naturalisations", très fréquents en 1915-1916 notamment à l'encontre des Allemands et Autrichiens précédemment naturalisés français), semble ici ne pas savoir ce que dit la loi allemande qui le concerne au premier chef en ce qu'elle pourrait être un motif de refus de sa demande de naturalisation. Cette hésitation, qui n'est pas la seule dans la masse de son courrier, laisse deviner chez Paul Gusdorf une réticence à réclamer, négocier, informer, argumenter sa propre naturalisation, se comportant comme s'il allait de soi qu'en s'engageant dans la Légion pour la durée de la guerre il devait obtenir la nationalité française, automatiquement et sans avoir à la demander. En somme, il y aurait dans son esprit une évidence à la fois morale et logique à l'obtention de la nationalité française alors qu'il découvre (et refuse) qu'il s'agit d'un processus négociable hautement "politique". Cette attitude s'explique sans doute moins par un orgueil inopportun que par le sentiment de Paul de n'être en rien "allemand" (par naissance il se sent Brunswickois, c'est-à-dire selon lui plus proche des Britanniques que des Prussiens ; par culture il refuse le nationalisme allemand et le pangermanisme impérialiste ; par volonté il a quitté l'Allemagne pour construire sa vie hors d'elle, précisément dans un pays réputé "ennemi de l'Allemagne", la France).
5) - "K." : l'ingénieur Kornfeld, dont Paul évoque le cas rapporté par Le Journal. Cette affaire fit jurisprudence et sema le trouble dans l'esprit de beaucoup de Légionnaires notamment allemands, autrichiens, turcs, bulgares... On peut en lire un rapport un peu plus complet que ce qu'en dit Paul dans le "Bulletin de la Ligue anti-allemande ; Organe de défense des intérêts économiques français et coloniaux" édition du 1er Juillet 1916 à Paris : “M. Kornfeld, inventeur d'un système d'éclairage électrique, avait été, en sa qualité d'Autrichien, pourvu d'un séquestre. C'est de cette mesure qu'il demandait l'annulation à la 1ère Chambre civile. M. Kornfeld arguait, en effet, qu'il a cessé d'être Autrichien, et à l'appui de sa thèse, il spécifiait qu'ayant quitté l'Autriche sans esprit de retour, il avait, de par les lois autrichiennes, perdu cette nationalité. Il ajoutait d'ailleurs qu'établi en France depuis 1885, il s'y était marié et s'était en 1914 engagé au service de la France dans la Légion étrangère. Combattant sa demande, le ministère public faisait valoir que sa demande de naturalisation avait été rejetée et que son engagement dans la Légion étrangère avait été annulé par ordre de l'autorité militaire. La 1ère Chambre a rendu son jugement. Elle a déclaré que M. Kornfeld, ne faisant pas la preuve qu'il a quitté l'Autriche sans esprit de retour, devait continuer à être considéré comme Autrichien, ceci d'autant plus qu'en raison de la guerre, il est impossible de vérifier si l'Autriche n'a pas modifié sa législation. Par suite, le jugement conclut qu'il n'y a pas lieu de rapporter le séquestre prononcé.”
6) - "le Bottin" : il s'agit alors du répertoire, révisé annuellement par son éditeur (la société parisienne Didot-Bottin), des commerces et industries d'une ville ou d'un département (par localité), indiquant par ordre alphabétique des noms de famille, l'activité, l'adresse et l'éventuel numéro de téléphone des professionnels mentionnés.
7) - "Anvers, Gand, Trieste" : établissements portuaires dans lesquels la société L. Leconte & Cie avait des relations sans doute contractuelles avec des bureaux de courtage (la lettre du 7 août suivant précise qu'il s'agit précisément de succursales), comme elle en avait aussi, par exemple, en Grande-Bretagne et en Écosse. Ces trois ports étaient devenus inaccessibles aux navires de commerce des pays alliés : les deux premiers, en tête du trafic portuaire belge avant-guerre, sont bloqués car en zone de combat depuis la "Course à la mer" de septembre-octobre 1914 ; le troisième, Trieste, principal port de l'empire austro-hongrois sur l'Adriatique, est militairement revendiqué par l'Italie (qui le bloque et bombarde avec les autres Alliés pour protéger leurs convois vers la Grèce et la Turquie) et inaccessible aux navires de commerce des pays de la Triple-Entente (évidemment traités en ennemis par la marine de guerre autrichienne).
8) - "la Démocratie de St N." : en fait “La Démocratie de l’Ouest”, journal de gauche publié à Saint-Nazaire. Selon la lettre de Paul du 18 février 1915, ce journal avait révélé la nationalité allemande de Paul en le nommant et en avait déduit que la Société Leconte travaillait secrètement au service de l'Allemagne.
9) - "la fameuse Ligue" : il s'agit très vraisemblablement de la Ligue anti-allemande qui éditait un bulletin ("l'Organe de défense des intérêts économiques français et coloniaux") auquel se réfère la note précédemment consacrée à l'affaire Kornfeld.
10) - "le Journal" : ce quotidien parisien de 4 pages est assidument suivi par Paul, qui en a observé en février 1916 le virage nationaliste xénophobe à tendance dénonciatrice violente, amorcé par la publication - en guise de feuilleton - d'une série délatrice à visée antigouvernementale titrée "Les Boches à Paris". Il se peut que Paul (parmi beaucoup d'autres "ressortissants ennemis" dont les listes nominatives officielles étaient aisément accessibles dans les préfectures) ait été désigné comme agent de l'Allemagne dans un article du bulletin de la Ligue anti-allemande ou/et du quotidien Le Journal (qui s'en faisait fréquemment l'écho), comme cela avait été le cas au début 1915 dans un article du quotidien régional "La démocratie de l'Ouest" (voir la lettre de Paul datée du 18/2/1915). C'est cependant la première fois que Paul désigne Le Journal comme son diffamateur : peut-être une lettre où il en aurait précédemment parlé s'est-elle perdue ? Ou alors, s'agit-il d'une confusion (liée à l'emploi ou non d'une majuscule) entre "Le Journal" et le journal "La démocratie de l'Ouest" ?
11) - "coupée dans un patron" : banale, conforme, sans caractère. Marthe semble avoir en tête un projet professionnel, ce que Paul apprécie si peu qu'il n'en commente même pas la nature. Il s'empresse donc de rappeler son épouse à la conformité en lui demandant des nouvelles des enfants, surtout de Georges, enrhumé...

12) - "Bx" : Bordeaux