vendredi 22 janvier 2016

Lettre du 23.01.1916


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

La guerre en France...
Taza, le 23 Janvier 1916

Ma Chérie,

Je reçois aujourd’hui ta lettre du 14 et comme après un jour de repos nous allons repartir demain en colonne du côté de Macknassa-Titania (1), je veux y répondre de suite ce soir. D’abord, en ce qui concerne l’histoire de T.P. Thomas (2), je te prie de ne jamais intervenir directement dans des histoires pareilles, sauf s’il s’agissait de l’autorité publique. Note bien que G. (3) n’est pas précisément de mes amis ; cette histoire me paraît du reste tout à fait obscure, car je suis personnellement très estimé par la maison T.P. Thomas dont un des associés, Mr. Sanders, m’écrivait encore une longue lettre en Janvier 1915 à Lyon. Je lui ai souhaité aussi une bonne année en 1916 mais suis encore sans réponse, celle-ci venant sans doute via Casablanca. Ne s’agirait-il pas de Franklin Thomas ou bien de J.E. Thomas de Cardiff ? A l’occasion du 1° de l’an, j’ai reçu des cartes de Capell-Mayer (4) à Paris, (une ligne illisible) Union Gazière du Sud-Ouest, Cie du Gaz, Mr. Chènevier (Chef de Laboratoire de la Cie du Midi), Gimeaux, Plantain et Tabb & Burletson (5). Des cartes d’Angleterre arriveront certainement encore via Casablanca. Mathaey à Bordeaux était l’agent de la Mon (6) André Vacron et Cie du Havre qui représentait la Hamb-Amerika-Linie (7); M. autrefois commis chez Koehler-Aubian (8), était depuis 20 ans à Bordeaux. C’était un petit bonhomme très gros que je connaissais de vue ; sa femme était, je crois française. Je suppose que toute cette histoire était une vaste blague !
Je ne comprends pas bien ce qu’une histoire de femme pourrait faire dans les relations Plantain-Pasquier, Pl. de toutes façons n’est pas coureur mais P. pourrait facilement l’être, vu l’état de santé de sa femme qui ne s’améliore point depuis de longues années. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que Pasquier (9) avait le capital, ou du moins la majeure partie. Cependant, l’avis de l’avocat qui a conseillé Mme Diet est certainement erroné, car une telle loi n’existe pas et serait absolument inique. Tu diras bien le bonjour de ma part aux Diets (9)  dont j’ai gardé un très bon souvenir.
La jolie petite carte de Suzanne, reçue également en colonne, m’a fait beaucoup de plaisir. C’est la première fois qu’elle a écrit l’adresse elle-même.
Que veux-tu que je dise des histoires de Leconte ? Il est regrettable qu’il procède ainsi vis à vis des employés, mais à cet âge-là un homme ne change plus. C’est sans doute la question des frais qui a envenimé la correspondance. Mes employés se rendront donc compte - si cela était encore nécessaire - que je n’étais point le plus mauvais pour eux. Je suis même persuadé (sans vouloir me flatter) qu’ils me regrettent sincèrement.
Il faut encore que je te dise que les maquereaux contenus dans ton colis étaient excellents, le cassoulet délicieux et le chocolat suisse très bon. La confiture, très chère en plus, ne vaut point celle que tu fais toi-même ! Et le pauvre saucisson, les sardines et le bon gâteau ! Non, n’envoie plus de colis sans le coudre en toile.
Voudrais-tu essayer de me procurer 4 paires de chaussettes S.W. (10) dont il est question dans l’annonce ci-jointe ? En les envoyant comme échantillon recommandé, tu pourrais ajouter encore 2 à 3 paires de mes vieilles chaussettes. Ton colis, soigneusement cousu en toile, est parti aujourd’hui. Il contient une paire de pantoufles marocaines. 
Je lis sur un illustré que le Commandant Noiré (11) du 1° Bat. de Bayonne que je t’ai fait voir plusieurs fois, a été tué à l’ennemi. Grand Dieu, quand cela finira-t-il enfin ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
                                                  Paul

Les enfants ont-ils reçu mes cartes de nouvel an ?


Notes (François Beautier)
1) - "Maknassa-Titania" : officiellement "Meknassa-Tahtania", au nord-ouest de Taza, alors dans la zone de soulèvement de plusieurs tribus rebelles et d'éléments dissidents des Branes, impliqués dans le soulèvement général nationaliste et anticolonialiste menée sur le versant sud du Rif par l'émir Abdelmalek.
2) - "T.P. Thomas" : une lettre ultérieure précise qu'il s'agit d'une entreprise à la fois partenaire et concurrente de la société dont Paul est l'un des associés. 
3) - "G." : une lettre ultérieure indique qu'il s'agit d'un semi-concurrent de Paul. 
4) - "Capell-Mayer" : une lettre ultérieure indique qu'il s'agit d'une entreprise travaillant pour le Ministère de la Marine.
5) - "Tabb et Burletson" : entreprise britannique établie à Newcastle-on-Tyne et Cardiff, spécialisée dans le commerce international de coke et de charbon.
6) - "la Mon" : la Maison (société).
7) - "la Hamb-Amerika-Linie" : officiellement "Hamburg-Amerika Linie" ou, en anglais "Hamburg-America Line", nom écourté de la compagnie maritime allemande "Hamburg Amerikanische Paketfahrt Aktien-Gesellschaft" (HAPAG) exploitant une ligne à destination des USA. 
8) - "Kœhler-Aubian" : le Bulletin de la Chambre de Commerce de Paris du 23 avril 1910 mentionne Joseph Koehler-Aubian comme négociant commissionnaire exportateur à Bordeaux.
9) - "Pasquier", "Diet" : relations de Paul et Marthe, sans doutes embrouillés dans quelque scandale, sur qui nous n'avons pas d'autre information. 
11) - "chaussettes S. W." : peut-être des chaussettes "Silk and Wool" (soie et laine) ? 


12) - "Commandant Noiré" : commandant du bataillon C du 2ème Régiment de marche du 1er Régiment étranger, constitué à partir du dépôt de la Légion à Bayonne et monté en ligne en novembre 1914 en Artois. Le commandant Noiré fut tué au cours des combats de Neuville Saint-Vaast le 9 mai 1915. Paul a sans doute lu l'information dans l'hebdomadaire "l'Illustration".

Lettre du 22.01.1916

Document Delcampe
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 22 Janvier 1916

Ma chère petite femme,

Nous voilà enfin de retour à Taza, et bien que je sois encore rudement fatigué, je me remets de suite à t’écrire ces lignes pour que ma lettre te parvienne pour le 30 (1). Tous mes voeux pour l’année qui va commencer pour toi et toutes mes félicitations pour le jour qui t’a fait naître. Et il n’est certes pas téméraire d’ajouter que ce sera le dernier de tes anniversaires que nous vivrons séparés ! Sois sûre que je penserai demain en 8 (2) beaucoup à toi ou beaucoup plus encore que d’habitude ! Je t’adresserai demain un petit souvenir qui, s’il n’est pas bien utile, te fera, je l’espère, un peu de joie, en pensant qu’ici le choix est bien limité et que ce petit cadeau a été choisi avec amour.
Nous sommes donc bien rentrés hier soir, contraints par le mauvais temps, car sans cela nous serions encore restés dehors. Les premiers 10 jours nous avons été bien favorisés par le temps : des journées radieuses, où l’on marchait sans trop suer. Les nuits cependant étaient glaciales et on grelottait bien sous la petite guitoune, vu qu’on n’avait qu’un couvre-pied et la capote pour se couvrir. Au surplus, les hommes de garde couchaient dans la tranchée dehors et comme on était de garde chaque 3° nuit, ce n’était précisément pas un plaisir. Notre première étape était à l’ancien camp de Djebel Alfa (3), à environ 25 km d’ici. Le deuxième jour, nous sommes allés camper dans les montagnes situées dans le terrain des Beni Boujala (4), dont 3 ou 4 factions avaient attaqué des tribus voisines soumises. Une des tribus non soumises (les sympathiques Beni Kra Kra, sympathiques rien que par leur nom) nous avait du reste attaqués en Août dernier, lorsque nous étions rentrés de notre colonne. La mentalité des bicots est tout à fait spéciale : voyant que nous étions en face et avec une bonne artillerie, ils avaient évacué les premiers villages de leur territoire et opposaient très peu de résistance. Mais il a fallu que nous bombardions pendant 3 jours leurs mechtas pour qu’ils viennent demander les conditions de la soumission. On les leur indique en se basant sur les frais de la colonne et notamment sur le coût des obus et cartouches usés (5). Ils se grattent le bouc et s’en vont : l’histoire leur paraît trop chère et il faut recommencer le lendemain pour qu’ils se soumettent, définitivement j’espère, car ils ont eu plusieurs centaines de cagnas (6) de détruites. Nous sommes ensuite allés dans les hautes montagnes du côté de Bab Morouche (7), un nouveau poste, monté par nous l’été dernier, à près de 1200/1300m d’altitude. De là nous avons également fait des sorties. 
Il y a dans le voisinage de très jolis paysages abrités dans les vallées. Des mechtas (8) très propres avec autour des forêts d’oliviers et de chênes de liège. Dans les jardins on voit des amandiers fleuris ; les cagnas sont propres et assez grands. Leurs propriétaires, une tribu soumise depuis l’été dernier, les Brannes (9) - entourés d’un tas d’enfants, se tiennent sur le seuil, la pipe au bec, et nous saluent. Ils viennent du reste au camp nous vendre du thé, de la kesra (10) (pain d’orge des bicots), du café, des oranges etc. Le 19 en rentrant d’une reconnaissance nous avons été surpris par la pluie et la nuit il a commencé à neiger à gros flocons. Le lendemain matin tout était couvert de neige et nous avons passé quelques mauvais moments dans nos tentes. Je me trouvais alors avec ma section sur une colline à 500 m environ au-dessus du camp et le vent et la neige mélangés de pluie étaient tels qu’on ne pouvait même pas faire du feu pour faire la soupe. Nous n’avions alors qu’un quart de café comme aliment chaud, mais le soir on nous distribuait un peu d’eau de vie pour nous réchauffer et le lendemain matin nous en avions également dans le café ce qui fait beaucoup de bien. Enfin, nous sommes rentrés hier soir, faisant d’un seul trait 40 km dans une boue qui rendait la marche très pénible. Il est juste de dire qu’on avait allégé notre sac ; les couvre-pied, toiles de tente et viande en conserve étaient transportés sur les mulets. Heureusement que la pluie a fait trêve hier pour ne recommencer qu’aujourd’hui ! Et avec quelle joie avons-nous retrouvé notre lit avec les couvertures chaudes ! En somme, s’il y a, à ces colonnes, des moments pénibles, des moments où l’on ne se tient debout qu’à force d’énergie, il y a aussi des minutes agréables. Nous espérons néanmoins tous que celle-ci était la dernière colonne cet hiver. J’ai ramassé dans une des maisons détruites des feuillets écrits en arabe sur une espèce de parchemin, très proprement, presque comme les vieilles bibles (11) écrites autrefois par les moines et dont il y a quelques précieux spécimens dans la bibliothèque de Wolfenbüttel (12). Inclus une de ces feuilles ; les autres suivront dans le petit colis et je te prie de les conserver.
Ton pessimisme ne s’est donc point confirmé et je souris en relisant ta lettre du 4 et les deux suivantes qui contredisent point par point tes noires prévisions. Mr. Penhoat d’abord m’a bien adressé le mandat de 100 Frs et son récit des 1000 Frs perdus n’était point un prétexte pour se dérober. Le colis de ton amie, expédié le 15 de Stockholm, ne pouvait point arriver avant les premiers jours de Janvier et tu vois bien qu’il est arrivé intact. Enfin, l’histoire des Plantain me paraît bien invraisemblable. Lui dans tous les cas continue à m’écrire plus régulièrement que je ne lui réponds ; j’ai reçu 2 fois de ses nouvelles depuis le 1° de l’an. Vu sa façon cordiale d’écrire, il m’est difficile de croire qu’il a évité à dessein de te voir ; pourquoi alors sa femme continuerait-elle à te fréquenter (13)
Je reviendrai par un prochain sur les autres points de tes lettres, ayant hâte d’expédier la présente pour qu’elle arrive à temps.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

                                                 Paul


Un bonjour pour Hélène. Son neveu m’a adressé une carte de nouvel an à laquelle je répondrai demain. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "pour le 30" : jour anniversaire de Marthe et, selon la tradition, avant-dernier jour pour présenter les vœux de bonne année.
2) - "demain en 8" : ce sera le 30 janvier, Marthe aura 36 ans... (Paul en aura 34 le 3 avril).
3) - "Djebel Alfa" : officiellement "Djebel el Alfa", nouveau blockhaus à la construction duquel Paul a participé en mai 1915 (voir sa lettre du 21/5/15) après une attaque des Branes.
4) - "Beni Boujala" : en fait "Beni Bou Yala", l'une des tribus rebelles du versant sud du Rif, au nord-ouest de Taza. Elle est alliée à celle des Beni Krakra habituellement située au nord-est de Taza.
5) - "des obus et cartouches usés" : dans cette guerre coloniale qu'on dirait aujourd'hui asymétrique, les villages - évacués par leurs habitants rebelles - sont pris en otage et bombardés jusqu'à ce que les tribus demandent le cessez-le-feu et paient à l'armée française le coût des munitions utilisées pour les "pacifier".
6) - "des cagnas" : mot d'argot des troupes coloniales d'Indochine, généralisé à l'ensemble des troupes françaises pendant la Grande Guerre, désignant les abris militaires creusés dans le sol, ici employé par Paul pour désigner les cahutes très rustiques (en arabe "gourbi") des villages et hameaux des Marocains.
7) -"Bab Morouche" : précédemment nommé phonétiquement "Bab Marouche" par Paul, officiellement "Bab Moroudj".
8) - "des mechtas" : mot arabe désignant les villages et hameaux.
9) - "les Brannès" : officiellement "Branes".
10) - "la kesra" : pain de semoule à l'huile, dit aussi en arabe "aghroum" et en français "galette algérienne" ou "pain kabyle", voire "pain égyptien". Paul en a déjà parlé le 6/8/15.
11) - "vieilles bibles" : il s'agit sans doute d'un Coran ancien, manuscrit, que Paul sauve de la destruction car il en saisit le caractère précieux. 
12) - "Wolfenbüttel" : allusion à la "Samson Schule" de Wolfenbüttel, école secondaire et supérieure libre originellement juive fondée en 1786, où Paul fit ses études.
13) - Marthe se fait une spécialité de ces négligences ou insultes imaginaire, dont elle accuse régulièrement toutes ses connaissances. 

vendredi 15 janvier 2016

Carte postale du 16.01.1916





Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bab Marouche (1), le 16-1-1916

Chérie, 

Tes lettres des 2 et 5 courant viennent de me parvenir en cours de route et je te confirme ma carte du 13. Nous sommes dans les hautes montagnes à côté d’un joli petit poste, mais la date de notre rentrée est encore incertaine. J’espère cependant être à temps à Taza pour t’écrire une longue lettre pour le 30 courant, ainsi que de t’adresser un petit souvenir.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul


Note (François Beautier)
-"Bab Marouche" : officiellement "Bab Moroudj". Paul a mentionné le 16 juillet 1915 ce poste construit à l'été 1915 au nord de Taza pour contrôler le territoire des Branes alors rebelles.

lundi 11 janvier 2016

Carte postale du 12.01.1916





Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

le 12 Janvier 1916

Chérie,

Depuis le 9 nous nous trouvons en colonne, actuellement à une trentaine de kilomètres de Taza. Le temps est beau, seulement les nuits sont glaciales. Pour les détails consulter les communiqués officiels du front de Beni Kra Kra (1).
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


                                                   Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Beni Kra Kra" : officiellement "Beni Krakra", tribu rebelle alliée de celle des Branes avant que celle-ci ait été presque complètement pacifiée de force à l'été 1915. La tribu des Beni Krakra, déjà évoquée par Paul le 6 août 1915, était alors installée à une trentaine de kilomètres au nord-est de Taza, dans le secteur du Rif que devait contrôler le fortin français de Sidi Belkassem. Voir l'Historique du 8e G.A.C.A. ( numérisé par P. Chagnoux - 2006):
"Déjà, au début de décembre 1915ABD EL MALEK, d'abord chef d'une simple bande de pillards avant de devenir un ennemi dangereux, avait provoqué des sorties du Groupe mobile de Taza. Ses tribus avait essuyé le tir de nos canons sur la Casbah de Sidi- Mansour, sur le territoire Magraoua et sur les pentes du DjebeBou Méhéris. Pendant les mois de janvier et février des colonnes sont de nouveau organisées contre ABD EL MALEK pour le châtier de l'opposition qu'il nous fait.
D'ailleurs, il faut reconnaitre, là encore, l'action de l'Allemagne dont ABD EL MALEK n'était que l'instrument."


dimanche 3 janvier 2016

Lettre du 04.01.1916

Portrait de couronnement de Georges V

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 4 Janvier 1916

Ma Chérie,

Je viens de recevoir tes lettres des 25 et 26 Décembre ainsi que le colis dont je te remercie vivement. Il est seulement regrettable que tu n’aies pas cousu ce colis dans une forte toile comme tu le faisais autrefois car la caisse, beaucoup trop faible pour un transport aussi long, est arrivée en piteux état. Je suppose même qu’on a volé une partie de son contenu, du moins à en juger par le vide qu’il y avait dans la boîte et les clefs de rabiot, c.à.d. qu’il y avait en plus de celles attachées aux boîtes (1). Toutefois, comme je ne connaissais point le contenu au départ, je ne pouvais même pas essayer une réclamation. Voici dans tous les cas ce que j’ai trouvé : 1 grande boîte de maquereaux marinés ; 1 grande boîte de cassoulet ; 1 petite boîte de confiture ; 2 tablettes de chocolat suisse ; 1 tablette de chocolat Louit (2); 1 morceau de pain d’épice. Tu me feras plaisir en me disant s’il n’y a rien de volé: comme le transit au Chemin de Fer est ici au Maroc entre les mains de soldats, il ne serait point étonnant que quelques boîtes aient disparu. Cela arrive assez fréquemment aux colis non cousus. Comme j’avais juste acheté hier une boîte de confiture anglaise, je te dirai par un prochain courrier si la tienne est meilleure : comme quantité, elle est à peu près la moitié de l’autre !
Je ne me rappelle pas avoir lu le petit livre d’Emerson (3). Celui de Romain Rolland (4) t’est-il parvenu entretemps ? L’histoire de Mme Raymonde (5) ne doit pas avoir fait plaisir aux Pl. Il est vrai que surtout lui ne l’aimait pas trop, la jugeant d’être trop volage. Elle était du reste fort jeune en se mariant ; si elle avait eu déjà un gosse (6), cela l’aurait probablement changée un peu. Mr Plantain, lorsqu’il me parlait de sa permission passée à Bordeaux, ajoutait qu’il avait été tellement accaparé par les affaires que le temps lui avait manqué de voir les amis !
En lisant les journaux des 24-25-26 j’avais malgré mon scepticisme, le sentiment que la paix est peut-être plus proche que nous le pensons ou que nous osons penser. Le message du roi d’Angleterre (7) à ses troupes, les extraits des journaux allemands et l’attitude des socialistes allemands (8) laissent tout de même germer un grain d’espoir. En attendant, le massacre continue naturellement. Ici, dans la région de Taza, cela sent bien mauvais depuis quelque temps. Il ne se passe pas une nuit où l’on n’entend pas des coups de fusil ou même la mitrailleuse. Aussi est-il à peu près certain que nous ferons encore une grande colonne au cours de ce mois-ci. On parle de réunir toutes les troupes disponibles de l’Oriental et de l’Occidental (9) (c.à.d. qu’il ne resterait que les Territoriaux) et d’aller du côté de Sidi Bel Cassen (10), sous la conduite du Général Henri (11), de Fez (12). Je te fixerai dès que je connaîtrai la date exacte du départ.
Pour ce qui est du “Kinderglaube” (13) dont tu parles par rapport à Suzanne, je ne sais pas si c’est bien prudent d’inculquer aux enfants des idées mystérieuses, fût-ce seulement celle du Petit Noël (14). L’idée en elle-même est certainement charmante et j’aurais eu autant de plaisir qu’eux en voyant les enfants ranger leurs souliers devant la cheminée. Mais pourquoi pas leur dire franchement que les surprises viennent des parents ou de ceux qui les aiment, comme on le fait à leur anniversaire ? 
Malgré tout ce qui s’est passé depuis la guerre, je serais étonné que la famille Leconte ne t’envoie pas des voeux de nouvel an. Me suis-je trompé ?
Le Cérous (15) et le gâteau à l’ananas m’ont plongé dans des réflexions profondes sur les vicissitudes de l’existence humaine. J’espère néanmoins qu’une bouteille de Lauforey Peyraguey (16) aura survécu à la guerre pour fêter dignement mon retour.
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "clefs attachées aux boîtes" : il s'agit des clés pour ouvrir les boîtes de conserves en enroulant les couvercles.
2) - "chocolat Louit" : producteur installé à Bordeaux.
3) - "petit livre d'Emerson" : il pourrait s'agir de Ralph Waldo Emerson, philosophe moraliste américain (1803-1882), à la mode en Europe au début du XXe siècle alors qu'il souhaitait que les USA se libèrent de la vieille culture européenne. La plupart de ses textes courts étaient habituellement regroupés en petits livres par les éditeurs.
4) - "celui de Romain Rolland" : il s'agit de “Au-dessus de la mêlée”, que Paul a reçu et lu en décembre 1915 (voir sa lettre du 17/12).
5) - "Mme Raymonde" : cette personne, qui devait appartenir à l'entourage des Plantain, amis des Gusdorf, n'a pas laissé d'autre trace...
6) - "un gosse" : ce style populaire inhabituel chez Paul signale une désapprobation (envers Mme Raymonde) et peut-être le désir de parler et de réagir comme un Poilu.
7) - "du roi d'Angleterre" : il s'agit du roi-empereur Georges V d'Angleterre, prince de Saxe-Cobourg-Gotha et cousin germain de l'empereur Guillaume II d'Allemagne.
8) - "des socialistes allemands" : depuis le Congrès socialiste international qui s'est tenu en septembre 1915 à Zimmerwald, en Suisse, les socialistes allemands d'opposition adoptent - comme leurs homologues français - des positions pacifistes consistant à réclamer l'arrêt des combats et l'ouverture de négociations. Paul cherche à rassurer Marthe en pointant les vagues déclarations de bons vœux annuels évoquant l'espoir d'une paix négociée. 
9) - "l'Oriental et l'Occidental" : les deux Maroc, dont Taza contrôle la liaison routière et ferroviaire.
10)- "Sidi Bel Cassen" : officiellement "Sidi Belkassem", un poste fortifié au nord-est de Taza, à 15 kilomètres au nord de Msoun, au bas du versant sud du Rif d'où les "rebelles" anticolonialistes mènent leurs attaques surprises contre les troupes françaises. 
11) - "Général Henri" : il s'agit du Général Henrys, affecté depuis 1913 par Lyautey au contrôle des tribus "rebelles" du Moyen Atlas. Paul l'a déjà mentionné le 20 juillet 1915.
12) - "Fez" : officiellement "Fès".
13) - "Kinderglaube" : croyances enfantines.
14) - "Petit Noël" : autre nom du "Père Noël" que l'on dit "Noël de la fin décembre" ou "Petit Noël" dans les pays où la Saint-Nicolas (début décembre), plus ancienne, est demeurée la principale fête annuelle des enfants. 
15) - "le Cérous" : le vin de xérès, en écriture phonétique. 
16) - "Lauforey Peyraguey" : en fait Château Laforie-Peyraguey, vin classé premier grand cru de Sauternes depuis 1855.