samedi 30 mai 2015

Lettre du 31.05.1915

Document Gallica BNF



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 31 Mai 1915

Chérie, 

J’ai les lettres des 18 et 21 et, une fois de plus, ne comprends pas que mes correspondances subissent des retards tels que les lettres des 4 et 6 ne sont arrivées que le 18 ! Les tiennes arrivent bien plus rapidement, car celle du 21 était en ma possession le 30 au soir. Comme déjà dit, les journaux viennent aussi de nouveau régulièrement ce qui m’est d’autant plus agréable que durant la colonne, tous les Echos sont de suite réexpédiés. Il faut faire irruption au Cercle des Officiers pour connaître les nouvelles.
Ta lettre du 18 est un peu vive - enfin, tu as un peu raison et c’est une malchance extraordinaire que juste cette lettre de Février ait été égarée. Enfin, que l’incident soit clos, mais si à l’avenir tu as une communication importante à me faire, tu feras bien d’en parler dans 2 lettres successives. J’espère fermement qu’on te laissera tranquille jusqu’à la fin de la guerre ; as-tu fait voir au Commissaire mon certificat de présence ? L’histoire de l’argent de Nantes n’est probablement pas un oubli mais une chicane voulue. Enfin, tu me communiqueras promptement la réponse du G (1) et, si elle est négative, tu iras trouver le représentant du séquestre car je suppose que l’avoué de la rue Margaux (2) représente aussi le nouveau séquestre (3). Au besoin, tu écriras directement au séquestre à Nantes pour réclamer les 300 Frs. Inutile de te rappeler que le cas échéant tu vendras des titres à commencer par une Communale 1912 et ensuite une action du Métropolitain.
Le Manuel anglais est au moins aussi pratique que le Polyglott, merci pour l’envoi. Je voudrais bien lire le bouquin “J’accuse” (4) dont j’ai du reste lu assez souvent dans les journaux. Mais je serais désolé s’il se perdait en route ; si ce n’est qu’une brochure, je te prie de l’envoyer comme lettre, si cependant c’est un volume d’une certaine taille, garde-le plutôt. Oui, ici aussi on attache beaucoup d’importance à l’entrée en lice de l’Italie qui doit entraîner la Roumanie qui, elle, sera certainement suivie par d’autres Etats balcaniques, notamment la Bulgarie (5).
Penhoat vient de m’écrire la lettre ci-jointe accompagnée de la coupure du Matin que j’ajoute également ; et l’article est bien écrit, mais j’ai peur que quant à la lettre, tu ne puisses pas la déchiffrer. Merci aussi pour les 3 n° de “J’ai vu” (6). L’article de l’Abbé Wetterlé (7) m’intéresse beaucoup, et j’ai ressenti quelque chose comme un plaisir en lisant l’allusion à la restitution éventuelle du Royaume de Hanovre comprenant peut-être Brunswick - restitution désirée par les Anglais (8). Tu ne m’as jamais répondu au sujet de la question religieuse pour les enfants ? Tu n’es donc pas de mon avis ? (9)
Malgré le dimanche, nous avons fait convoi hier, comme du reste vendredi dernier. La colonne va peut-être rentrer après-demain ; il y a encore eu des combats assez sérieux et notre compagnie a eu quelques blessés, mais pas de morts, mais il paraît que nos 3 officiers ont attrapé la fièvre.
Hier soir, nous nous sommes payé le luxe, quelques camarades et moi, de faire des crêpes de pommes de terre (Puffer) (10) et nous les avons mangées avec une boîte de cerises. Aujourd’hui, nous avons de la salade superbe et nous avons pu nous procurer à bon compte de la confiture de fraise. Quant à mon argent, tu n’as pas besoin d’en envoyer avant la fin du mois de Juin.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Suzanne travaille sérieusement ? Et Alice parle-t-elle à peu près ?
Il est vraiment dommage que Mme Plantain soit tellement prise de son côté, car je pense souvent à ton isolement. Ici encore on peut se rencontrer avec les camarades tandis que toi tu n’as pour ainsi dire personne là-bas.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


                                                  Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer))
1) - "du G." : Lucien Leconte. 
2) - "rue Margaux" : à Bordeaux.
3) - "le nouveau séquestre" : il s'agit vraisemblablement d'une délocalisation de Nantes à Bordeaux de l'administration du séquestre des biens appartenant à Paul dans la société Leconte. Cette mesure correspondrait à l'une des dernières ordonnances alors prise par l'État (publiées au Journal officiel du 29 mai 1915) pour modifier les conditions d'application du décret du 27 septembre 1914 qui avait établi le séquestre des établissements commerciaux, industriels et agricoles appartenant à des Allemands, Autrichiens ou Hongrois.
4) - "J'accuse" : il s'agit d'un livre d'auteur anonyme alors récemment publié chez Payot titré "J'accuse, par un Allemand", accusant l'Allemagne d'avoir voulu et déclenché la guerre. L'auteur, Richard Grelling, révélé après la dernière réédition en 1919, était un journaliste pacifiste allemand réfugié en Suisse depuis 1915. 
5) - "la Bulgarie" : en négociation avec la Triplice dès le début de la Grande Guerre pour se faire attribuer la Macédoine (alors serbe), le royaume bulgare refuse le 5 octobre 1914 l'ultimatum des Alliés l'enjoignant de rompre avec l'Allemagne et envoie dès le lendemain des troupes participer à la campagne des puissances centrales contre la Serbie. Le 29 mai 1915 la Triple Alliance, à la demande de la Russie, lui promet une partie de la Macédoine (aux dépens de la Serbie). Paul fait allusion à cette initiative des Alliés et manifeste ses - et leurs - espérances. Mais la Bulgarie demeurera dans le camp de l'Allemagne  jusqu'au 26 septembre 1918, date de sa demande d'armistice auprès de l'Armée française d'Orient.
6) - "J'ai vu" : hebdomadaire d'actualités et de témoignages portant sur la guerre, illustré de dessins et de photographies, édité à Paris de l'automne 1914 à l'été 1920.
7) - "Abbé Wetterlé" : il s'agit d'Émile Wetterlé (1861-1931), alors prêtre catholique et journaliste alsacien francophile et germanophobe, exilé en France depuis le début de la Grande Guerre, ancien député autonomiste au Reichstag de 1898 à 1914, futur député à l'Assemblée nationale française de 1919 à 1924. A cette époque, l'abbé vient de publier en feuilleton (auquel Paul fait allusion) puis en livre, chez "L'édition française illustrée" (qui publie l'hebdomadaire "J'ai vu") une série de textes consacrés essentiellement à sa vision germanophobe de la guerre et des Allemands. Paul se sentait évidemment des affinités avec ce "ressortissant ennemi" (officiellement allemand) francophile et germanophobe... 
8) - "les Anglais" : Paul, qui est né au sud de la ville de Hanovre regrette que le Royaume de Hanovre, dont la couronne appartenait à la même dynastie que celle de l'Angleterre depuis 1714, ait refusé en 1837 l'accession d'une femme à son trône (il s'agissait de la Reine Victoria tout juste couronnée par les Anglais) et ait ainsi placé le Hanovre dans le champ de l'Autriche, puis sous la coupe de la Prusse avant d'être  finalement annexé par le Reich allemand en 1871. La ville de Brunswick, siège du duché de Brunswick séparé du Royaume de Hanovre depuis le Congrès de Vienne en 1815, aurait pu elle-aussi être ou ne pas être revendiquée par les Anglais, mais il s'agit là d'élucubrations anglophiles nostalgiques.
9) - "la question religieuse": bien que ni lui ni Marthe ne soient croyants, Paul est d'avis que ses enfants devraient fréquenter une école religieuse, considérant qu'il s'agit d'un atout pour leur intégration. 
10) - "Puffer" : en allemand "Kartoffelpuffer", crêpe de pomme de terre, réduit par Paul à "Puffer".

mardi 26 mai 2015

Lettre du 27.05.1915

Paysage du Rif (carte postale Delcampe)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 27 Mai 1915

Ma chérie, 

Depuis ma carte postale du 25 courant j’ai reçu ton envoi d’imprimés contenant les 2 livres anglais, mais pas une ligne. J’espère néanmoins que tu vas bien ainsi que les enfants et qu’aucun incident n’est survenu. Pour ta gouverne, le manuel espagnol est destiné à notre infirmier, celui qui est natif de Caudéran et qui veut apprendre l’anglais.
D’après le communiqué arrivé par t.s.f. l’Italie s’est enfin décidée à déclarer la guerre à l’Autriche (1), ce qui ne pourra que favorablement influencer la solution d’autant plus que la Roumanie, liée avec l’Italie, se mettra aussi certainement en ligne (2). Comme tous les journaux arrivant d’Oran (l’Echo) sont réexpédiés à notre colonne (3), j’attends avec impatience tes envois de journaux de Paris qui, j’espère, continueront à arriver régulièrement via Oujda. Notre Colonne semble rester encore un bon moment dehors ; on annonçait hier encore quelques rencontres favorables (4), mais ce qui rend les opérations difficiles c’est non seulement le terrain montagneux, mais la proximité de la frontière espagnole (du Maroc espagnol ((Riff)) (5) s’entend) que nos troupes ne peuvent pas traverser tandis que les bicots le font. En attendant nous continuons à manger le menu vraiment monotone des territoriaux : tous les midis de la soupe aux nouilles ; tous les soirs du mouton et des haricots, ces derniers tous les dix jours une fois remplacés par du riz au lait. C’est bien préparé mais c’est toujours la même chose. Hier soir j’ai acheté une boîte de harengs marinés très bons qui coûte ici 2 Frs 50 et en marchandant dur 2 Frs 25. Quel est actuellement le prix du pain à Bordeaux ?
J’emploie le calme relatif que nous avons pendant la colonne pour compléter mon mobilier. J’ai perfectionné mon lit qui, placé au milieu du marabout, est donc un véritable lit de milieu. J’ai confectionné de toutes pièces une armoire à glace à laquelle il ne manque que ... la glace. Mon rasoir mécanique me rend de grands services et je suis vraiment content de l’avoir ici. J’aurais bien voulu t’expédier les 2 caleçons de laine que j’ai ici, mais comme il est difficile de faire des colis, je vais être forcé de les garder, bien qu’ils ne me servent plus. En ce qui concerne le reste du linge, j’en ai ici et ce ne sont que des chaussettes en coton que j’achète ici à 1 Fr la paire. La chaleur devient de plus en plus grande et c’est rarement que nous avons quelques gouttes de pluie. L’autre jour, en lavant et me baignant dans l’oued, je me suis complètement brûlé le dos au soleil. La peau s’en va et on devient brun comme les indigènes. Les vieux légionnaires ne ressemblent du reste presque plus à des “peaux blanches” tellement ils sont brûlés par le soleil. Toutefois, comme nous allons maintenant aux convois en kaki et sans sac, je m’y porte bien. Je mange pas mal de chocolat pour éviter des diarrhées parce que la dysenterie n’est pas rare en été dans ce pays. J’espère toujours ne plus passer ici les mois de Juillet et Août où la chaleur devient insupportable. Notre sieste est maintenant de 10 hs à 14 hs 30 de sorte que l’après-midi est vite passé car le “Rompez” est à 17 heures.
Dans la Gazette de Genève (6) dont j’ai pu avoir quelques numéros, il y avait le 20 Avril une “Bekanntmachung” (7) de l’Ambassade allemande de Berne demandant à tous les Allemands appartenant au Landsturm (8) et domiciliés à l’étranger de rentrer en Allemagne. C’est un peu tard pour ceux habitant la France, l’Angleterre et la Russie (9).
Que font les enfants ? Parlent-ils souvent de moi ? Je parie que Georges ne me reconnaîtra même pas, sans même parler d’Alice. Et Hélène, est-ce qu’elle est toujours dévouée ?
Je t’embrasse bien ainsi que les enfants.


                                            Paul

Notes (François Beautier)
1) - "guerre à l'Autriche" : effectivement, le 23 mai 1915, il y a donc à peine 4 jours.
2) - "en ligne" : la Roumanie, neutre et pacifiste, ne rejoindra les Alliés que le 28 août 1916.
3) - "Notre colonne" : Paul n'y participe pas mais s'en dit ainsi solidaire.
4) - "rencontres favorables" : des escarmouches et batailles dont l'issue est favorable aux forces françaises.
5) - "((Riff))" : en fait le Rif, obstacle naturel en lui-même, peuplé de Rifains (des Berbères) hostiles à la colonisation aussi bien espagnole que française.
6) - "Gazette de Genève" : cette presse d'un pays neutre n'est pas interdite et peut donc arriver à Taza par le courrier..
7) - "Bekanntmachung" : avis, annonce, publication officielle...
8) - "Landsturm" : défense territoriale allemande (comparable à l'Armée territoriale française). Paul, vient d'avoir 33 ans, aurait été encore "trop jeune" pour y être affecté. Par ailleurs il avait été réformé en Allemagne pour myopie...
9) - "Russie" : effectivement, les Alliés ont fermé leurs frontières (entrée et sortie) aux ressortissants de la Triple Entente depuis le début de la guerre.  

dimanche 24 mai 2015

Carte postale du 25.05.1915




La carte semble avoir particulièrement souffert dans le transport...



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 25-5-1915

Chérie,

Je viens de recevoir les deux petits bouquins anglais (1) et t’en remercie. Veux-tu avoir l’obligeance de m’envoyer une aiguille pour stopper (2) dans ta prochaine lettre. Tu l’envelopperas bien dans du papier en mettant un petit bout de liège sur la pointe.
Mille tendresses pour toi et les enfants.

                                                 Paul

Note (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Livres de conversation anglaise, demandés par Paul pour entretenir son anglais, ou donner des cours particuliers.
2) - "pour stopper" : pour raccommoder.

vendredi 22 mai 2015

Lettre du 23.05.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet  22 Caudéran

Taza, le 23 Mai 1915

Ma chère petite femme,

Voilà donc le dimanche de Pentecôte : encore le jour de notre mariage et avant l’anniversaire de notre fille aînée et nous aurons passé séparément toutes les fêtes, tous les “Leuchtende Tage” (1) en cette mémorable année 1914/15. Il fait lourd aujourd’hui, un orage est dans l’air et les mouches nous embêtent dans notre marabout où nous ne sommes plus que deux pendant la durée de notre colonne. On s’est levé ce matin à 9 1/2 hs. car la fusillade et les coups de canon se succédaient tellement hier soir que je me suis endormi seulement à minuit. Cela a dû chauffer du côté de Bab Mersurca (2) cette nuit, ou bien notre colonne a été attaquée ; ici on n’a échangé que des coups de fusil sans gravité (3). Nous venons de déjeuner assez agréablement et nous nous sommes préparé une bonne salade que je mange maintenant au besoin 2 fois par jour.
Ta lettre du 13 est arrivée hier soir avec 3 journaux, merci du tout. Comme déjà dit, restons dans le status quo avec notre maison jusqu’à la fin de la guerre. Si cela devenait réellement nécessaire, nous trouverions déjà moyen de nous arranger après la guerre. En attendant, et une fois le dernier versement sur les Communales 1912 fait, tu toucheras toujours 600/800 Frs d’intérêt par an qui te permettent d’augmenter ton budget. Mme Robin attendra tout simplement comme beaucoup d’autres propriétaires après le prochain acompte que tu lui payeras suivant ma dernière lettre. Enfin, si la guerre se finit victorieusement, nos papiers, c.à.d. les titres, monteront sensiblement, car il n’y a pas un seul titre allemand ou autrichien parmi eux. D’un autre côté, sois certaine que les affaires de la maison L. L. et Cie reprendront aussi rapidement et qu’à la fin 1915 j’aurai 3000 Frs à toucher rien que comme intérêt de mon capital dans la maison, suivant contrat. Il est bien entendu que nos prélèvements à nous trois représentent la presque totalité des pertes subies par la maison. La situation n’est donc au total pas aussi mauvaise que tu le penses et tu peux être sûre qu’une fois réunis après la guerre, nous vivrons encore des temps heureux, plus heureux peut-être que jusqu’ici parce que nous nous comprendrons mieux et que tu ne te plaindras plus que je sois injuste vis-à-vis de toi. Tu vois aussi trop noir en escomptant une deuxième campagne d’hiver : elle ne sera point nécessaire, crois-moi. Du reste, les communiqués de ces derniers temps étaient excellents et tout laisse prévoir qu’une grande action générale se déclenchera bientôt et qu’on attend peut-être l’entrée en ligne de l’Italie (4) pour marcher résolument à l’avant.
Je suis content que tu aies reçu des nouvelles de ta mère et que de ce côté tu sois sans inquiétude. Mr. Wool. n’a-t-il pas reçu ma carte de l’autre jour ? Ne tâche pas maintenant à trouver du travail hors de la maison. Tu en as assez avec les enfants et le ménage, surtout que tu fais toi-même tout l’habillement des gosses. Et n’oublie pas que si les 300 Frs étaient trop justes, nous trouverions toujours quelques sous, soit en vendant des titres, soit en m’adressant à Penhoat. Surtout, paie le dernier versement du Crédit Foncier en vendant une obligation et suis bien les tirages des Communales 1891 et 1912.
J’ai souvent les 2 photos en mains, celle des 3 enfants et la tienne avec les 2 aînés. Et il me revient aussi à l’idée que notre jeunesse à nous s’est passée encore sous le rayonnement de la guerre 1870/71 (5). Suppose un moment que cette guerre là, soit cette victoire prussienne n’aurait jamais existé, ta mentalité n’aurait-elle pas été formée tout autrement, non seulement à l’école, mais encore par tes parents ? Toute l’attitude de l’Allemagne était celle d’un véritable parvenu, arrivé trop vite, devenu riche en une seule fois et se croyant de ce fait supérieur à tous les autres. Lorsque Napoléon 1° (6) était devenu trop puissant, il s’est trouvé une coalition qui, à la longue, l’a abattu ; ce sera la même chose avec l’Allemagne moderne.
Tu ne m’as jamais dit d’où tu as formé ton opinion sur le rôle de l’Angleterre (7).
Dis donc à Suzanne d’écrire toute seule quelques lettres en dessous de tes prochaines lignes pour que je voie son écriture. Inclus les coupures en retour.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes plus tendres baisers.

                                               Paul


Le bonjour à Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "Leuchtende Tage" (rectifier l'orthographe) : "jours lumineux", jours heureux.
2) - "Bab Mersurca" : en fait Bab Merzouka (actuel Bab Marzouka), avant-poste alors récemment établit sur la crête du “Col du Touahar”, à une douzaine de km à l’ouest de Taza, pour contrôler la route de Fès. Ce poste effectivement attaqué à la fin mai 1915 fut ensuite équipé d'un canon.
3) - "des coups de fusil sans gravité" : Paul ne précise pas s'il a lui-même tiré ou si "on" lui a tiré dessus. Il euphémise aussi les conséquences des attaques des "rebelles" sur les soldats de l'armée française. Au regard de l'Histoire le témoignage de Paul est ainsi faussé par son parti-pris de rassurer Marthe. Cependant Paul ne peut pas mentir exagérément car son épouse, qui lit la presse, n'aurait bientôt plus aucune confiance en lui. En somme, la vraie valeur de son témoignage tient à ce qu'il dit et laisse entendre de la stratégie d'un couple pour survivre à la guerre. 
4) - "l'Italie" : c'est précisément ce jour-même, le 23 mai 1915, que l'Italie rejoint le camp des Alliés.
5) - "guerre de 1870-71" :  défaite française, victoire prussienne, constitution du Reich allemand...
6) - "Napoléon 1er" : par cette référence négative Paul s'exprime non pas à la manière d'un francophobe mais comme un historien impartial ou un partisan de la République française.
7) - "l'Angleterre" : la rumeur se répand à partir du printemps 1915 à partir de plusieurs milieux occidentaux (pacifistes, socialistes, partisans d'une Société des Nations) ainsi que de la propagande pro-allemande, que l'Angleterre chercherait à faire s'affronter durablement la France et l'Allemagne pour qu'elles en meurent et lui laissent la première place en Europe. 

mercredi 20 mai 2015

Lettre du 21.05.1915

Goumiers autour d'un feu - © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN / Photo musée de l'Armée

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 21 Mai 1915

Rentrant ce soir je trouve les lignes des 5 et 8 courant et te prie de m’excuser de n’avoir pas écrit plus fréquemment cette semaine : je n’avais effectivement pas l’occasion car il n’y avait qu’un seul convoi de ravitaillement, le même qui a pris ma carte postale. Enfin me voilà de retour bon premier, car la colonne ne rentrera que dans une huitaine ou même plus tard. Mais je ne crois pas que je partirai encore une fois en colonne, car, une fois les hommes rentrés, on ne fera probablement pas une autre expédition. Ce qu’il y a de plus désagréable maintenant, c’est la grande chaleur qui sévit depuis 8 hs. à 16 1/2 et 17 hs. à peu près. C’est une chaleur torride, sans aucune brise et qui amène des milliers de mouches et de cafards. On est comme abruti et on n’attend que le soir qui est frais et quelquefois même froid. Les Brannès (1) contre lesquels est dirigée notre expédition ont été plus avertis que l’autre jour. 2/3 à peu près se sont soumis, tandis qu’une fraction qui forme pour ainsi dire une tribu à part, continue à nous faire la guerre. Ces derniers vont avoir quelques villages détruits, ainsi que leurs récoltes ; ils abandonneront le pays pour se retirer dans les montagnes d’où ils nous attaqueront alors lorsque l’occasion est favorable. Mais comme ils auront besoin de descendre dans la plaine pour faire paître leurs troupeaux, ils ne se tiendront pas longtemps. Les Brannès soumis payent une indemnité et livrent les déserteurs (2); ils auront la protection et peuvent entrer dans la cavalerie marocaine, soit dans les Spahis du Maghzeu (3) ou le Goum.
Il y a là-bas dans les environs du nouveau poste Djebel Alfa (4) de magnifiques champs de blé et d’orge qui poussent à hauteur d’homme comme on n’en voit pas en France. Mais les sauterelles, des bêtes énormes (Heuschrecken) (5) commençaient aussi à faire leur apparition ...
Ta lettre du 10 Mai et les journaux des 10 et 11 ; comme déjà dit, les imprimés arrivent maintenant régulièrement. Je te remercie aussi des coupures et je suis touché de ce que tu as découpé la mort de Paul Pons (6) parce que tu sais que la lutte m’intéresse. Je lis aussi toujours l’Echo d’Oran et constate que les derniers communiqués sont bons. L’histoire de Sven Hedin (7), d’origine allemande, est peu banale !
En ce qui concerne le loyer, paie la moitié, soit 175 Frs, pour prouver notre bonne volonté. Et si tu dois payer le dernier versement des Communales 1912, tu vendras l’obligation déjà entièrement libérée, celle que j’avais achetée à Devilliers (n° 68892) qui te rapportera environ 210 Frs actuellement. Tu n’auras qu’à faire vendre par Mr. Wooloughan, mais tu ou lui ferez attention s’il n’y a pas un coupon de 3 Frs 75 à détacher de cette obligation. Je n’ai plus eu des nouvelles de Leconte et je m’en moque du reste. De ce côté, je suis sans souci car tout s’expliquera après la guerre et si je voulais le faire chanter ce ne serait très probablement pas difficile pour moi. A propos t’ai-je raconté en son temps qu’aux Sables d’Olonnes un jour, il envisageait le mariage de Suzette avec son Jean ? J’ai ouvert du reste ton paquet de pansements pour faire plaisir à un camarade blessé et j’ai constaté que la teinture d’iode est très ingénieusement présentée dans ces tubes !
Je pense souvent à notre jolie maison et le jardin que je ne connais pas encore bien arrangé et il me faut souvent tout mon courage pour ne pas me laisser attendrir à la pensée que toi et les enfants vous menez là une existence si imprévue et si triste ... Mais j’ai toujours la ferme conviction que tout s’arrangera et qu’en automne au plus tard je serai de retour.
Il nous restera ensuite encore assez de temps pour rattraper le temps perdu et nous garderons peut-être un bon souvenir de ce triste temps qui nous permet toutefois de constater que nous ne pouvons guère exister l’un sans l’autre.
Mes meilleurs baisers


                                            Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Brannès" :  Branes (ou Branès).
2) - "déserteurs" : des légionnaires et des soldats musulmans de l'Armée d'Afrique sensibles au mot d'ordre de Guerre Sainte contre les Français.
3) - "les Spahis du Maghzeu" : soldats de la cavalerie du gouvernement du Sultan du Maroc (le Makhzen), intégrés depuis le Protectorat de 1912 dans l'Armée d'Afrique. Comme les goumiers et les tirailleurs autochtones, les spahis sont alors pour la plupart issus de tribus berbères désireuses de contrer l'influence arabe en Afrique du Nord en prenant le parti de la France, alors que les "rebelles" qu'ils affrontent sont le plus souvent eux-mêmes berbères mais ont choisi d'enrayer d'abord la colonisation de leurs territoires par la France.
4) - "Djebel Alfa" : Djebel el Halfa, avant-poste installé à 25 km environ de Taza, il fut vainement attaqué avant son achèvement par les Branes les 5 et 7 mai 1915. On consultera sur ce sujet l'article de Charles Mouret sur l'Exposition de Casablanca, Annales de Géographie, 1915, volume 23, n° 132  
 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1915_num_23_132_8021
5) - "Heuschrecken" : criquets pèlerins (la "huitième plaie d'Égypte" selon la Bible).
6) - "Paul Pons" : lutteur français, champion mondial de lutte en 1898,  surnommé "Le Colosse", effectivement décédé en 1915. 
7) - "Sven Hedin" : très célèbre explorateur et géographe suédois qui participa à la propagande de l'Allemagne et fut de ce fait expulsé des Sociétés de Géographie de Londres puis de Paris en 1915. Ce qui était sans doute "peu banal" (et déplorable) aux yeux de Paul - qui ne l'écrit pas - était que le grand-père de ce Suédois germanophile était un rabbin allemand. 

samedi 16 mai 2015

Carte postale du 17.05.1915

De façon tout à fait atypique, Paul a mis son message après la formule de tendresse et la signature

Nouveau modèle de carte avec les drapeaux alliés


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 17-5-1915

                      Bonnes tendresses

                                        Paul


Suis toujours en bonne santé et j’espère qu’il en est de même avec toi et les enfants. (1)

Note (Anne-Lise Volmer)
1) - Paul est cette fois-ci parti, avec la colonne du 14 dont il avait parlé dans sa lettre précédente. La rédaction atypique de la carte pourrait être un code convenu avec Marthe. 

mercredi 13 mai 2015

Lettre du 14.05.1915

La salle des Allemands, dans l'asile d'aliénés de Bitray, près de Châteauroux, qui servit de camp de concentration pendant la guerre (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/memoire_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_98=SERIE&VALUE_98=Camp%20de%20prisonniers%20civils&DOM=Tous&REL_SPECIFIC=1

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 14 Mai 1915

Ma chère petite femme,

J’ai ta lettre du 2 Mai et je reçois de nouveau régulièrement les journaux, les derniers arrivés ce soir datant du 4 et du 5 courant.
Je suis peiné de voir que tu te laisses tellement aller au désespoir : certes, ton sort est peu enviable en ce moment, mais songe que le mien ne l’est pas davantage et qu’il en est ainsi de presque tout le monde. N’oublie pas non plus que certainement la guerre se terminera à la fin de l’été ou en automne au plus tard, car il est sûr que d’un côté comme de l’autre, les hommes ne feront plus une deuxième campagne d’hiver dans les tranchées. Certes, l’offensive générale dont on a tant parlé se fait attendre ; mais elle peut se déclencher d’un moment à l’autre et il va sans dire que le communiqué n’en mentionne rien tant que l’opération ne bat pas son plein. On attend sans doute un moment donné, une occasion quelconque et dont nous ignorons nécessairement tout. Une fois les Allemands hors de France et de Belgique, l’affaire sera vite bouclée et la paix sera signée d’une façon aussi inattendue que la guerre a été déclarée. D’ici là il faut tenir bon et tu dois garder tout ton courage ; j’espère sincèrement que la menace du Camp de Concentration (1) ne se réalisera pas, surtout si tu produis le certificat de présence au Maroc que je t’ai envoyé. Il ne faut pas prendre non plus au tragique notre avenir : Penhoat étant fourrier (2) ne courra pas trop de risques en Belgique (3) et moi, je ne risque pas davantage ici. Evidemment, on entend quelquefois siffler les balles, mais il serait triste s’il en fût autrement avec un engagé pour la durée de la guerre. Les pertes de la maison L. L. et Cie (4) représentent tout au plus les prélèvements des 3 associés ; certes L (5) pourrait se débrouiller autrement, mais il ne peut pas ou plutôt n’ose pas quitter le terrain de la pure surveillance. De là jusqu’à la dissolution de la maison il y a loin et même Penhoat qui était le premier à crier n’y pense pas sérieusement ; mais même s’il y pensait, la chose ne serait pas bien facile, car un contrat en bonne et due forme nous lie. En ce qui concerne notre loyer, ne t’en inquiète pas : c’est une question secondaire que nous résoudrons lorsque le moment sera venu. Si nous voulons résilier, nous pourrons toujours, mais je ne pense pas que cela sera nécessaire. Il faut surtout éviter de se laisser abattre : crois- moi qu’il ne sera point facile de trouver maintenant du travail, même en Suisse (6), où nécessairement l’affluence est considérable pendant la guerre. Et puis, tu oublies les enfants ! Crois-moi, tout cela passera et ne restera qu’un mauvais rêve ; nous remonterons le courant, à la seule condition que nous conserverons notre santé et notre courage.
Donc, Mme Laforcade est enfin morte ! Mme Plantain (7) sera certes soulagée de la fin de ce cauchemar ; peut-être auras-tu l’occasion de la voir plus souvent maintenant ce qui ne pourrait te faire que du bien. Je vais écrire un mot à Georges et à Mr. Plantain.
Il fait une chaleur accablante ici, depuis quelque temps nous commençons à avoir un peu plus de temps pour la sieste à midi. Le “rompez” du matin est sonné à 10 hs. et le travail reprend à 13 hs. seulement ; bientôt ce sera même à 14 hs. ou même 15 hs. On est étendu sur son lit sans avoir le courage de se lever et se défend mollement contre les innombrables mouches. Les soirées cependant sont agréables et les nuits même fraîches. J’ai beaucoup observé les cigognes qui ont leur nid en face de la tour où j’étais encore hier de garde et qui ont des petits depuis 48 hs. C’est vraiment curieux de regarder le père babiller chaque fois qu’il porte des grenouilles au nid, comme s’il racontait à la femelle les évènements.
Oui, les Lettres de mon Moulin sont ravissantes ; as-tu lu le “Quo Vadis” et “Jérusalem” ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants; un bonjour pour Hélène.

                                             Paul


Les enveloppes que tu m’as envoyées étaient presque toutes collées, c’est pour cela qu’il pourrait te sembler que mes lettres ont été ouvertes, ce qui n’est pas (8). 

Notes (François Beautier)
1) - "Camp de concentration" : autre nom - employé à l'époque sans réticence - des camps d'internement (ou de regroupement) dits aussi dépôts de triage (ou d’internés). 
2) - "fourrier" : soldat du service d'intendance, particulièrement chargé de regrouper, compter et distribuer les uniformes et les équipements (par exemple des tentes, des couvertures... ) nécessaires à l'activité d'une troupe.
3) -  "en Belgique" : depuis le 22 avril 1915 (et jusqu'au 25 mai), des troupes françaises (certaines venues d'Afrique) se battent très violemment aux côtés des Britanniques et des Belges dans la région d'Ypres, où l'Armée allemande utilise pour la première fois massivement des gaz de combat. Paul sait sans doute que son ami court de vrais risques, mais il cherche surtout à rassurer Marthe en "banalisant" son propre sort. 
4) - "maison L.L." : la société Leconte, dont Paul est un associé.
5) - "L." : "Lucien Leconte", associé principal de la société.
6) - "en Suisse" : par dépit Marthe a sans doute souhaité être expulsée de France vers un pays neutre plutôt que d'y demeurer sans permis de séjour et d'y être menacée de placement en camp de concentration.
7) - "Mme Plantain" : sœur de Georges Laforcade.
8) - "ce qui n'est pas" : Paul sait que ses lettres peuvent être ouvertes (il existe un service de censure ; sa naturalisation dépend d'une enquête sur ses idées et son comportement) mais il n'a pas envie que son censeur, son enquêteur et son épouse pensent ses lettres mensongères ou insincères : il lui importe donc de leur faire croire qu'il ne le sait pas en déclarant par avance que ses enveloppes - d'elles-mêmes - se recollent mal.

mardi 12 mai 2015

Carte postale du 13.05.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13-5-15

Chérie,

J’ai bien reçu les lignes du 2 cour. ainsi que les journaux jusqu’au 5. Je t’écrirai demain une lettre et entretemps t’envoie mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                Paul

dimanche 10 mai 2015

Lettre du 11.05.1915

Tirailleurs algériens

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 11 Mai 1915

Ma chère petite femme,

J’ai bien reçu ta lettre du 28 et les cartes des 26 et 30 Avril, celle du 26 arrivée ce soir seulement via Casablanca avec une douzaine de journaux ; je te remercie de tous ces envois et te prie de ne pas oublier à l’avenir l’inscription “via Oujda”. J’ai aussi pensé à la nuit de Walpurgis (1) et j’ai même ressenti quelque chose comme de la nostalgie à cette occasion, un mal qui, d’après Rostand (2), est plus noble que la faim. Je suis heureux que tu aies pu quitter le lit, espérons que tu ne rechutes pas, car tu sais que nous avons tous bien besoin de toi !
Notre colonne vient de rentrer pour quelques jours, devant repartir le 14. Les hommes ont souffert par le mauvais temps : dans la journée une chaleur orageuse et dans la nuit des orages épouvantables. Nous avons établi un nouveau camp à 25 km d’ici mais ce n’est heureusement pas la 24° Comp. qui y reste. Cela a chauffé beaucoup : Heureusement il n’y a pas eu beaucoup de casse, une dizaine de morts et une quarantaine de blessés, alors que les bicots ont perdu un millier d’hommes.
Pendant ce temps nous avons eu ici beaucoup de service : depuis samedi soir, je suis resté pendant 36 heures sur garde, jour et nuit. On n’avait effectivement pas le temps de faire quoi que ce soit et c’est là la raison pour laquelle je ne t’ai pas écrit depuis quelques jours. Dimanche matin, lorsque j’étais en faction à la tour sarrazine, les Marocains, croyant notre camp abandonné, ont essayé de descendre des montagnes ; quelques-uns se sont approchés de notre quartier jusqu’à 250 m, mais aucun n’est retourné (3). Aussitôt après les premiers coups de fusil tirés par nous, tous les murs de Taza étaient garnis et les Tirailleurs Algériens (4) dont une section était restée à côté de nous, canardaient comme des fous. 5 minutes plus tard les canons du grand blockhaus commençaient également et nous pouvions bien observer les obus qui tombaient en face dans les oliviers. Il n’y avait que 18 légionnaires de la 24° qui étaient restés ici, mais presque tous ont demandé de marcher le 14 ou le 15 car ce n’est point un amusement de rester ! Nous étions en subsistance (5) chez les territoriaux (6)(125° de Narbonne et Béziers) et nous pouvions constater que nous sommes mieux nourris qu’eux, avec la seule exception qu’eux ont 2 quarts de vin par jour au lieu d’un. Hier, à l’occasion du 1° anniversaire de la prise de Taza, nous avons mangé royalement : soupe tapioca, petits pois verts, boeuf sauce tomate, purée de pommes, salade verte, confiture, vin, café au rhum et cigare ou cigarette. C’est bat, hein ?
Ne te fais pas de mauvais sang pour l’argent, j’en aurai certainement assez jusqu’à la fin Juin ou commencement Juillet ; donc inutile de m’adresser 40 ou 50 Frs avant le 15 Juin.
Ce que tu dis là sur la terminaison de la guerre n’est pas bien sérieux. Si l’on ne veut pas recommencer, il faut absolument que l’Allemagne soit écrasée et elle le sera (7), j’en suis persuadé ; seulement c’est bien long et tous les engagés pour la durée de la guerre se font quelquefois des réflexions amères. Penhoat m’écrit aujourd’hui qu’il part comme volontaire pour la Belgique. J’espère sincèrement qu’il en reviendra sain et sauf. Georges Laforcade m’envoie régulièrement des lettres très détaillées sur la situation militaire et politique, très gentilles et pleines d’affection. Il doit me croire tout à fait dans le désert, inaccessible à tous les journaux. Plantain enfin m’écrit assez régulièrement et avec beaucoup de confiance.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Suzanne fait des progrès ? Et comment se comporte Georges pendant les leçons de sa soeur (8)?
Espérons que cette séparation ne durera plus trop longtemps et que la paix viendra comme un coup de foudre sans qu’on s’y attende.
Mes meilleures tendresses.


                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Walpurgis" : joyeuse et amoureuse fête du printemps, d'origine païenne, célébrée en Europe du Nord et de l'Est (notamment en Allemagne) pendant la nuit du 30 avril au 1er mai. Le christianisme en a fait un sabbat diabolique que la littérature met en scène dans les différentes versions du Faust.
2) - "Rostand" : Paul compense sa précédente référence nostalgique à l’Allemagne en évoquant l'écrivain français le plus célèbre à cette époque,  Edmond Rostand (1868-1918), auteur du très célèbre "Chantecler" et patriote modèle (il s'est engagé en 1914 mais a été réformé) qui, dans son "Cyrano de Bergerac" fait dire à son héros, à l’approche de la mort, à propos du temps perdu à vivre sans son aimée Roxane : “De nostalgie !... Un mal. Plus noble que la faim !”. Entre  entre 1893 et 1912 Edmond Rostand a traduit et adapté le Faust de Goethe (publié en 1808) qui décrit le sabbat des sorcières pendant la nuit de Walpurgis. 
3) - "aucun n'est retourné" : aucun des assaillants du camp et des avant-postes français de Taza n'a survécu. Entre le début mai et la fin juin 1915, les tribus berbères hostiles à la colonisation tentèrent par des coups de main - faute de réelles troupes - d'enrayer l'opération de jonction des deux Maroc (l'Oriental et l'Occidental) lancée par le général Lyautey.
4) - "Tirailleurs algériens" : soldats en très grande majorité autochtones d'Algérie, et en moindre mesure de Tunisie et du Maroc, recrutés par l'Armée française d'Afrique. Ils sont surnommés "Turcos". En 1915, 15% seulement des bataillons de tirailleurs algériens demeurent encore au Maroc et 5% en Algérie, les autres ayant été déplacés en métropole pour combattre sur les fronts européens. Les tirailleurs algériens étaient pour la plupart des Kabyles, un peuple berbère qui avait choisi - après la conquête de l'Algérie à laquelle il s'était opposé au XIXème siècle - de s'allier aux Français pour s'émanciper des Arabes. Autour de Taza, au Maroc, ils eurent à réprimer des rebelles appartenant pour l'essentiel à des tribus berbères opposées au protectorat français avec le soutien d'agents de l'Allemagne et de l'Espagne. 
5) - "Nous étions en subsistance" : nous étions approvisionnés en vivres... 
6) - "territoriaux" : soldats âgés de 34 à 49 ans, de ce fait affectés à des missions "pépères" (comme l'indique leur surnom) notamment de garde à l'écart des premières lignes du front. Une partie de leurs régiments furent affectés au Maroc pour remplacer ceux de l'Armée d'Afrique qui avaient été affectés en métropole. 
7) - "elle le sera" : Paul approuve ainsi explicitement l'objectif de la France d'écraser l'Allemagne, et implicitement le désir de ses chefs militaires de pénétrer le territoire allemand jusqu'à Berlin et de le ruiner significativement, ce dont les U.S.A. et le Royaume-Uni la dissuaderont dès la demande d'armistice de novembre 1918.
8) - Marthe a donc finalement décidé de faire donner des leçons particulières à sa fille, et de ne l'envoyer ni à l'école religieuse, ni à l'école communale de Caudéran, comme elle l'avait précédemment envisagé.

jeudi 7 mai 2015

Lettre du 08.05.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 8 Mai 1915

Chérie,
Ta lettre du 25 écoulé m’est parvenue ce matin et je suis tout de même content que tu te décides à me dire après 3 mois ce qu’il y avait dans la mystérieuse lettre du 7 Février (1). Sûrement, si tu avais trouvé une puce sur Alice ou si Georges avait laissé un vent à minuit, tu aurais répété au moins dans les 2 à 3 lettres suivantes comment s’est produit cet évènement extraordinaire, mais comme il s’agissait tout simplement de ton départ et de celui des enfants, tu n’as même pas jugé utile d’y faire la moindre allusion. Bien entendu, je n’ai pas reçu la lettre en question, car sans cela j’aurais immédiatement répondu. Peut-être me diras-tu encore à l’occasion d’où venait cet ordre ; si tu n’as pas exhibé ton permis de séjour avec la mention spéciale concernant la décision préfectorale, et ce qu’on t’a répondu à ce sujet, c.à.d. si cette décision n’a aucune valeur pratique (2). Si pareille chose se renouvelait, tu pourrais soumettre aux autorités le certificat de présence au corps que je t’ai adressé de Taza. Tu voudras en outre me faire savoir dans ta prochaine lettre si depuis mon départ notre maison n’a pas été cambriolée, incendiée ou assiégée ; s’il n’y a pas eu un accouchement ou un autre évènement digne d’être signalé et dont tu ne m’aurais parlé qu’une seule fois sans que j’y aie répondu d’un mot ...
Quant à tes dépenses, il m’est assez difficile de t’en féliciter, vu que je n’en connaissais pas les détails et que je te les demandais précisément ; je te disais que je trouvais le montant pour nourriture, éclairage etc. fort modeste et maintenant que je connais à peu près les détails de l’ensemble, je te fais mes compliments pour l’économie dont tu as fait preuve. Il serait bon toutefois que tu gardes toujours au moins 300 à 400 Frs de liquide par devant toi ; tu pourras, je le répète, vendre quelques obligations du Crédit Foncier 1912. Je t’ai parlé déjà dans ma dernière lettre et avec la même conclusion de l’attitude de l’ami Penhoat et constate non sans plaisir que tu n’as pas attendu l’arrivée de mes lignes pour te convertir. Quant à la fin de la guerre, l’été se terminera en Septembre, me semble-t-il et je suis persuadé que d’ici là la guerre sera tout de même terminée. Le débarquement du corps expéditionnaire dans les Dardanelles (3) et les progrès dans l’Est me paraissent comme signes assez distincts que la prise de Constantinople (4) et le recul des Allemands ne sont point une chimère. Et il ne m’étonnerait pas du tout que l’évacuation (5) de la France et de la Belgique se fasse dans un avenir assez rapproché suivi de l’explication allemande qu’on s’est retiré volontairement pour donner une base pour les négociations de paix. Car l’Allemagne ne s’attendait certainement pas à une guerre d’une durée semblable et elle ne pourra plus tenir longtemps !
Comment vas-tu maintenant ? Ta grippe est-elle passée ? N’y a-t-il pas autre chose que cette sacrée influenza (6)? Heureusement que la Petite est maintenant sevrée ; donnes-moi promptement des nouvelles de ta santé et de celle des enfants. Je t’écris de la Tour Sarrazine (7) où je suis de garde depuis hier soir. L’attaque des bicots que nous avions prévue pendant l’absence de notre colonne ne s’est pas encore produite. Ces lâches tirent seulement de loin sur nous et depuis midi, les coups de fusil n’ont pas cessé en face sur le petit poste du Blockhaus Kappler (8).
A bientôt de tes nouvelles

1000 baisers


                                             Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Dans ses envois précédents, Marthe a demandé à plusieurs reprises à Paul s'il avait reçu cette lettre du 7 février, qui s'est manifestement perdue en route. Elle y racontait une tentative d'intimidation dont elle avait été victime, et un "ordre" dont le provenance n'est pas précisée, qui aurait mené à son départ avec ses enfants, mais qui n'a pas été suivi d'effet. 
2) - "valeur pratique" : il se peut que Marthe, qui n'avait sans doute pas en février 1915 de permis de séjour en bonne et due forme (mais peut-être un simple récépissé préfectoral précisant que son cas était en cours d'examen), ait été menacée de placement en camp de regroupement et qu'elle ait tenté d'échapper à ce sort en s'enfuyant avec les enfants. 
3) - "Dardanelles" : le débarquement des troupes alliées formant le corps expéditionnaire commença effectivement le 25 avril 1915. Son approche déclencha dans la nuit du 24 au 25 la rafle des notables arméniens de Constantinople, dont 600 furent assassinés (cet événement est considéré comme l'acte inaugural du Génocide des Arméniens).
4) - "Constantinople" : la presse alliée impatiente annonce à tort la "prise de Constantinople", une expression d'autant plus crédible qu'elle paraît une revanche de la prise réelle de Constantinople, le  29 mai 1453, par les Ottomans.
5) - "l'évacuation" : par les troupes allemandes.
6) - "influenza" : autre nom, plus scientifique et universel, de la grippe.
7) - "Tour sarrazine" : nom français du Bordj El Melouloub, une historique tour de gué construite avec les remparts par les Arabes au XII ème siècle pour protéger et surtout contrôler la ville berbère de Taza, récemment soumise aux Arabes. Elle était en 1915 très délabrée bien qu'elle ait été plusieurs fois restaurée.
8) - "Blockhaus Kappler" : fortin français, originellement dénommé "ouvrage sud", situé en montagne en avant-poste au sud de Taza, et à cette époque depuis peu dédié au Capitaine Kappler qui y mourut au combat à la tête de sa colonne de légionnaires le 10 août 1914 (ce que Paul s'abstient de préciser)... On trouve des détails sur les opérations menées par la Légion au cours de la guerre dans un opuscule daté de 1922, disponible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6234064p/texteBrut ; ou sur un opuscule relatif aux actions du 8ème GACA, http://jeanluc.dron.free.fr/th/8eGACA.pdf

mardi 5 mai 2015

Carte postale du 06.05.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 6 Mai 1915

Nous sommes depuis quelques jours sans courrier à cause du mauvais temps ; aussi n’ai-je rien reçu depuis samedi dernier et je suppose qu’il en est de même pour toi.
Comment vont les enfants ?

   Meilleures tendresses


                                                 Paul

dimanche 3 mai 2015

Lettre du 04.05.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 4 Mai 1915

Chérie,

J’ai tes lignes des 22/23 Avril et te confirme ma dernière lettre dans laquelle je t’annonçais que Mr. Penhoat m’avait écrit dans le même sens. J’espère que les enfants sont maintenant tout à fait rétablis et que tu puisses dormir tranquillement. Est-ce que Georges est encore en traitement ?
Nous passons ici actuellement une mauvaise période. Depuis plusieurs jours notre colonne doit partir le matin de bonne heure et comme si c’était fait exprès des pluies d’orage tombent juste 1/2 heure avant alors que pendant toute la journée il fait beau. Le départ est donc remis au lendemain matin, mais en attendant nous autres qui restons à Taza sommes presque toutes les nuits de garde ce qui n’est pas bien agréable. Les hommes restent couchés en tenue de campagne ce qui n’est pas non plus de nature à les reposer. Les combats à la baïonnette dont tu parles avec tant d’horreur sont très rares ici : les bicots n’aiment pas le corps à corps et c’est tout au plus pendant la nuit qu’une sentinelle a quelquefois l’occasion d’embrocher un Marocain.
Est-ce que Mme de Métivier (1) en réclamant son livre a rapporté les nôtres que je lui avais prêtés (Quo Vadis (2), Jérusalem (3) & Lettres de mon Moulin (4)) comme je te l’avais écrit dans le temps ? Et quelle est maintenant son adresse ? Je ne comprends pas bien tes allusions. La fille de Mme de M. s’appelle Geneviève, et sa soeur (déjà fort grisonnante) Melle Thérèse, probablement celle qui est venue te voir. Mais c’est certainement Melle Geneviève qui s’est mariée, car elle était fiancée. Je ne sais pas de quoi tu déduis que son mariage était déjà un fait accompli ; quant à moi, je n’ai vu aucun indice à ce sujet.
Ta mère a donc eu à temps les photographies, mais n’a-t-elle plus jamais répondu à Emma (5) ? C’est cela ce qui m’étonne, car ta mère doit bien se figurer que toi aussi t’inquiètes beaucoup d’elle. Les écrits des journaux sur les conditions de vie en Allemagne sont tellement contradictoires qu’on se fait difficilement une idée exacte sur ce qui se passe. Que le pain manque, c’est hors de doute car l’histoire du pain KK (6) (que la désignation est délicate) distribué à raison d’une demi-livre par jour est véridique.
Quel temps fait-il actuellement à Bordeaux ? D’après une lettre du front reçue hier par un camarade, il y a encore beaucoup de pluie dans le Nord et les tranchées en contiennent souvent 40 à 50 centimètres. Il est malheureux que les communiqués qui arrivent par t.s.f. (7) ici ne sont pas affichés ; nous devons attendre l’arrivée du Canard d’Oran et apprenons ainsi les nouvelles quand elles sont déjà vieilles.
Revenant encore une fois sur la correspondance de Mr. Penhoat, tu auras l’occasion de reconnaître que P. (8) est encore le plus fidèle et qu’il se donne même un mal pour nous prouver son amitié. Ceci modifiera peut-être ton opinion sur lui, d’autant plus que Mme Penhoat ne se plaindra pas non plus de la fidélité de son mari.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                  Paul

Et les journaux ?


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Mme de Métivier" : Paul avait logé chez cette dame, non loin de ses bureaux, au début de la guerre, pour éviter de trop circuler en ville en cette période de manifestations anti-allemandes. 
2) - "Quo Vadis" : roman de l'écrivain polonais Henryk Sienkiewicz paru en 1896. 
3) - “Jérusalem” : journal de voyage de Pierre Loti, publié en 1894, aujourd'hui mis à l'index pour ses remarques antisémites et judéophobes.
4) - “Lettres de mon moulin” : recueil de nouvelles d'Alphonse Daudet, publié en 1869. Ces titres nous montrent quel lecteur éclectique était Paul.
5) - "Mme de M." : Mme de Métivier
6) - "Emma" : Emma Schulz, amie de Marthe résidant en Suède - pays neutre - par l'intermédiaire de qui Marthe pouvait communiquer par courrier avec sa famille demeurée en Allemagne.
7) - "pain KK" : les initiales de ce pain de rationnement allemand correspondent au nom officiel  "Kriegs Kartoffelbrot " (pain de guerre de pomme de terre) ainsi qu'à la désignation populaire de sa composition "Kleie und Kartoffel" (son - enveloppe externe du grain de blé - et pomme de terre) ou de son créateur "Kaiserlich und Königlich" (impérial et royal). La propagande française disait "Les Français mangent du bon pain blanc, et les Boches du... K.K.". Le rationnement de la nourriture à partir de 1915 visait à contrer le blocus économique notamment maritime. Les civils reçurent une alimentation de plus en plus insuffisante (1500 calories environ par jour pour un adulte en 1915, moins de 1000 en 1918). La part de pain par civil fut effectivement limitée à 250 grammes par jour en 1915 (400 grammes par soldat) ; elle descendit à 200 grammes en 1917. 
8) - "t.s.f." : télégraphie sans fil, c'est-à-dire la radio.

9) - "P." : Mr. Penhoat.