mercredi 29 avril 2015

Lettre du 30.04.1915

Uniformes de la Légion lors de la bataille de Camerone (1863)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 30 Avril 1915

Chérie,

J’ai sous les yeux ta lettre du 19 courant et ton envoi d’objets de pansement m’est également parvenu. Je t’en remercie, et puisque cela semble te faire plaisir je lui donnerai une place d’honneur dans mon paquetage. Car comme tu le penses bien je peux avoir autant de teinture, de l’ouatte, du gaze etc que je veux, et cela gratuitement à l’infirmerie qui elle, ne vend rien mais fournit gratuitement. La teinture d’iode est du reste le remède universel pour l’extérieur à Taza, comme la purge l’est pour l’usage intérieur. Mes pieds du reste sont complètement rétablis ; il paraît qu’au début tout le monde blesse des pieds, mais comme déjà dit les miens sont maintenant en bon état ; la faute en était aussi à mes brodequins que j’ai changés l’autre jour contre une paire plus grande qui me va bien. Notre colonne va partir demain soir ou dimanche, mais comme je viens d’être désigné comme devant rester pour la garde de la ville, je ne marcherai pas cette fois-ci. Depuis quelques jours il fait une chaleur torride ici de sorte que très probablement la reconnaissance sera pénible. J’ai reçu ce soir une carte du Temple écrite par Hélène pour les enfants, dis-lui mes remerciements. Penhoat (1) également m’a écrit ; il n’a pas reçu non plus de réponse de l’avocat de Nantes qui a été très probablement mobilisé. Penhoat a exposé notre cas à son avocat de la Cour d’Appel de Paris qui, lui, est sûr que nous serons naturalisés après la guerre.
Comment va notre petit Georges ? Est-il enfin rétabli ?
Il me semble que tu n’avais point besoin d’exposer notre situation à Mr Robin (2); il suffisait de lui dire que nous profitions du moratorium pour ne pas payer, comme du reste l’avocat te l’avait conseillé. Est-ce que tu vois encore régulièrement Mr. Wooloughan ? (3)
Il règne maintenant ici une vraie rage de plantation. Toutes les compagnies ont reçu des terrains qu’elles arrangent pour avoir des légumes frais (4). Outre 2 grands jardins situés à environ 2 km du camp, la 24° a planté surtout de la salade tout autour du camp. Des arbres et des fleurs poussent devant tous les bâtiments et hier on a même annoncé un concours pour fleurir tous les marabouts (tentes) qui de cette façon seront tous entourés de fleurs. Bien entendu, on fait aussi des blagues : telle escouade a planté des macaronis, une autre des pommes de terre, des coquilles d’oeuf et ... des piquets de tente !
Nous étions ce matin au tir et nous avons du repos depuis 10 hs. du matin pour fêter la bataille de Camerone (5) au Mexique (30/4/1865) où la 3° Compagnie du 1° Étranger a combattu jusqu’au dernier homme, faisant plus de 500 morts parmi les Mexicains. Il n’y a plus à se plaindre de la nourriture, elle varie maintenant assez et surtout elle est mieux préparée depuis quelque temps. Le dimanche, on nous sert au lit (6) du café au lait ou du chocolat avec des biscuits ! 
Je regrette que les journaux ne me parviennent plus du tout depuis une dizaine de jours à peu près. Ne les expédies-tu plus ? Je pense que le mois de Mai amènera bien la décision, car de part et d’autre on doit avoir hâte d’en finir. L’Italie (7) joue un drôle de rôle dans toute cette affaire ; faut-il vraiment croire que son armée n’était pas prête ?
Tu me ferais plaisir en m’envoyant le petit cahier de Polyglott-Kunze (8): Le Français en Angleterre qui se trouve ou bien dans notre bibliothèque ou bien dans mon sac jaune de voyage (sous le carton). Si tu ne le trouves pas, prière d’en acheter pour 1 Fr.

               Meilleurs baisers

                                           Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Gusdorf)
1) - "Penhoat": ami de Paul, et troisième associé, avec Lucien Lecomte, de la société L. Lecomte, où travaille Paul.
2) - "Mr. Robin ": propriétaire du logement loué par les Gusdorf à Caudéran. 
3) - "Woolougham": ami américain de Paul, à qui il avait confié une partie de son portefeuille d'actions.
4) - "légumes frais" : la transformation des espaces verts privés et publics (civils et militaires) en jardins potagers est d'ampleur nationale en France comme dans tous les pays en guerre (notamment en Allemagne) et vise à combler les pénuries en vivres frais liées à la mobilisation aux Armées des travailleurs agricoles, à la perte des terres productives transformées en champs de bataille dans les régions du nord et à l'est, et au ralentissement des échanges intérieurs du fait de la réquisition des moyens de transport.
5) - "Camerone" : bataille héroïque - mais perdue - de la Légion au Mexique le 30 avril 1863 (et non pas 1865 comme l'écrit Paul), dont l'anniversaire est fêté dans toutes les unités de la Légion.
6) - "on nous sert au lit" : Paul abuse évidemment de la crédulité de Marthe dans le but de la rassurer car, en cette fin avril 1915, dans la région de Taza, tous les soldats se préparent à la grande offensive que le général Lyautey est en train d'organiser pour "élargir" dès que possible (ce sera en mai et juin 1915) le couloir de circulation étroitement ouvert en mai 1914 avec la reprise de cette ville.
7) - "l'Italie" : effectivement, l'Italie tergiverse - en prétextant que son armée n'est pas prête - pour faire monter les enchères (la promesse de récupérer les "terres irrédentes") entre la Triple-Alliance (à laquelle elle appartient comme alliée de l'Autriche-Hongrie depuis 1887) et la Triple-Entente (qu'elle ne rejoindra que le 23 mai 1915). 

8) - "Polyglott-Kunze" : collection de manuels d'apprentissage linguistique sans professeur, publiés en de très nombreuses langues à Bonn et Leipzig par les éditions Kunze fondées en 1898. Il semble bien que Paul veuille entretenir son anglais, pour son propre compte ou pour donner des leçons.

dimanche 26 avril 2015

Carte postale du 27.04.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 27-4-15

Bien reçu ta lettre du 18. J’espère que Georges est complètement rétabli maintenant et que Suzanne n’a pas attrapé sa grippe.
A bientôt une lettre.
Meilleurs baisers.

                                              Paul


Depuis près de 8 jours je n’ai plus reçu de journaux.

vendredi 24 avril 2015

Lettre du 25.04.1915

Vue de Sélestat


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Avril 1915

Chérie, 

Ainsi que je te l’annonçais sur ma carte d’hier, j’ai bien reçu ta lettre du 15 expédiée le 16 ; elle a donc mis exactement 8 jours, de sorte que je comprends de moins en moins le retard dans la transmission de ma correspondance. Je te répète que depuis la réception de tes cartes je t’ai toujours écrit au moins 3 fois par semaine ; tu ne peux raisonnablement pas demander davantage d’un homme en campagne !
La maladie de notre petit Georges me préoccupe beaucoup car pour les fièvres qu’on contracte ici au Maroc 39,10° est assez sérieux. C’est la première fois qu’un de nos enfants tombe malade et il est pénible que ce soit juste pendant mon absence que cela arrive te donnant ainsi un nouveau souci avec les autres. Je ne te fais point un reproche de te faire tant de mauvais sang, mais si tu vivais cette vie abrutissante que je vis ici, tu comprendrais qu’on peut avoir aussi des sauts de mauvaise humeur, malgré le plus bel optimisme. Les jours ici sont monotones au plus haut degré : la seule distraction qu’on a c’est la manille (1). Nous sommes un quatuor dans notre marabout aguerri pour couper tous les manillons secs qui se présentent. Le Caporal, Français très intelligent et fin, ancien chasseur alpin ; un Italien, de son métier fumiste (2) de Paris, un Alsacien de Schlestadt (3) d’une invraisemblable longueur, et moi. Le fumiste, un véritable loustic parisien, nous fait presque journellement des théories sur la femme en général et sur la sienne en particulier. Lorsque nous deux sommes en veine, on prétend ferme qu’il se passe quelque chose d’anormal sur le bord de notre lit. Le fumiste soutient que sa femme serait bien bête de ne pas profiter de son absence pendant toute une année ; il ne croirait même pas si elle affirmait le contraire ; ce serait du reste facile à vérifier, car dans les coins inutilisés il y aurait des toiles d’araignée ...
Pour ce qui est de l’éducation de Suzanne, tu as peut-être raison de lui faire donner des leçons particulières. Il serait extrêmement regrettable qu’un incident de ce genre arrive à Suzanne à cet âge-là (4). Je t’ai communiqué mon opinion quant à la question religieuse.
Tu te trompes sur le rôle du séquestre : suivant la loi aucun Allemand ne doit faire des affaires et des bénéfices en France et le séquestre ne doit point faire marcher un commerce à moins que ce ne soit indispensable dans l’intérêt du pays ou des Français.
Le Dr Rejou est donc maintenant ton conseiller principal ? Je ne crois point que la provision (5) en or soit le facteur principal dans cette guerre. Ce n’est qu’après la paix que cette question se fera lourdement sentir, car les indemnités devront être payées en or (6). Pour le moment le point principal c’est l’issue des prochaines grandes batailles en France et dans l’Est, et puis la question des munitions et alimentation. La décision sur le champ de bataille ne peut plus tarder d’intervenir et je ne doute pas que ce soit une victoire française. Si le territoire allemand (en dehors de l’Alsace) commence seulement à être envahi, la guerre sera très rapidement terminée, cela est absolument certain.
Le départ de notre colonne devait avoir lieu demain, mais voilà le mauvais temps qui a recommencé et aujourd’hui la pluie est tombée toute la journée.
Rassure-moi de suite sur la santé de Georges ; n’as-tu plus rien entendu du Commissaire ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les gosses.


                                                Paul

Notes (François Beautier)
1) - "manille" : jeu de cartes.
2) - "fumiste" : spécialiste des poêles et cheminées.
3) - "Schlestadt" : Sélestat en français.
4) - "Suzanne" : la fillette a alors un peu moins de 6 ans.
5) - "provision" : réserves nationales.
6) - "payées en or": effectivement, le Traité de Versailles condamnera l'Allemagne en 1919 à payer une indemnité en marks-or (pour une valeur de 132 milliards correspondant à environ 360 tonnes d'or fin au cours de 1914).

jeudi 23 avril 2015

Carte postale du 24.04.1915

L'écriture de Paul montre son inquiétude à la nouvelle de la maladie de son fils.

Carte postale  Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 24-4-15

Je reçois à l’instant ta lettre du 15 à laquelle je répondrai demain. Écris moi très souvent si Georges va mieux.

                                        Bien à toi,


                                              Paul

lundi 20 avril 2015

Lettre du 21.04.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Le sultan Moulay Youssef reçoit la soumission des tribus, Rabat, 1915
Taza, le 21 Avril 1915

Chérie,

J’ai tes lettres des 10 et 13 courant ; mes correspondances mettent donc toujours plus de temps que les tiennes, car sans cela ma lettre du 4 adressée à mon fils aîné serait arrivée avant le 13. Les journaux du 10 et 11 sont arrivés hier soir et m’ont été remis juste au moment où je sortais du camp en compagnie d’un camarade pour observer une attaque des bicots (1) repoussée par notre artillerie (2). J’ai mis les deux N° du Journal et l’Humanité (3) dans ma veste et je les ai malheureusement perdus dans l’autre camp avant même de les avoir lus.
Je pense bien que les enfants se sont amusés au Temple ! (4) Tu n’as qu’à les mettre dans un grand pré avec beaucoup de fleurs et des bêtes et ils seront heureux ! C’est donc à l’école communale de Caudéran que tu veux envoyer Suzette ? Espérons qu’elle ne se découragera pas et qu’elle n’aura surtout pas des mots aigre-doux à entendre concernant la nationalité de ses parents. Ce que je crains seulement c’est que le contact avec les enfants de cette école ne soit pas profitable à notre petite. C’est le moment de la surveiller de près et de l’habituer à te raconter tout ce qu’elle voit et entend.
Oui, Mme Plantain est vraiment peu favorisée avec sa famille malade ! Je m’étonne même qu’elle ne perde pas la tête avec tous ces ennuis, surtout avec son mari si loin et au front. Ce qui me chiffonne quelque peu, c’est l’histoire des D. (5) que tu m’écris. Je me suis toujours fort peu occupé de Madame, mais je n’aurais pas cru que lui admette des choses pareilles de la part de sa femme ! J’ai même toujours cru observer que les deux faisaient tout leur possible pour plaire dans leur voisinage, voire même qu’ils bluffaient un peu !
Notre colonne est remise au mois de Mai où le temps est plus sûr et les jours les plus longs. Il paraît même qu’elle ne sera pas aussi longue qu’on le disait d’abord (30 à 45 jours) et qu’elle durera seulement 8 à 10 jours, représentant une simple tournée de police pour faire voir dans le pays qu’on est toujours là prêts à intervenir. Il y a des émissaires allemands (6) parmi les Marocains non soumis encore (7) qui s’efforcent naturellement à exciter les bicots. Ceux-ci ne peuvent absolument rien faire contre nos camps retranchés qui se trouvent un peu partout et qui sont tous pourvus d’artillerie et de mitrailleuses. Ils se contentent donc de tirer par ci par là sur nos convois ou des détachements, blessant ou tuant quelques soldats, volant du bétail etc. Chose curieuse, nous avons nous-même aussi des goumiers (8) marocains, des cavaliers très intrépides qui, pour une pièce de 20 Frs., tueraient facilement leurs parents. Ces soldats, appelés “du Maghzeu” (9), ont été cédés par celui-ci à la France qui les paie bien et leur a donné une tenue très pittoresque et brillante. Ce qu’il y a d’ennuyeux chez nous dans la Légion, c’est que de temps à autre quelques légionnaires allemands désertent avec armes et munitions chez les bicots qui, en ce moment, manquent un peu de munitions, vu que la surveillance dans les forts est des plus étroites de façon à ce que le matériel allemand ordinairement fourni aux bicots ne peut plus passer. Les Marocains envoient quelquefois ces déserteurs, habillés en bicots, à Taza pour voler ou chercher des munitions ; tout récemment on en a attrapé et fusillé bien entendu !
Je suis étonné que tes lettres n’arrivent pas à Stockholm ! N’écris-tu pas en français à ton amie ? Le bruit court ici d’une grande bataille engagée dans l’Est du côté de St Méhil (10). Tout le monde pense que la décision (11) ne saurait tarder de tomber et que la guerre se terminerait alors assez rapidement. Mais naturellement, il faut que le temps soit beau !
J’ai fini hier la bonne confiture et les cigares, quand diable pourra-t-on de nouveau manger cette confiture avec un bon café au lait dans notre jolie véranda ?
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.

                                             Paul


Un bonjour pour Mme Plantain et Hélène. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "bicots" : mot d'argot péjoratif forgé au début de la colonisation de l'Algérie (1830) par référence au mot arabe "arabi" désignant les Arabes, transformé par les colons en "arbicot" pour désigner plus précisément un "petit Arabe" (enfant mais aussi un membre d'un peuple incomplètement arabisé, par exemple un Berbère), puis finalement raccourci en "bicot". Paul, comme la plupart des Français, ne met jamais de majuscule à "un Arabe", donc a fortiori à "des Bicots".
2) - "artillerie" : pour la première fois Paul informe Marthe qu'il y a des attaques de rebelles armés dans son secteur. Il les dit repoussées par l'artillerie française (donc de loin) alors qu'il y a à cette époque de réels combats rapprochés plus à l'ouest le long de la ligne ferroviaire Meknès-Kenitra et qu'il y en a eu autour de Taza en janvier 1915 (par exemple lors de la création du poste de Bou Ladjeraf) puis en mars et qu'il y est prévisible que la création du maillon ferroviaire encore manquant entre Taza et Meknès sur la ligne devant relier les Maroc oriental et occidental ainsi que l'Algérie suscitera d'autres affrontements (ce sera le cas dès le début mai 1915).  Enfin, Paul ne dit rien des motivations des assaillants : les désigner comme "rebelles" serait prendre le parti des Français, donc approuver la colonisation ; comme "opposants à la colonisation de leur pays", serait certes plus long mais plus conforme à la réalité et à sa culture humaniste et progressiste.
3) - "l'Humanité" : journal des socialistes français, fondé par Jean Jaurès en 1904, dont la ligne politique est devenue favorable à la guerre depuis l'assassinat de son fondateur, le 31 juillet 1914, et la mobilisation française ordonnée le surlendemain. 
4) - "au Temple" : commune touristique de Gironde, en forêt du Médoc, à l’ouest de Bordeaux. Hélène Siret, la domestique de Marthe, était originaire du Temple et y invitait parfois les enfants. 
5) - "des D." : des Devilliers, anciens locataires de Marthe, contre qui elle poursuit une campagne de dénigrement...
6) - "émissaires allemands" : effectivement, des "émissaires" allemands diffusèrent une propagande poussant les musulmans à proclamer la Guerre Sainte contre les Français, les Anglais et les Russes et à attaquer les soldats "infidèles" de leur patrie ou de leur métropole coloniale. Les agents allemands financèrent, encadrèrent, armèrent, entraînèrent, informèrent ces mouvements de rébellion. Au Maroc, discrètement aidés par l'Espagne qui tenait le Rif, ils poussèrent aussi les Marocains anticolonialistes à fuir leur mobilisation dans l'Armée française, à déserter (de même ils appelèrent les légionnaires allemands, autrichiens, turcs, arabes ou musulmans à changer de camp avec armes et bagages) et voulurent ainsi obliger la France à entretenir une armée de colonisation (dite de pacification) toujours plus nombreuse en délocalisant une partie de ses troupes des fronts métropolitains vers le Maroc, donc à affaiblir ses effectifs alors englués en Europe dans la "Guerre des Tranchées" ou mobilisés dans l'opération bientôt désastreuse des Dardanelles. Des troupes françaises précédemment prélevées sur l'armée coloniale furent effectivement réinstallées au Maroc à partir de mai 1915, essentiellement pour compenser les départs de troupes coloniales vers la France et la Turquie. 
7) - "Marocains non soumis" : Paul a su inventer une expression adaptée à la réalité et à ses penchants puisqu'il évite d'employer les mots "rebelle" et "anticolonialiste" et reconnaît implicitement l'existence d'un peuple autochtone (les Marocains)  propriétaire du Maroc.
8) - "goumiers" : membres d'un "goum", c'est-à-dire d'une unité d'infanterie légère de l'Armée d'Afrique, essentiellement composée d'autochtones. Au Maroc, l'Armée française avait intégré parmi eux des soldats de l'armée du Sultan du Maroc placé sous protectorat français depuis 1912. La plupart des goumiers marocains étaient des Berbères, un peuple qui se divisait alors entre les tribus qui choisissaient de s'allier aux Français pour s'émanciper des Arabes et celles qui combattaient (se "rebellaient") contre les Français en refusant la colonisation du Maroc. 
9) - "Maghzeu" : ce nom ou celui de Meghzen, aujourd'hui officiellement Makhzen, désignait le gouvernement du Sultan du Maroc.
10) - "St Mehil" : il s'agit de Saint Mihiel, en Lorraine à 35 km de Verdun, à cette époque site d'une terrible mais vaine offensive française pour reprendre aux Allemands le "saillant de Saint Mihiel", qui s'enfonçait dans les lignes françaises et qu'ils tinrent du 24 septembre 1914  au 13 septembre 1918. 
11) - la "décision" : la bataille décisive qui ferait tomber la position.

vendredi 17 avril 2015

Carte postale du 18.04.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 18 avril 1915

Chérie,

En main ta carte du 10 cour. Tu deviens un peu trop exigeante. Il n’y a pas eu de semaine depuis un mois où je ne t’ai pas écrit trois fois ; s’il y a quelquefois une irrégularité dans la transmission du courrier, ce n’est certainement pas de ma faute. En ce qui concerne les journaux, je n’en ai pas reçu depuis 5 jours au moins !
Les nouvelles de la guerre sont toujours maigres ; à quand enfin cette grande offensive ?
Je te confirme ma lettre du 15 ou 16 et t’envoie, ainsi qu’aux enfants, mes meilleurs caresses.


                                             Paul

mercredi 15 avril 2015

Lettre du 16.04.1915

Village berbère près de Taza

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 16 Avril 1915

Chérie,

Je t’ai envoyé une carte postale le 14 (1) pour t’accuser réception du colis ; ta lettre du 5 m’est parvenue hier. Merci beaucoup de toutes les bonnes choses contenues dans le colis ; la poudre dentifrice et la petite brosse arrivaient juste à temps, car j’en avais vraiment besoin. Le saucisson et la boîte de pâté me serviront bien lors de la colonne qui se fera incessamment. Les maquereaux au vin blanc étaient délicieux, en compagnie de mes camarades de marabout ils ont trépassé comme il convenait, ainsi que l’oeuf de Pâques.
La photo des enfants (2) n’est pas aussi bien réussie comme l’année dernière. Ce sont les taches de la plaque qui changent tout à fait la tête de Suzanne ; Georges a maigri, dirait-on, tandis que Alice a au contraire bien profité. Elle a même un air de défi et se tient très bien. Suzanne ainsi que le petit paraissent bien mignons et ce n’est que l’exécution de la photo qui cloche.
J’ai lu avec intérêt l’article du Journal “Aux pays Scandinaves” ; tu te trompes cependant quant au début de cette série, qui avait bien paru quelques jours auparavant sous le titre “Le Danemark au coeur français” avec une vue de Copenhague. Je ne me rappelle plus de ta lettre du 7 Février, mais je crois bien qu’elle était arrivée via Casablanca avec un retard de 10 jours. Y avait-il quelque chose de particulier dedans ? Car il m’est impossible ici vu le manque de place de conserver la correspondance que je reçois. Nous n’avons rien qui ferme à clef, de sorte que l’on déchire les lettres après quelques jours car la discrétion n’existe guère à la Légion.
Ce que je ne comprends pas bien, c’est ton antipathie contre l’Angleterre. Sur quoi est-elle basée ? Car au point de vue liberté et tolérance, l’Angleterre marche certainement à la tête des pays européens. A moins que tes sentiments féministes ...??? (3)
Je pense que nous allons avoir en été quelques changements de menu pour ce qui est des légumes. Le port rend les envois si chers qu’il vaut mieux s’abstenir. Nous avons eu aujourd’hui des lentilles, mais qui n’étaient pas bien cuites. Le chocolat coûte ici 1 Fr 20 la 1/2 livre, le beurre 1 Fr 50 la 1/2 livre, les oeufs 2 sous à 3 pièce, le sucre 20 sous la livre. Merci aussi pour la petite statistique. En comptant une moyenne de 481,25 pour Bordeaux avec 190 pour nourriture etc., je comprends que la différence de 291,25 représente le loyer (117 Fr) Hélène (40,-) mais je ne comprends tout de même pas tout à fait ces 291,25. Y as-tu peut-être compris les 100 Frs. que tu m’as envoyés ici et les versements pour les titres ?
Mr. Penhoat m’écrit la gentille lettre ci-jointe ; tu vois que lui du moins est meilleur que sa réputation, du moins vis à vis de toi ! Je ne pense pas qu’il aura des embêtements de son intervention auprès de l’avocat, car ce qui est défendu, c’est le trafic, le commerce avec l’ennemi (4).
Je ne sais toujours rien de précis concernant la colonne. Il paraît qu’elle doit durer 30 à 45 jours, mais nous ne savons encore rien de précis. Le Général qui doit mener la colonne est arrivé à Taza et je pense que nous allons partir dimanche ou lundi. Je pourrai t’écrire peut-être en route car le courrier nous suivra également avec les convois de ravitaillement. Dès que je connaîtrai le jour du départ je te préviendrai pour que tu ne te fasses pas de mauvais sang si ma correspondance arrive irrégulièrement.
Mille tendresses pour toi et les enfants.

                                               Paul


Ou bien est-ce que les 481,25 représentent ta moyenne ordinaire à Bordeaux ?

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le 14" : en fait datée du 13.
2) - "la photo des enfants: cette photo est perdue. 
3) - "tes sentiments féministes ???" : la ponctuation signale un doute de Paul soit sur la réalité d'un machisme britannique (puisque les suffragettes se mobilisent librement et efficacement et obtiendront gain de cause en 1918), soit sur sa connaissance des revendications féministes personnelles de Marthe.
4) - "commerce avec l'ennemi" : Paul se veut rassurant en arguant que Mr. Penhoat ne pourrait pas être accusé d'avoir correspondu avec Paul puisqu'il ne s'agit ni d'un "ennemi", ni d'un commerce. Cependant Paul demeure "ressortissant ennemi" et Mr. Penhoat est intervenu dans le but de faire verser à Paul par la société Leconte la part des bénéfices (commerciaux) qui lui revient. 

dimanche 12 avril 2015

Carte postale du 13.04.1915


Carte postale  Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 13 Avril 1915 

Je viens de recevoir enfin le colis en parfait état et t’en remercie, ainsi que de la photo des enfants qui est également arrivée. Je descends de garde et suis bien fatigué ! A bientôt une lettre ! Mille baisers pour toi et les enfants.

                                            Paul


Le papier me suffit naturellement; qu’est-ce qu’il y avait donc dans ta lettre du 7/2 (1)?

Note (Anne-Lise Volmer)
1) - ta lettre du 7/2: le sujet de cette lettre perdue sera révélé plus tard...  

vendredi 10 avril 2015

Lettre du 11.04.1914

Femmes de la tribu des Branes


Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 11 Avril 1915

Ma chérie

J’ai bien reçu tes lettres des 29 et 31 Mars et te confirme ma carte postale du 9. Nous venons de faire une jolie marche dans les montagnes, la plus jolie que j’ai faite ici. C’était pour chercher du bois : nous sommes partis à 6 hs du matin , avons déjeuné sous les oliviers sur l’herbe : une bonne soupe printanière, du boeuf froid, des petits pois verts délicieux et du café. La nourriture s’est du reste améliorée depuis quelque temps ; outre notre quart de vin journalier, nous recevons maintenant 3 fois par semaine du dessert, soit de la confiture, des dattes ou des oranges. Le macaroni est préparé avec du fromage et bien mangeable ; il est vrai qu’avec le service que nous faisons, on a un appétit féroce et je transpire par exemple énormément à la marche, tout équipés que nous sommes et sous un soleil de plomb. Ce qui fatigue énormément, c’est de grimper les innombrables côtes et mamelons où il n’y a pas de routes ni même de pistes, sans parler des nombreux cours d’eau qu’on traverse à chaque instant et où la flotte monte jusqu’à la ceinture.
J’ai lu avec intérêt ce que tu m’écris au sujet de l’école où tu veux envoyer Suzanne. Je suis d’avis que la question religieuse ne doit pas nous empêcher d’y envoyer notre enfant. D’une part il est toujours pénible pour un enfant de faire exception à la règle générale et d’essuyer de cette façon des observations de la part de ses camarades. D’autre part étant au courant de la religion Suzanne pourra plus tard juger s’il est bon d’y croire ou s’il est préférable de faire comme ses parents (1). Il n’est pas impossible enfin que la guerre actuelle change bien la façon de penser et d’agir des hommes qui y participent. Car quelqu’un qui expose journellement sa vie, qui passe des semaines d’une vie qui lui laisse tout juste l’occasion de faire ce qu’il ne fait pas en temps ordinaire, c.à.d. de réfléchir, change forcément de caractère. Il peut revenir plus énergique mais au point de vue moral il changera aussi beaucoup. Donc ne te laisse pas trop influencer sous ce rapport et n’oublie pas que Henri Heine a dit que la religion chrétienne est le ticket d’entrée de la civilisation européenne (2).
La photo des enfants me fera beaucoup de plaisir, espérons qu’elle arrivera avant notre départ qui aura peut-être lieu le 15. Impossible de connaître encore la destination, je crois que nous irons visiter la tribu des Brannes du côté de Macknasse (3), tribu qui est soumise sous peu et où l’on veut construire un poste. Tu peux cependant continuer à m’écrire à Taza, je t’enverrai de toute façon un mot avant de partir. Tu t’étonnes que je sois encore soldat de 2° cl., mais je suis sûr de le rester et si j’avais le choix je refuserais même des galons de 1° classe ou de caporal car on est bien moins en liberté comme cela. Ici, un caporal a une responsabilité énorme et enfin, tu n’oublies pas mon origine allemande. Le poste de fourrier serait naturellement autre chose, mais je ne tiens pas du tout à me faire embusquer dans les bureaux pour qu’on ne puisse pas dire plus tard que je n’ai pas senti la poudre ! (4)
Mr. Plantain fait donc la noce dans les tranchées ? Cela prouve qu’il gagne de l’argent à son usine et qu’il a plus de 300 Frs à manger par mois. Il doit donc être difficile de se procurer du vin sur le front ! (5)
J’espère aussi fermement que nous pourrons fêter le 14 juillet ensemble. L’avenir me fait peu de souci et je suis toujours persuadé que nous serons promptement naturalisés. De toute façon, nous n’avons rien à nous reprocher et je t’assure que faire son devoir ici au Maroc n’est point un enfantillage ! Je suis content que Hélène reste fidèle, car sans elle tu devrais te sentir encore beaucoup plus solitaire.
As-tu fait venir le Osterhase et est-il revenu pour l’anniversaire de notre petit Georges ?
Dis bien le bonjour de ma part à Mme Plantain et sa famille ainsi qu’à Hélène.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul

PS. Prière d’insérer quelques feuilles de papier dans ta prochaine lettre. 


Notes (François Beautier)
1) - "comme ses parents" : Marthe est donc, comme Paul, tolérante et, sinon athée ou agnostique, du moins non-pratiquante.
2) - "ticket d'entrée de la civilisation européenne" : Paul se réfère à Heinrich Heine pour approuver l'idée de Marthe d'inscrire leur fille dans une école religieuse (probablement catholique). Il s'y réfère sans risque d'être perçu comme pro-allemand puisque cet auteur allemand d'origine juive, athée (cependant converti au protestantisme en arguant que ce baptême "billet d'entrée vers la culture européenne" augmenterait ses chances d'obtenir un poste de juriste), était notoirement francophile, admirait Napoléon et la Révolution de 1830, combattait les nationalismes notamment prussien et allemand, fut interdit de publication dans son pays, s'installa à Paris en 1831, y mourut et fut enterré au cimetière Montmartre en 1856. 
3) - "la tribu des Brannes du côté de Macknasse" : les Branes (ou Branès) forment une tribu berbère partiellement arabisée dont le territoire s'étend au nord-ouest de Taza, qu'ils revendiquent d'ailleurs comme leur capitale. En avril 1915 la Légion profite de la précaire pacification des Branes (établie de force depuis l'été 1914) pour installer un poste militaire à Macknassa, sur la route reliant Taza et Fès en longeant les contreforts du Rif. 
4) - "senti la poudre" : tout ce paragraphe - de même que la mention, un peu après, du 14 juillet - semble avoir été spécialement écrit à l'intention d'un éventuel enquêteur militaire chargé d'informer les supérieurs de Paul et/ou le juge qui devra se prononcer sur son éventuelle naturalisation.

5) - "difficile de se procurer du vin sur le front !" : Paul blague en rendant Plantain, qui en achèterait et boirait beaucoup, responsable de la pénurie (d'ailleurs toute relative). 
Territoire de la tribu des Branes (en rouge)

mardi 7 avril 2015

Carte postale du 08.04.1915

Albert 1er sur les champs de bataille

Carte postale  Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 8-4-1915

Chérie,

Je viens de recevoir la lettre du 19 Mars et les 3 journaux et je t’en remercie ; le colis n’est pas encore arrivé. Je pense que depuis le début du mois tu n’as plus à te plaindre de ma correspondance ?
Nous étions encore toute la journée d’hier en marche manoeuvre (1) et nous marcherons de nouveau demain. Le temps est devenu très chaud ici mais il ne doit pas en être de même en France, car sans cela les opérations marcheraient autrement. L’Echo signale que le Roi des Belges prévoit également une fin assez prompte de la guerre !?? (2)
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                Paul

Notes (François Beautier)
1) - "marche-manœuvre" : marche servant à répéter sur ordre, tout en marchant, des mouvements d'ensemble préalablement appris, par exemple s'arrêter net, changer de direction, se mettre en colonne par deux, s'éloigner les uns des autres de front...
2) - "!??" : cette ponctuation inhabituelle chez Paul signale sa surprise quant à l'information donnée par l'Écho (d'Oran) rapportant l'optimisme du Roi des Belges sur la prompte issue de la guerre. En effet, Albert 1er, surnommé "Roi Chevalier" et "Roi Soldat" pour avoir repoussé le 4 août 1914 l'ultimatum allemand, ne dispose que de forces symboliques (qu'il accroît tout aussi symboliquement  en avril 1915 en autorisant son fils, le Prince Léopold, âgé de 13 ans, à s'engager dans un régiment de ligne), forces par ailleurs commandées par un état-major hésitant entre les ordres du roi et ceux du Ministre de la Guerre du gouvernement belge.

samedi 4 avril 2015

Lettre du 04.04.1915

Karl Liebknecht





Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 4 Avril 1915

Chérie,

J’ai promptement reçu tes lettres des 24 et 29 Mars ; la dernière arrivant hier soir a ainsi battu le record de la vitesse Bordeaux-Taza avec 7 jours. Merci de tes bons voeux (1) et si l’un seulement se réalise - la paix - je serai bien content. Nous sommes rentrés hier soir assez tard d’une marche dans les montagnes qui était assez dure parce que le terrain était tout détrempé par suite des pluies de ce dernier temps. J’avais la chance de rester au marabout de Bou Cagerat (2) pour faire le café ce qui m’a économisé quelques bons kilomètres. Aujourd’hui, dimanche, le temps est beau, mais comme nous sommes de jour (3) la Compagnie est consignée, du moins les hommes qui ne sont pas de garde, dont je suis heureusement. Ce matin, il y a eu du chocolat et à midi un plat supplémentaire (riz au lait, très bon) et un cigare. Ce soir nous aurons même un deuxième quart de vin et il paraît que demain, nous aurons également repos. Je vais me payer ce soir une bonne omelette de 6 oeufs en ville et ma boîte de harengs au vin blanc.
Je te remercie de toutes les communications et te confirme la mienne quant au moratorium pour les loyers prorogé de 3 mois à partir du 1° courant. En ce qui concerne les Communales 1912, je suppose qu’il reste tout au plus un versement à faire. Quand ?
Le raisonnement de Mr. W. quant au CNEP est assez naïf (4). La banque, sous peine d’une grosse amende, ne pouvait pas agir autrement, et tout autre établissement aurait fait de même. Je suis cependant content qu’il restait peu de choses en dépôt, et ces deux titres, nous les aurons déjà en temps voulu. Les cours sont du reste bien remontés, aussi pour le Turc Unifié et l’Argentin (5). Pour ce qui est des journaux, ce n’est pas à un jour près : je lis régulièrement le Canard d’Oran (6) et si je tiens à avoir le Journal, c’est surtout pour les “Leaders”, la note politique de St Brice (7) et le “À travers les journaux”. L’histoire de ta maman est en effet assez pénible. Je crois cependant qu’elle en souffre moins que tu sembles l’imaginer ; son souci principal doit être de te savoir en sûreté. Si tout s’arrangeait promptement, et que nous ne souffrions pas trop au point de vue financier, on pourrait envisager de rencontrer la famille, en Suisse (8) par exemple où il y a des pensions bon marché?
Georges Laforcade (9) m’a écrit une longue lettre de même que Mr. Penhoat dont je joins une carte à transformations (10). Tous deux comptent sur une fin assez prompte de la guerre, se basant principalement sur les déclarations du Général French (11). Il est certain que si la grande offensive réussit et que les Allemands se retirent au delà de la frontière, ce sera aussi vite terminé que la guerre a commencé. Mais en attendant on est là, le bec dans l’eau. La séance du Reichstag était intéressante sous ce rapport que les deux députés socialistes (12) ont publiquement reconnu que les brutalités allemandes n’ont pas seulement existé sur le papier ; les réponses ont été tellement vagues qu’elles ressemblaient à un aveu pur et simple. Je me demande comment le Gouvernement va justifier cela plus tard car en ce moment il doit cacher soigneusement la vérité sous tous les rapports.
Je me demande du reste si je n’ai pas un intérêt à renoncer aux pertes subies par la maison L. L. et Cie. pendant la mise sous séquestre de mes biens. Car suivant la loi je ne dois pas participer aux opérations ; si donc 20% des pertes représentent plus que mon prélèvement, je déclarerai simplement que je n’ai rien à voir avec les affaires pendant la guerre. J’espère malgré tout que tout s’arrangera, car si L. se montrait intransigeant, P. et moi nous déclarerions simplement que nous continuons et que comme lui nous irons pendant 4 à 5 hs. au bureau, prenant 6 semaines de vacances, 1 mois de grippe de façon à avoir suffisamment le temps de chercher des bénéfices ailleurs.
Je serai curieux d’apprendre comment Suzette va se comporter en classe. As-tu déjà pris des renseignements dans la pension en question ?
Mille baisers et un bonjour pour tout le monde.


                                                Paul 

Notes (François Beautier)
Le général John French


















1) - "vœux de Pâques" : les Pâques chrétiennes ne signifient pas la même chose que la Pâque juive mais ces deux fêtes sont les plus sacrées dans chacune des deux religions et sont l'occasion de vœux annuels de paix, de prospérité, de fécondité (etc.) qui sont cependant plus courants en Allemagne qu'en France où ils se résument le plus souvent à celui de "passer de joyeuses Pâques".  
2) - "Bou Cagerat" : il s'agit vraisemblablement de Bou Ladjeraf, que Paul orthographie sous une nouvelle version phonétique. 
3) - "nous sommes de jour" : expression militaire signifiant "nous sommes de veille" (ou "de permanence"). 
4) - "naïf" : Mr. Wooloughan a peut-être tenté vainement d'obtenir du Comptoir national d’escompte de Paris (le CNEP) la restitution, à lui ou à Marthe, des titres appartenant à Paul mais placés sous séquestre. 
5) - "le Turc Unifié et l'Argentin" : emprunts de la Turquie et de l'Argentine dont Paul possède des titres.
6) - "Canard d'Oran" : il s'agit plus vraisemblablement d'un "canard" d'Oran, soit "L'Écho d'Oran", soit "Le Quotidien d'Oran".
7) - "Saint Brice" : signature de l'un des éditorialistes du quotidien "Le Journal".
8) - "en Suisse" : en pays neutre, mais il faudrait préalablement que Paul soit reconnu dans son statut militaire, qu'il ait une permission et que Marthe ait un permis de séjour... 
9) - "Georges Laforcade" : frère de Mme Plantain et ami du couple Gusdorf.
10) - "carte à transformations" : carte postale pré-remplie d'informations à rayer ou à cocher ( par exemple "Je suis en bonne santé / fatigué / légèrement, gravement malade ...") bénéficiant de la franchise militaire.
11) - "Général French" : John French, commandant en chef du Corps expéditionnaire britannique engagé en Flandre et en Artois, se déclare optimiste, au début du printemps 1915 quant à la réussite d'une grande offensive finale. Cependant il subira à partir du début mai 1915 de si graves revers qu'il sera remplacé en décembre par le général Douglas Haig et affecté à la tête des Forces britanniques de l'intérieur. 
12) - "deux députés socialistes au Reichstag" : il s'agit de Karl Liebknecht et d'Otto Rühle, qui avaient précédemment refusé de voter les crédits de guerre lors de la séance parlementaire du 20 mars 1915.

vendredi 3 avril 2015

Lettre du 04.04.1915



Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Taza le 4 avril 1915
                                      Jour de Pâques


Mon cher petit Georges,

Tu vas avoir 3 ans samedi 10, juste huit jours après que ton papa en a eu 33.
Lorsque il y a 3 ans tu as poussé ton premier cri à la Rue de l’Hermitage, Maman, qui avait pourtant beaucoup souffert pour toi, était tellement heureuse d’avoir un petit garçon avec ta soeur Suzette qu’elle a vite oublié toutes ses douleurs et qu’elle les aurait subies depuis encore cent fois s’il l’aurait fallu pour te voir grandir. Et tu as beaucoup grandi entretemps : tu parles déjà bien et bientôt tu commenceras à comprendre beaucoup de choses dont tu bavardes déjà maintenant avec ton air de grand bébé qui ne connaît pas de souci.
Le temps passe bien vite, mon petit Georges, et dans dix ans d’ici tu ne te rappelleras plus cet anniversaire du 10 Avril 1915 qui a pourtant été le plus douloureux pour Maman et Papa. Ils n’ont jamais eu à supporter une séparation aussi longue et aussi incertaine quant au jour du revoir. Et le papa qui est soldat et qui traîne des kilomètres et des kilomètres à travers un pays fleuri comme la terre promise (1), pensera le 10 beaucoup à toi et donnerait volontiers quelques années de sa vie pour te voir, toi, avec ta maman et tes petites soeurs, jouant au milieu de toutes ces fleurs parfumées.
Lorsque tu seras grand, mon fils, tu continueras à aimer Maman et Papa comme ils t’aiment depuis qu’ils t’ont et tu penseras qu’ils ont tout fait pour que tu ne te trouves pas un jour dans la même situation qu’eux aujourd’hui.
L’Osterhase (2) ne t’a sûrement pas oublié cette année et Maman n’aura pas laissé passer le 10 Avril sans t’apporter dans ton lit blanc un joli petit souvenir d’elle et de moi.
Une grosse bise pour toi et pour ta petite soeur.

                                                Papa

Notes (Francois Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "terre promise" : Paul, qui se veut émancipé de ses origines juives, emploie ici une référence biblique commune à sa culture d'origine (juive) et à celle (chrétienne protestante) de Marthe. 
2) - "Osterhase" : "lièvre de Pâques" (en Allemagne, d'où vient ce personnage légendaire issu d'un culte païen du printemps et de la fécondité) ou "lapin de Pâques" (par exemple en France). Paul, contrairement à son habitude, emploie ici un nom allemand et non son équivalent français : se lasserait-il de se conformer en vain à ce qu'il suppose être le modèle du "Bon Français" ou veut-il souligner, à l'intention d'un éventuel  lecteur ou censeur, que l'Allemagne n'est pas - ou pas seulement - le pays de barbares étranges que la propagande française anti-germanique invente ? L'attachement de Marthe aux coutumes et au folklore allemand fera l'objet de débats avec Paul...