lundi 30 mars 2015

Lettre du 31.03.51

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran



Taza le 31 Mars 1915

Chérie,

Je suis content que mes lettres te parviennent maintenant régulièrement ; tu ne te feras au moins pas de mauvais sang pour moi ! On devient du reste tout à fait fataliste, c. à. d. on fait comme les Arabes : on se dit que si l’on doit mourir, on a beau faire ce qu’on veut, personne n’échappe au sort. Une tuile peut me tomber sur la tête en plein cours d’Intendance à Bordeaux aussi bien qu’une marmite dans le front ou une tuile marocaine dans le bled marocain. Ce thème paie souvent les frais de la conversation ici et la plupart des poilus (ou des “megs” (1) comme on les appelle au Maroc) l’ont adopté.
J’étais sûr que si Mme Plantain était devenue si rare, ce n’était point parce qu’elle avait changé d’idées, mais parce qu’elle était trop occupée. Mr. Plantain correspond assez régulièrement avec moi, c.à.d. je reçois une lettre toutes les 3 semaines à peu près. P. (2) fait son devoir en bon Français, mais il trouve aussi que le service est bien dur pour des gens de notre âge. Evidemment là-bas ce ne sont pas les longues marches qui fatiguent, mais la vie dans les tranchées humides, les veillées de nuit et le temps défavorable. On appelle cela pourtant dans le civil la vie au grand air ... Depuis une dizaine de jours nous avons peu marché par suite du mauvais temps ; ce ne sera que vers le 15 avril que nous partirons faire une colonne de quelques jours et à cette occasion ma correspondance deviendra un peu plus irrégulière pendant une semaine environ. Mr. Penhoat m’a également écrit hier une lettre plutôt mélancolique. Il aurait bien voulu partir pour le front pour changer cette vie monotone de dépôt, mais il est décidément condamné à tenir compagnie à la Tante Julie (3). Il a cependant encore obtenu un congé de quelques jours pour aller à Paris. Il en a donné connaissance à Leconte pour que celui-ci vienne le voir et causer s’il peut, mais il ne croit pas que L. vienne.

le 1° Avril 1915

Ton histoire des chaussettes russes est probablement un poisson d’Avril. Il me semble que je t’ai expliqué assez clairement que ce sont tout simplement des morceaux de toile, et même de vieille toile, provenant d’un drap de lit, d’une vieille chemise, d’un vêtement quelconque, jupon etc., et grands de 40 à 50 cm de chaque côté. On appelle cela en Allemagne “Fusslappen” (4) (cette expression figurant également dans ma lettre) et on les met tout simplement autour du pied à la place de la chaussette ou du bas pour la marche. Que veux-tu que je fasse avec du crêpe Velpeau (5)? Enfin comme le colis met tout de même 16 à 20 jours sinon 3 semaines, je vais me procurer ces chaussettes russes ici, mais il est probable que je les payerai 30 à 40 sous, alors que tu les aurais eues pour rien dans tes vieilles affaires ...
Il ne faut pas tout croire ce que les gens racontent au sujet du Maroc. Ainsi la prise de Taza a été effectuée en Mai 1914 par la Légion, les Tirailleurs Algériens et les Zouaves et il est peu probable que le bonhomme en question ait servi dans un de ces régiments ; il y avait, il est vrai, aussi de l’artillerie de montagne, mais ce sont des alpins (6) qui sont encore ici. 
En ce qui concerne la proposition Béranger (7) ne te fais pas de mauvais sang. On ne peut pas retirer de la Légion tous les Allemands et Autrichiens qui s’y trouvent depuis la guerre, car il y aurait trop de vides, notamment ici au Maroc. On vise du reste ceux qui sont restés dans les dépôts en France. Mais on dirait presque que tu ne peux pas être heureuse sans cauchemar ???
As-tu reçu maintenant les papiers remis au Commissaire ? Pour moi, c’est pour la naturalisation, car après la décision préfectorale, il n’y a pas lieu de revenir sur la question du permis de séjour (8). Le moratorium est prolongé de nouveau de 3 mois, de sorte que le terme du 10 Février n’est payable que le 10 Août. Ne te prive donc pas pour les beaux yeux de Mme Robin.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.
                                                 
                                               Paul



Prière d’écrire textuellement et sans commentaire dans ta prochaine lettre : Je suis passée chez Ferret (9), mais il ne lui reste aucun livre d’enseignement de la langue anglaise sauf des petits manuels de conversation courante à 1 Fr. pièce. Veux-tu un de ceux-ci ? Il paraît que tous les bouquins ont été livrés aux armées qui sont en liaison avec l’armée anglaise dans le Nord (10).

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "megs" : argot légionnaire venu de "mégot" et désignant les fumeurs de tabac. A donné "mec" en métropole, où "meg" peut signifier aujourd'hui "fille". 
2) - "P." : Mr. Plantain
3) - "Tante Julie" : Mr. Penhoat est apparemment soit affecté à la garde militaire d'un dépôt ferroviaire ou portuaire, soit en attente d'affectation donc consigné dans un dépôt militaire. Il est ainsi, selon Paul qui se réfère à une expression plus allemande que française, en compagnie de "Tante Julie" (ou "Julia"), dite aussi "Veuve Julie", qui symbolise l'armée. Une religieuse était à la même époque très célèbre en France sous le nom de "Sœur Julie" : il s'agissait d'Amélie Rigard, décorée le 21 novembre 1914 de la Légion d'Honneur par le Président Poincaré pour avoir victorieusement tenu tête aux envahisseurs allemands qui s'apprêtaient le 24 août 1914 à massacrer les blessés civils et militaires français qu'elle avait accueillis dans l'hospice catholique de Gerbéviller (en Lorraine, au sud de Lunéville) dont elle avait la charge. Depuis lors elle était présentée par l'Armée française et la presse populaire comme une héroïne catholique de la défense nationale, voire comme une version vivante de Jeanne d'Arc.
4) - "Fusslappen" : en français "chaussette russe" ou par extension erronée "lapti" (chaussure rustique russe faite de végétaux ou de chiffons).
5) - "crêpe Velpeau" : bandage médical fait de crêpe de coton inventé par le chirurgien Velpeau vers le milieu du XIXème siècle. Ce qu'on nomma souvent à tort, par analogie, "bande Velpeau" pendant la Grande Guerre était officiellement la "bande molletière", un élément de l'uniforme bleu horizon (à partir du printemps 1915) servant à protéger les mollets par une pseudo guêtre faite d'une bande de tissu épais enroulée de la cheville jusqu'au genou.
6) - "alpins" : soldats des régiments de "chasseurs alpins". Paul tente vraisemblablement de rassurer Marthe en réfutant un témoignage rapportant que la prise de Taza (dite officiellement "réduction de la tache de Taza") en mai 1914 s'effectua très violemment, notamment du 10 au 13 mai, avec des pertes dans les rangs de la Légion, placée en tête de l'opération. 
7) - "Bérenger" : Paul a corrigé le nom, ce qui indique qu'il le transcrivait auparavant  phonétiquement, faute de l'avoir lu dans un journal civil ou une dépêche militaire.
8) - "permis de séjour" : sa délivrance à Marthe, par le Commissaire de Police de Caudéran, est conditionnée à la reconnaissance par la Préfecture de la Gironde du statut de "soldat engagé volontaire pour la durée de la guerre, effectivement présent dans son corps d'affectation" de Paul.
9) - "Ferret" : il s'agit de la librairie des éditions Feret, société bordelaise qui a fêté son bicentenaire en 2012.
10) - "dans le Nord" : Paul demande à Marthe une fausse déclaration, peut-être dans le but de s'attribuer le monopole d'une excellente maîtrise de la langue anglaise et ainsi de pouvoir postuler à une affectation dans les bureaux du commandement ? Ou de se rendre indispensable en donnant des cours particuliers? 

samedi 28 mars 2015

Carte postale du 29.03.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 29 Mars 1915

Chérie, 

Ta lettre du 18 m’est bien parvenue ; j’aurais voulu te répondre par lettre, mais voilà encore le temps qui me manque car malgré les pluies torrentielles nous sommes toujours fortement occupés. Le bruit court ici que l’Allemagne aurait fait des propositions de paix ? (1)
On a cité même les conditions, et bien que celles-ci soient tout à fait inacceptables, ce serait toujours un commencement de pourparlers !
A bientôt une lettre !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                              Paul

Note (François Beautier):
1) - "propositions de paix" : cette rumeur ne se fonde sur aucun fait notable. Les seules initiatives pour la paix qui ait été prises en mars 1915 furent celles des femmes pacifistes, dont Clara Zetkin et d'autres pacifistes allemandes, qui manifestèrent et se réunirent pour la paix à Oslo, à Berne, etc. 

mercredi 25 mars 2015

Lettre du 26.03.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 26 Mars 1915

Chérie,

Je te confirme ma carte postale d’hier. Pour éviter que tes lettres passent par Casablanca, encourant ainsi un retard d’une dizaine de jours, tu feras bien d’ajouter à l’avenir sur l’adresse “Via Oudjda” (1).
Tu auras sans doute expliqué à l’avoué qu’avec les 300 Frs. il t’est impossible de payer mensuellement 118 Frs de loyer. La demande de Mme Robin est pourtant compréhensible, car elle doit aussi avoir besoin d’argent et ses autres locataires se trouvent peut-être dans le même cas que nous. Elle essaie donc et comme jusqu’ici elle a toujours réussi avec nous, elle s’adresse naturellement à toi. Tu as vu que le moratorium est prorogé de nouveau de 90 jours de sorte que le terme du 10 Février n’est payable maintenant que le 10 Août. 
J’ai été fortement étonné de ce que tu m’écris de Mme D. (2) Celle-ci devra pourtant s’attendre à ce que tu voies un jour un des objets en question ... J’aime à croire que tu te trompes et que tu les retrouveras, mais je suis toujours curieux de connaître ton différent avec Mme D. ... As-tu eu des nouvelles de Mme Plantain ? Si elle s’occupe des affaires de l’usine, elle aura sûrement de quoi s’amuser... Et d’autre part, as-tu vu Mme de Métivier ?
La chute de Brzemysle (3) doit, je l’espère, influencer favorablement sur la fin de la guerre. C’est la grande forteresse autrichienne, dans le genre de Metz, et les 11 700 hommes avec plus de 2 000 officiers doivent faire un joli trou dans les rangs et dégager pas mal de Russes. La nouvelle est arrivée ici avant-hier soir par télégraphie sans fil ... Si Constantinople (4) tombait promptement, cela pourrait bien activer les opérations, mais tout cela marche bien lentement. L’Italie reste toujours indécise et attend toujours le moment où la balance penche franchement en faveur des alliés ! Ce qui serait rigolo, ce serait que l’Autriche demande une paix séparée, avant que l’Italie intervienne, de façon à ce que celle-ci arrive trop tard (5).
Depuis ce matin il fait ici un temps épouvantable ; nous avons été néanmoins à la carrière où nous avons été mouillés jusqu’aux os pour rentrer ensuite et nous changer immédiatement. Nous serons probablement de garde cette nuit ce qui ne serait point (illisible) plus agréable avec la pluie et le vent qu’il fait. En ce qui concerne notre changement de garnison, toujours rien de nouveau de sorte que très probablement nous resterons à Taza. J’achète maintenant du beurre en boîte à 1 Frs 50 qui est assez bon. Les oeufs, mais assez petits, coûtent 2 sous pièce. J’en ai acheté 1/2 douzaine ce matin pour les faire cuire à la cuisine. Un camarade du marabout a une ample provision de thé russe d’une excellente qualité. Nous achetons du sucre et du citron et fabriquons ainsi un excellent breuvage. Tu vois donc une fois de plus que je ne suis pas des plus malheureux !
Les Marocains aiment beaucoup l’or et pour le louis que j’avais porté de Bayonne ils m’ont donné 23 Frs. ce qui est un joli bénéfice. Que notre Georges est un tel poltron est surprenant, car Suzanne était à cet âge-là beaucoup plus courageuse. Les légionnaires et les autres poilus ici désirent aussi vivement qu’un Cinéma s’installe ici, mais avant la fin de la guerre, aucun Européen ne viendra ici. Après, Taza se relèvera vite comme Oujda par exemple qui est déjà une jolie ville où l’on a tout le confort possible.
J’espère que malgré notre situation relativement pénible à ce moment tu ne te prives pas au moins d’une nourriture bonne et suffisante. Ecris-moi donc un mot à ce sujet, il ne faut pas que tu perdes tes forces et ta bonne santé, nous en aurons bien besoin après la guerre. Et voilà bientôt Pâques dimanche en 8.
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.

                                           Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Via Oujda" : cette mention implique une desserte postale par le Maroc Oriental donc fait passer le courrier par le port d'Oran, qui dispose de liaisons régulières plus nombreuses et sûres avec la métropole que Casablanca.
2) - "Mme D." : Mme Devilliers, qui avait été avec son mari la locataire de Marthe au début de la guerre. Marthe la soupçonnait d'avoir subtilisé quelques bibelots en partant...
3) - "Brzemysle" : il s'agit de Przemysl, très importante place forte autrichienne des Basses Carpates, que les Russes assiégèrent pendant 133 jours avant que ses 119 000 soldats se rendent le 22 mars 1915. Przemysl est aujourd'hui située au sud de la Pologne près de la frontière ukrainienne.
4) - "Constantinople" : actuelle Istanbul, alors capitale de l'Empire ottoman. Quelques jours avant cette lettre de Paul, le 18 mars 1915, les Alliés se sont accordés secrètement sur le futur dépeçage de l'Empire après sa défaite.

5) - "arrive trop tard" : Paul, qui reprend à son compte des sentiments largement partagés en France, souhaiterait que l'Italie soit punie de ses hésitations à rejoindre les Alliés en se trouvant ainsi privée des "terres irrédentes" (notamment le Trentin) qu'elle réclame à l'Autriche.

mardi 24 mars 2015

Carte postale du 25.03.1915

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Mars 1915



Chérie,

Tes lettres des 6 et 16 sont arrivées en même temps aujourd’hui, la première via Casablanca ce qui fait 10 jours de retard. Le Journal du 15 est également entre mes mains ainsi que la lettre du 13. Depuis 8/10 jours je t’ai écrit tous les 2/3 jours et je continuerai ainsi.
Ici aussi le temps s’est remis au beau et aujourd’hui aussi bien que lundi nous avons marché. Je t’écrirai demain ou vendredi une lettre plus détaillée.
Les enfants vont bien j’espère ainsi que toi-même. As tu des nouvelles du Commissaire ? (1)
A demain, meilleurs baisers pour tout le monde.
  

                                                 Paul

Note (François Beautier)
1) - "du Commissaire" : il s'agit du Commissaire de police de Caudéran qui délivrera le permis de séjour de Marthe dès que la Préfecture de la Gironde aura reconnu le statut militaire de Paul. Faute de ce permis, Marthe, en tant que ressortissante allemande,  risque d'être reléguée dans un des camps d'internement (dits aussi camps de regroupement,  dépôts de triage, dépôts d’internés, ou camps de concentration) établis à cet usage jusqu'à ce qu'une décision soit prise par la Justice de l'expulser vers un  pays neutre, de la maintenir internée, de la placer en résidence surveillée, de lui délivrer un permis de séjour ou de la naturaliser.

samedi 21 mars 2015

Lettre du 21.03.1915

État de l'occupation du Maroc en 1913. La bande grisée indique la limite extrême, à l'Est et à l'Ouest, de notre action militaire jusqu'à ce jour.--Entre les deux bandes, les régions du Moyen Atlas du Grand Atlas et du Petit Atlas sont encore insoumises.--Au Nord s'étend la zone espagnole. (Wikipédia)
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Mars 1915

Chérie,

Voici juste le jour du Printemps que ta petite ...quette (1) me tombe, non sur la table, mais sur le plumard ! La pluie au moins a cessé de tomber et le temps est doux ; espérons qu’avec le changement de lune le temps restera beau, car ces averses ici détrempent toutes les routes et et on est quelquefois obligé de patauger dans des flaques de boue longues de plusieurs centaines de mètres ...
Je t’envoie ci-joint le certificat de présence au corps dont je t’avais parlé et que je te prie de mettre soigneusement de côté. Il pourra peut-être te servir vis-à-vis du Commissaire de Police ou du Séquestre pour prouver que je suis au Maroc et non plus dans un dépôt quelconque. Car mon livret porte simplement l’inscription que j’ai fait la campagne contre l’Allemagne à partir du 22 Août 1914 jusqu’au ...
 Leconte m’a écrit hier pour m’annoncer les résultats de Janvier qui se chiffrent à 1025 Frs de pertes, en mettant 1000 Frs à payer après la guerre pour loyer, patentes etc. des bureaux fermés et 250 Frs de prélèvement pour chacun de nous. Je lui accuse réception aujourd’hui même en glissant un gentil mot pour mon avocat qui a accepté les 200 Frs. pour mon compte et ne se donne même pas la peine de nous tenir au courant. Je vais écrire en même temps un mot à Penhoat.
J’ai lu avec intérêt tes idées sur l’Allemagne qui ont heureusement beaucoup changé depuis un an. Toutefois, avant de commencer de les imprégner à nos enfants, tu peux attendre la fin de la guerre. Du reste, Suzanne les apprendra vite à l’école de Caudéran si elle y va. Je vois avec plaisir les progrès énormes que les gosses font tous les jours ; ce n’est évidemment point utile que Georges se bourre le crâne avec de l’arithmétique. A son âge, il vaut mieux oublier aussi vite qu’apprendre. Et Alice a-t-elle changé extérieurement, notamment à la figure ?
Notre régime a un peu changé depuis que nous faisons partie de l’Armée d’occupation du Maroc Occidental (au lieu de l’Oriental) (2). Nous avons maintenant journellement 1/4 de vin et le dimanche même 1 orange comme dessert. J’ajoute des conserves de viande qu’on peut acheter maintenant à des prix très élevés, mais qui sont de bonne qualité : Corned beef, saucisse en boîte, Pâté de foie (espèce de Leverwurst) (3), Cassoulet et des oeufs. Car notre menu est assez monotone en comparaison avec la bonne cuisine de Caudéran : matin et soir une soupe (de semoule, nouilles ou riz) viande de boeuf ou mouton et légumes (macaronis, rarement avec du fromage, riz, nouilles ou haricots), 1/4 de vin, 1/4 de café, mais le vin seulement à midi.
Comme les marches et le travail sont assez durs, la graisse fond assez rapidement et tu me reverras bien plus svelte qu’au départ. Ce qui embête le plus les légionnaires, c’est qu’il est impossible de se procurer à Taza du vin, de la bière ou tout autre spiritueux. Car le plus grand plaisir du légionnaire c’est le “pinard” comme on appelle le vin. Il est donc tout naturel que dans les petites villes de l’Algérie ou du Maroc sa distraction principale est de se saouler copieusement ... Il n’est pas impossible que nous allons faire une colonne (4) au mois d’Avril et et que notre Compagnie s’installera alors dans un nouveau poste entre Taza et Fez, poste qui sera naturellement à construire par nous de toutes pièces. Je t’écrirai dès que je serai fixé. L’autre jour, il était question de nous envoyer en Egypte, protéger le Canal de Suez, mais il n’en a rien été malheureusement (5). Quelques Compagnies d’Algérie sont cependant parties pour la Turquie à ce qu’il paraît. Quant à notre avenir, je ne me fais pas de mauvais sang. Je suis d’abord convaincu que nous serons naturalisés, mais même si je devais pour des raisons quelconques quitter la France, je recevrais toujours mes 30 000 Frs. de la Maison si j’en sortais, sinon je continuerais à toucher ma quote-part. As-tu lu les lignes de la Petite Gironde de Mars 1871 (6)? Rappelle-toi que ce sera la même chose cette fois-ci, car en France on n’est pas vindicatif, surtout après la victoire et le temps guérit la plupart des maux.
Ne désespère donc pas : nous reverrons de meilleurs jours. Je n’aurai toujours rien à me reprocher, car je fais mon devoir comme un Français. Quelle est donc l’opinion du Dr Réjou à ce sujet ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.

                                               Paul

Notes (François Beautier)
1) - "...quette" : quelle première syllabe cache Paul dans cette allusion à l'intimité de son couple : li, chou, mi... ? 
2) - "Maroc occidental (au lieu de l'oriental)" : le 1er régiment étranger de la Légion (siège à Sidi Bel Abbès, en Algérie) auquel appartient Paul depuis son affectation au Maroc est passé depuis février sous le commandement du général Gouraud qui dirige depuis son quartier général à Fès l'ensemble des troupes d'occupation du Maroc occidental (son équivalent pour le Maroc oriental est le général Baumgarten dont le siège est à Oujda ; le général Lyautey, résident général au Maroc, supervise depuis Rabat l'ensemble des troupes d'occupation du Maroc). 
3) - "Leverwurst" : nom alsacien de la traditionnelle "leberwurst", saucisse de foie allemande, que Paul fait donc mine de ne pas connaître sous son nom allemand d'origine.
4) - "une colonne" : déplacement d'une partie d'un régiment pour effectuer une mission ponctuelle loin de son camp principal. 
5) - "malheureusement" : Paul s'impatiente vraisemblablement de l'enlisement qui fige les fronts et fait durer la guerre. 
6) - "Turquie" : "cependant" (comme dit Paul, qui y voit une raison d'espérer) des troupes coloniales sont à cette époque convoyées par mer vers la Turquie en vue de l'offensive terrestre sur les Dardanelles dont la préparation se traduit depuis le 18 mars par le pilonnage des positions ottomanes de Gallipoli par la flotte alliée. 
7) - "30 000 francs" : part investie par Paul dans le capital de la société L. Leconte et Cie.

8) - "Mars 1871" : Paul se réfère vraisemblablement à un article récent du quotidien bordelais "La Petite Gironde" (fondé en 1872) rappelant la décision du gouvernement Thiers prise en mars 1871 de lever les séquestres imposés au début de la Guerre de 1870 aux ressortissants prussiens (dont Allemands) établis en France. Il oublie de rappeler à Marthe que le nouveau Reich allemand, victorieux, dictait alors ses volontés au gouvernement français. 

vendredi 20 mars 2015

Carte postale du 21.03.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

à Taza 21-3-15

Chérie,

Merci beaucoup de ta bonne lettre du 12 qui m’est parvenue ensemble avec ton mandat à ce premier jour du printemps 1915 où comme dit Goetz von Berlichingen (1), les boutons poussent aux arbres et où tout le monde espère ....
Je compte t’adresser une lettre demain et entretemps je t’embrasse ainsi que les enfants.


                                                  Paul


Note (François Beautier)
1) - "Götz von Berlichingen" :  chevalier, mercenaire et poète allemand, héros d’un drame de Goethe publié en 1773, nommé aussi Gottfried von Berlichingen, ou encore Godefroy de Berlichingen. Paul s'identifie à ce poète courtois et vraisemblablement aussi, par les points de suspension, à ce soldat célèbre pour la très populaire réplique que Goethe lui prête à l'intention de l'émissaire d'un ennemi qui demande sa reddition : "Celui-là, va donc lui dire qu'il peut me lécher le cul ! ".

mercredi 18 mars 2015

Lettre du 19.03.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 19 Mars 1915

Chérie,

J’ai répondu encore hier à ta carte postale du 9, reçue à 1 jour d’intervalle après ta lettre du 7. Nul doute qu’entretemps tu auras reçu au moins une demi-douzaine de mes lettres qui t’auront rassurée sur mon sort. Comme déjà dit, tu auras dorénavant 3 ou 4 fois par semaine de mes nouvelles, ne fût-ce que par carte postale : car ce qui nous manque le plus ici c’est le temps. Tu te figures difficilement quelle chasse on fait à notre compagnie aux minutes précieuses qui composent la journée ! Le réveil sonne à 6 hs. On a à peine 30 mn pour s’habiller, prendre son café et faire son lit. A 6.20, 6 1/2 hs. au plus tard on va au rassemblement où le travail est réparti si toutefois on ne marche pas au convoi ou en reconnaissance. On est en treillis, c.à.d. en toile blanche qui doit être lavé au moins une fois par semaine. Ces jours derniers j’étais à la carrière, à 20 mn de la ville. On y reste jusque vers 10 hs., le moment du signal “Rompez” pour rentrer ensuite au camp où il y a rapport et ensuite la soupe. Reprise du travail à 12.15 hs. au plus tard jusqu’à 16 hs. 30 ; on se met en drap (pantalon rouge, veste) puis de nouveau rapport et ensuite revue, un jour des effets de drap, de khaki, de treillis, du linge, des cuirs etc. parce que quelques poilus avaient perdu ou vendu leurs effets ou bien qu’on y avait découvert des poux. Lorsqu’on a mangé la soupe, il est au moins 18 hs 30 et l’appel du soir est à 20 1/2 hs. Tu vois que cette vie ici est bien monotone et très fatigante ; je me demande journellement quand on rentrera enfin dans une vie ordinaire ...
Tu as lu sans doute l’article du sénateur Béranger (1) dans le “Journal” ? Même lui, tout en se prononçant pour l’annulation pure et simple des engagements, dit bien qu’on restituera leurs biens après la guerre ! Donc, de ce côté rien à craindre.
Tu me donneras des nouvelles si Suzanne est complètement rétablie comme je l’espère. Que te raconte donc le docteur Réjou ? (2) Je parie qu’il n’est pas aussi chauvin que beaucoup d’autres en ce moment et qu’il juge les choses plutôt froidement. Malgré les affirmations de tous les côtés, j’ai peine à croire que les Allemands aient perdu toute notion de justice, d’humanité et de culture. Et pourtant, en présence de tant de témoignages, on est pour ainsi dire forcé de croire ... (3)
Siret m’a écrit quelques lignes privées, disant entre autres que Février a rapporté environ 350 (4). Certes, tous ces gens-là ne font qu’obéir aux lois en me laissant ignorer la marche des affaires ; j’avais seulement le tort de considérer le bureau de Bx. (5) pour ainsi dire comme mon oeuvre personnelle. Ce qu’il y a de certain c’est que nous ne mènerons plus cette vie-là après la guerre : je ferai comme le père Leconte, prenant régulièrement mes vacances et mes heures de repos. Quant à la naturalisation, je pense toujours qu’elle sera accordée bientôt après la guerre ... Et voilà que notre aînée va bientôt avoir 6 ans et que ses questions, ses pourquoi doivent bien commencer à t’embarrasser ...
Et la question de l’école se pose : lycée ou école communale de Caudéran. Qu’en penses-tu maintenant ? As-tu eu des nouvelles de ton amie de Stockholm ce dernier temps ? A en juger par les journaux, l’opinion publique en Suède doit avoir changé quelque peu ces derniers mois, surtout après le coup des sous-marins (6). Car si le porte-monnaie est attaqué, les idées changent rapidement  ...
Donc, ma chère petite femme, ne t’inquiète pas pour moi, tes cartes seront promptement expédiées et je t’écrirai des lettres autant que mon temps le permet.
  Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul


Le bonjour à Hélène. As-tu eu des nouvelles de Mme Plantain ?

Notes (François Beautier)
1) - "Béranger" : Bérenger
2) - "docteur Réjou" : vraisemblablement médecin de la famille, il a la confiance de Marthe et de Paul.
3) - Paul s'inquiète ici de la montée en puissance de la propagande anti-allemande, dont il n'ose cependant pas - censure oblige - nier formellement les assertions.
4) - "350" : il s'agit de francs ; cette somme représente environ les 2/3 des dépenses mensuelles minimales de Marthe pour subvenir aux besoins du foyer.
5) - "Bx." : Bordeaux
6) - "coup des sous-marins" : allusion à la protestation de la Suède, de la Norvège et du Danemark remise le 15 février 1915 à l'Allemagne qui arraisonne ou coule, jusque dans leurs eaux territoriales, tout navire neutre qui approvisionne l'autre camp. Paul, comme la presse alliée de l'époque, ne relève pas que cette protestation s'adresse simultanément au Royaume Uni, qui fait de même, et il retient seulement que pour la première fois la Suède  prend un point de vue officiellement hostile à l'Allemagne, ce qui ne signifiait cependant pas que les Suédois souhaitaient alors que leur pays rejoigne la Triple-Entente.

mardi 17 mars 2015

Carte postale du 18.03.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet  Caudéran

Taza, le 18 Mars 1915 

Chérie,

Je reçois à l’instant ta carte du 9 Mars et ne comprends réellement rien au retard subi par mes lettres. Depuis le 23 Février je t’ai écrit au moins 8 à 10 fois, accusant réception de 3 colis, du mandat et des journaux jusqu’au 9 Mars. Comme ta correspondance arrive maintenant assez régulièrement je ne puis pas me figurer que la mienne soit retenue. Je t’ai écrit une lettre mardi (16) (1) et une carte mercredi (17). Comme j’ai maintenant tes cartes, tu peux être certaine que je t’enverrai un mot tous les 2, tout au plus 3 jours, car comme moi-même je comprends bien que tu t’inquiètes. Je vais bien ; il pleut malheureusement à chaque instant de sorte qu’on patauge dans la boue. J’espère que Suzette n’a pas ressenti d’autres suites de sa chute et que son petit frère et sa soeur se portent aussi bien. Embrasse-les bien pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

                                                   Paul


Le bonjour à Hélène. S. (2) m’a écrit aujourd’hui qq. lignes.

Notes (François Beautier)
1) - "mardi (16)" : cette lettre de Paul est manquante, à moins qu'il la confonde avec celle du lundi 15, effectivement arrivée.
2) - "S." : Siret

lundi 16 mars 2015

Carte postale du 17.03.1915

Carte postale  Mme M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

17-3-15

Chérie,

Je reçois à l’instant ta lettre du 7 et les journaux des 5-6 mais je n’ai point reçu une lettre datée du 6 Mars. Je t’écris au moins 3 fois par semaine si les circonstances le permettent ; tu as sans doute reçu mes nouvelles entretemps.
A demain une lettre.
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul

samedi 14 mars 2015

Lettre du 15.03.1915



Madame P Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 15 Mars 1915
                                                   Lundi

Chérie,

Depuis ma lettre de vendredi dernier je n’ai plus eu de tes nouvelles, mais j’espère bien en recevoir avec le courrier de ce soir. Nous avons fait samedi une marche-manoeuvre d’une quarantaine de kilomètres, avec fusil, 120 cartouches, sac, musette et bidon. Comme j’avais une ampoule au pied droit, cette marche était rudement dure pour moi car on va à travers champs, montant et descendant sans cesse les mamelons, traversant l’eau et grimpant sur les rochers. J’étais tellement fatigué en rentrant que je suis resté presque toute la journée d’hier sur mon plumard pour me reposer. Aujourd’hui je suis de garde au poste de police depuis hier soir jusqu’à ce soir 18 hs. On a construit maintenant une petite maison ici où nous couchons et d’où nous avons une vue magnifique sur la ville et les environs. Le bruit court depuis hier que l’Italie a déclaré la guerre à l’Autriche (1); je ne le crois pas avant de l’avoir lu dans le communiqué officiel ; mais si c’était vrai cela abrègerait la guerre d’au moins 1-2 mois. On parle aussi beaucoup ici que la Légion serait dissoute (2) après la guerre ; tout cela sont évidemment des racontars, mais il se pourrait fort bien qu’il y eût tout de même un changement sous ce rapport ...
On devient de plus en plus grossier, sale et dégoûtant, il y a des jours où je n’ai même pas le temps de me laver. Tu peux donc te figurer avec quelle impatience nous attendons ici la fin de la guerre pour rentrer dans nos pénates. Et plus j’y réfléchis plus je me dis que la fin doit être proche. Si l’on a donc seulement la chance de se revoir sains et saufs, c’est tout ce qu’on peut demander et cela je l’espère bien.
Les routes autour de Taza commencent tout de même à prendre tournure. L’une d’elles montre une particularité bien bizarre : elle a été piochée à travers d’un champ en pente et à gauche, en descendant, se trouve ainsi un mur naturel formé de la terre qui est restée du champ primitif. Or, comme les Marocains enterrent leurs morts à peu près comme des chiens sans signe extérieur aucun, on voit dans ce rempart de terre des squelettes humains dans toute leur longueur ; c’est un peu macabre, mais assez original (3).
Tu ne m’as jamais dit si les voisins te parlent quelquefois, notamment celle avec laquelle Mme Devilliers (4) a eu une histoire. Le commissaire t’as-t-il renvoyé tes papiers et dit dans quel but on les avait demandés ? As-tu vu maintenant le représentant du séquestre et as-tu eu des nouvelles de Mr. Wool. (5)?
Siret (6) ne m’a pas encore écrit et cela m’est au fond assez indifférent. Ne fais donc plus aucune démarche pour l’amener à correspondre avec moi, car je te répète que les affaires m’intéressent très peu pour le moment. As-tu suivi les tirages du Crédit Foncier 1891 et 1912 pour nos obligations ?
Heureusement que tu as les gosses qui avec tout le souci te donnent aussi pas mal de distractions. N’est-il pas malheureux que grâce à l’ambition d’un ou de quelques hommes couronnés des millions de poilus soient ainsi forcés de vivre loin de tout ce qui leur est cher?
J’espère avoir de tes nouvelles ce soir ou demain et te prie d’embrasser les enfants pour moi.

Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "L'Autriche" : les Alliés devront attendre jusqu'au 23 mai 1915 que l'Italie signe le pacte de Londres (par lequel elle rejoint la Triple-Entente) et déclare la guerre à l'Autriche-Hongrie.
2) - "dissoute" : cette rumeur traduit la méfiance des Français envers les ressortissants allemands engagés dans son Armée et rend compte aussi de la conscience que les uns et les autres ont de la nécessité préalable de finir la guerre. 
3) - Exemple consternant d'ignorance et de manque de sensibilité de la part de la Légion.
4) - "Mme Devilliers" : les Devillers avaient été logés par Marthe au début de la guerre, leur appartement étant loué au gouvernement lors de son séjour à Bordeaux.. 
5) - "Mr. Wool." : Mr. Wooloughan, ami américain de Paul.
6) - "Siret" : parent d'Hélène, employée de maison des Gusdorf à Caudéran

Légionnaires en marche


                                                 

mercredi 11 mars 2015

Lettre du 12.03.1915

Brûlées à la cendre de cigarettes, parfois mouillées, les lettres sont difficiles à déchiffrer...
Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 12 mars 1915

Ma Chérie,

Ta lettre du 2 courant m’est parvenue hier soir tard ; le deuxième envoi de chocolat est arrivé ce matin et le mandat-poste ne saura tarder d’arriver. Je te remercie sincèrement du tout, et en ce qui concerne l’argent, j’espère sincèrement que j’en aurai assez pour la durée de la guerre ! Je lis aussi avec tristesse que tu te laisses fortement impressionner par l’affaire du séquestre ; c’est certainement compréhensible, mais si tu veux bien réfléchir froidement, tu arriveras à cette conclusion : Les affaires Bechoff David etc. (1) ont vivement rallumé la méfiance contre les Allemands ; il n’est cependant pas douteux que le séquestre sera levé au plus tard aussitôt la guerre terminée et il est absolument certain qu’on nous rendra alors tout ce qu’on nous a mis sous séquestre. Donc le problème est de vivre d’ici là et il me semble qu’avec les 300 Frs. par mois et en vendant de temps à autre une obligation du Crédit Foncier, tu arriveras. En ce qui concerne le loyer, tu ne le paieras pas. Tu as le plein droit de profiter du moratorium (2) qui ramène l’échéance du 10 Février au 12 Mai et qui sera sûrement encore prorogé en Avril ou Mai. Si Mme Robin devient trop pressante, tu lui diras d’écrire au séquestre. Je te conseillerai enfin d’aller voir Me Gouais Lanos (3) pour lui exposer que 300 Frs. sont absolument insuffisants pour payer le loyer, gaz, eau et électricité. Demande lui un conseil en ajoutant que notre avoué de Nantes qui avait été chargé par nous de demander la main-levée ne nous écrit plus depuis quelque temps, soit qu’il est mobilisé, soit pour une autre cause.
De toutes façons tu ne paieras pas le loyer avec les 300 Frs. ! Lorsque la guerre sera terminée, nous verrons bien ce que nous aurons à faire et si l’on nous fait trop d’histoires en France malgré le sacrifice indéniable que j’ai fait, eh bien nous irons ailleurs et nous trouverons bien le moyen de commencer une autre existence où tu auras aussi l’occasion de travailler avec moi. Nous aurons toujours une cinquantaine de mille francs et avec cela on peut faire quelque chose. Je suis étonné d’apprendre que la rente argentine (nominal 1500 Frs. à 4 1/2%) est également restée au CNEP !! De toutes façons, tu toucheras toujours les coupons des autres titres (4).
J’espère que tu as reçu entretemps mes différentes lettres et que tu n’es plus inquiète sur mon sort. Nous sortons presque tous les jours et le soir je suis tellement fatigué que je me couche aussitôt après la soupe pour lire mon journal au lit. Hier, nous avons fait près de 30 km, sac au dos et demain nous allons faire une reconnaissance de 24 hs. Je t’écrirai aussi souvent que possible, mais crois-moi que je ne dispose pas d’autant de temps que toi ! Baboureau vient de m’envoyer une carte de Brest où il a déjà commencé l’exercice au 2° Colonial (5).
On me distribue à l’instant ton mandat ainsi que les journaux du 3 et 4 Mars. Encore une fois merci ! Demain, je tâcherai d’avoir un certificat de présence au corps attestant que je suis au Maroc et que je t’enverrai dimanche. Tu le conserveras car il pourra te servir à l’occasion. J’avais un moment l’intention d’écrire directement au Procureur de la République à Nantes pour demander des explications, mais réflexion faite, je renonce et j’attends les évènements. Ne te fais pas trop de bile, car si on maintient le séquestre jusqu’à la fin de la guerre, on nous rendra forcément nos biens après, cela est tout à fait hors de doute. J’espère  cependant toujours qu’il sera levé avant.
Est-ce que Suzanne fait des progrès lisant et écrivant ? Et Georges parle-t-il toujours de 
moi ?
L’offensive générale commence tout de même ou se dessine (6), et si le beau temps revient, cela va certainement barder.
Ton opinion sur la question de l’enfant m’étonne un peu. Si tu te trouvais dans ce cas-là, penserais-tu également comme cela ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "les affaires Bechoff David etc" : en mars 1915, la presse rendit publique une affaire de détournement de fournitures militaires françaises organisé par le trésorier-payeur général de l’Armée au profit de Madame Bechoff, épouse du patron de la très célèbre maison de couture et de fourrure parisienne Bechoff-David. Or la presse a insisté sur le fait que les deux époux étaient de nationalité allemande pour attiser la méfiance des Français envers les Allemands. 
2) - "moratorium" : moratoire (Paul emploie le terme juridique savant).
3) - "Me Gouais Lanos" : le contact avec l'avoué Bonamy ayant été rompu, Paul conseille à Marthe de se renseigner auprès d'un autre, Maître Gouais Lanos. Il s'agit sans doute d'André Gouais-Lanos qui acquit une charge d'avoué au barreau de Bordeaux en 1900 et qui devint à partir de 1925 une personnalité de si grand renom que la ville de Bordeaux lui dédia une rue. 
4) Paul et Marthe étaient à la tête d'un joli portefeuille de titres français et internationaux (Argentine, Turquie, Japon...); ceux d'entre eux qui étaient déposés à la banque faisaient partie des biens mis sous séquestre, et Marthe n'y avait pas accès. Elle avait cependant pu conserver une partie de ces titres, déposés dans un coffre ou remis à l'ami de Paul, M. Woolougham, et était en mesure de les vendre ou d'en toucher les dividendes.
 5) - "2ème colonial" : Deuxième Corps d'Armée Colonial créé en 1915 pour transférer et  faire se battre en métropole des troupes coloniales précédemment utilisées outre-mer, notamment en Algérie et au Maroc. 
6) - "l'offensive générale commence ou se dessine" : aux approches du printemps 1915 Paul est témoin d'une partie des transferts massifs de troupes coloniales vers la métropole. Il y voit peut-être la préparation de l'offensive finale que, par ailleurs, les opérations des flottes alliées en direction des Dardanelles pouvaient laisser croire générale. Cependant, les différentes victoires au jour le jour des Alliés (par exemple des Russes en Galicie, des Franco-Britanniques en Champagne ou des Français dans les Vosges alsaciennes), bien que rapportées avec enthousiasme par la presse que Paul lit au camp, ne parviennent guère à masquer la réalité d'un enlisement général et durable de la guerre. Paul en est vraisemblablement conscient, mais il préfère rassurer Marthe.

dimanche 8 mars 2015

Lettre du 08.03.1915

Casablanca 1915
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 8 Mars 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir tes lettres des 13, 25 et 27 Février ; la première est passée par Casablanca (1) et a mis 8 jours de plus, car notre courrier va via Oran (2), vu que le chemin de fer d’Algérie vient jusqu’au delà de Oued Aghbal (12-13 km d’ici) alors que celui de Casablanca s’arrête actuellement à Fez, soit 90/100 km d’ici. A partir d’aujourd’hui, le courrier de Taza est expédié journellement et arrive de même tous les jours ce qui est une amélioration sensible et te fera plaisir également.
Je te prie de me dire comment Leconte t’a expliqué pourquoi il envoie 300 au lieu de 400 Frs., car je n’ai plus eu de ses nouvelles. Comment d’autre part était libellé le reçu que tu lui as envoyé pour les 300 Frs. ? Je pense que tu comprends l’importance de cette dernière question, car il ne faudrait pas que le reçu dise que j’ai reçu mon prélèvement de tel mois ! Tu n’as pas joint non plus les articles du Démocrate de St Nazaire (3); mais comme je l’ai écrit, L. m’a envoyé le premier et la copie de sa réponse. Comment as-tu donc reçu ces copies ? Par Nantes ? Il est probable, comme je te le disais déjà que c’est par suite de la loi sur le trafic avec les Allemands que L. et B. (4) de Nantes ne nous écrivent plus. Personnellement, je ne pense guère aux affaires mais beaucoup à toi et à ton genre de vie actuelle. Tu m’intrigues avec tes allusions mystérieuses à Mme D (5). Elle n’a tout de même pas essayé de t’entraîner ? Tu as tort de m’envoyer 100 Frs, peut-être as-tu pu ramener ce montant à la moitié, car je ne tiens pas à avoir trop d’argent sur moi et je n’ai besoin que de 20 Frs par mois. Quant aux envois de chocolat, cela devient tout de même trop cher avec le port. Je paie ici 24 sous pour une grande plaquette qui n’est cependant pas aussi bon que le chocolat Menier.
Maintenant que nous ne sommes plus que 8 par marabout, nous sommes assez confortablement installés. J’ai un lit avec un paillasson rempli de crin végétal - un “sac à viande” fait de drap et dans lequel on se met comme dans les draps, un traversin et 3 couvertures, car il fait frais la nuit. Je dors très bien et ne garde que la chemise et le caleçon ; mais je tire mon passe montagne sur la tête car je porte les cheveux tout courts. Le soir je lis à la lueur d’une bougie placée sur une planche dans le mur. Ou encore on joue aux cartes ou on écrit. Depuis ce matin le sirocco souffle de nouveau en tempête, soulevant des nuages de poussière mais le soleil brille toujours. La nouvelle enquête a probablement trait à la naturalisation, ce qui ne serait pas dommage !
Valentin est resté à Bel Abbès et m’écrit que la musique partira peut-être en France. En attendant, il y a eu un nouvel arrivage de 75 poilus ici, venant de Bel Abbès. J’espère toujours que d’ici 2/3 mois la décision (6) sera tombée en France ; tu verras si j’ai raison ! Il semble que les vivres commencent sérieusement à manquer en Allemagne, ainsi du reste que les matières premières pour les munitions et certaines industries (7)
Tu as probablement entendu qu’on a déposé un projet de loi au Sénat (Béranger) (8) pour annuler les engagements des Austro-Allemands pour la durée de la guerre de ceux qui sont restés en France et ne sais pas si cela va passer, mais si oui, Singer (9) qui semble toujours être à Lyon, tomberait sous le coup de cette loi. A propos, il y a dans mon nouveau marabout un Caudéranais pur sang, Savario, dont le père est entrepreneur plâtrier à Caudéran et dont la soeur est la femme du député Chaumet (10). Savario, qui est français, a fait 15 ans dans la Légion à titre étranger ; il y a aussi ici à Taza deux frères alsaciens qui travaillent à Bègles (11), et un jeune homme marié à Bordeaux, également alsacien (12). Tes journaux arrivent très régulièrement et je t’en remercie. Je vois aussi avec plaisir toute l’activité que tu déploies de tous les côtés ; il est bien dommage qu’il a fallu de cette occasion pour que je m’en aperçoive.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul

L’opération d’Hélène a-t-elle réussi ? Le bonjour pour elle.

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Casablanca" : grand port maritime du Maroc occidental, à près de 350 km à vol d'oiseau à l'ouest de Taza. Porte d'entrée de l'immigration française au Maroc, la ville est aussi une clé stratégique de la colonisation de l'ensemble du Maroc. Rebellée en 1907 et violemment pacifiée après un an de combats, elle est depuis septembre 1913 la tête de pont de la pacification du Moyen Atlas, laquelle n'est précairement obtenue qu’à compter d’avril 1914, au prix de combats et d’exactions féroces des troupes coloniales françaises qui valent au Général Mangin le surnom de “Boucher du Maroc”.
2) - "Oran" : grand port maritime de l'Ouest algérien, à 350 km à vol d'oiseau de Taza. Oran est alors la tête de pont stratégique de la conquête du Maroc oriental par la France puisque les ports du Maroc sur la Méditerranée sont occupés par l'Espagne et pratiquement coupés de l'intérieur du pays par le massif montagneux du Rif espagnol.
3) - "Démocrate de Saint-Nazaire" : il s'agit du quotidien "La Démocratie de l’Ouest", édité à Saint-Nazaire.
4) -- "L. et B." : Leconte et l'avoué Bonamy, tous deux implantés à Nantes. 
5) - "Mme D." : Mme Devilliers.
6) - "la décision" : Paul espère que le printemps apportera l'offensive décisive et la défaite allemande.
7) - "industries" : l'Allemagne dispose alors encore d'énormes capacités intérieures de production mais ses importations par l'intermédiaire des pays neutres commencent à s'étioler du fait du blocus maritime anglais et de sa propre tactique de guerre sous-marine qui frappe aussi des navires neutres dont les pays d'origine - notamment les U.S.A. - réagissent contre elle en renchérissant ou coupant leurs livraisons.   
8) - "(Béranger)" : le sénateur radical-socialiste de la Guadeloupe Henry Bérenger (1867-1952), membre de la Commission sénatoriale des Armées de 1912 à 1945, a déposé le 18 février 1915 une "proposition de loi relative à la suppression des engagements contractés dans l'armée française au titre de la Légion étrangère depuis le 1er août 1914, par des sujets non naturalisés, appartenant à des nations en état de guerre avec la France et ses alliés" et a participé le 6 mars au débat du "projet de loi autorisant le Gouvernement à rapporter les décrets de naturalisation de sujets originaires des puissances en guerre avec la France" (extraits du Journal Officiel). Paul s'inquiète vivement de ces nouvelles qui traduisent une méfiance soudainement approfondie de la France envers ses "ressortissants étrangers ennemis" engagés pour la durée de la guerre et qui menacent d'effacer la promesse de l'État de les naturaliser (après enquête judiciaire) à l'issue de leur engagement (loi du 5 août 1914).
9) - "Singer" : ressortissant allemand que Paul a rencontré ou retrouvé au centre de recrutement de la Légion à Bayonne, et qui est resté affecté à Lyon, en tant que fourrier.
10) - "Chaumet" : Charles Chaumet (1866-1932) député de la Gironde de 1902 à 1919, plusieurs fois sous-secrétaire et secrétaire d’état puis ministre entre 1911 et 1925, sénateur de 1923 à 1932, président de l'Union démocratique et radicale à partir de 1924. 
11) - "Bègles" : ville de la banlieue sud de Bordeaux.
12) - "Alsaciens" : officiellement allemands, donc "ressortissants ennemis", les Alsaciens qui s'engagent dans l'Armée française bénéficient en fait de la possibilité de choisir de rester affectés en métropole, et d'obtenir rapidement leur naturalisation. Paul tente de rassurer Marthe sur son sort en lui présentant un Français et trois Alsaciens de la région bordelaise qui partagent sa condition de légionnaire à Taza.