mercredi 30 décembre 2015

31.12.1915

Carte postale de Paul

Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22 
Caudéran

Décembre 1915

Bons baisers et heureuse année 1916.


                                                  Papa

samedi 26 décembre 2015

Lettre du 27.12.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran
Taza, le 27 Décembre 1915

Ma chérie, 

J’ai tes lettres des 17 et 19 courant, la dernière n’ayant donc mis que 8 jours pour accomplir le trajet Bordeaux-Taza. Les journaux jusqu’au 19 sont également arrivés. Je suis content que mon colis soit arrivé à temps ; tu me diras si le contenu était en bon état et bon comme qualité.
Nous étions de repos les 25 & 26, ce dernier étant un dimanche. La Compagnie avait fait venir un cochon (1), dont on nous a fait servir un rôti comme plat supplémentaire le jour de Noël. Sans cela, on ne se serait aperçu de rien, car dans un trou comme Taza il n’y a naturellement pas de distraction ni dimanche, ni jour de fête. Toutefois, la musique des Territoriaux étant revenue de l’exposition de Casablanca, il y a eu un concert au Cercle des Officiers. Comment les enfants se sont-ils comportés le soir et le matin devant la cheminée ? Est-ce que la petite Alice avait aussi mis ses souliers pour le Père Noël ? Et qu’ont dit Suzette et Georges à l’exposition des jouets ? Je suppose que surtout Georges devait avoir de la peine de voir tant de jolies choses sans en emporter aucune ! Que je regrette de ne pouvoir observer les gosses à ces occasions-là ! Suzanne commence-t-elle déjà à avoir un peu plus de retenue que les autres, c.à.d. de se former en jeune fille ?
A en juger par les préparatifs, nous allons partir le 28 du côté de Mecknassa-Titania (2) pour protéger la construction d’une ligne télégraphique à Bab Morouche (3). Il est donc très probable que nous passerons le jour de l’an dans le bled. Si je peux, je t’enverrai une carte, mais dans le cas contraire ne t’inquiète pas : nous ne resterons que 4 ou 5 jours dehors.
En principe on ne fait pas des colonnes ici en hiver vu que le temps change souvent subitement du jour au lendemain. La pluie rend les pistes et les cours d’eau presque impraticables, car la terre grasse se trempe facilement et forme une boue de 20 à 40 cm de profondeur ; les oueds, en été presque desséchés, deviennent en hiver des torrents formidables qu’il faut traverser à pied. Mais en fait il devient de temps à autre indispensable de former une colonne pour secourir des villes ou tribus soumises contre les attaques des non soumis. Et comme le nombre des tribus soumises augmente, celui des attaques augmente aussi et de cette façon on est forcé quelquefois de se battre contre des tribus avec lesquelles on n’était même pas en contact autrefois. Une fois la guerre européenne terminée, on renforcera sans doute les troupes d’occupation de telle façon qu’on pourra faire les opérations militaires sur une grande échelle. Pour le moment les effectifs ici sont trop minimes pour entreprendre une grande offensive. 
Je ne crois point que la Turquie ait une influence quelconque sur les Musulmans d’ici (4). Songe que l’Égypte, la Tripolitaine, la Tunisie et l’Algérie sont intercalés entre la Mer Rouge et le Maroc, et que les populations tunisiennes et algériennes sont très loyales. Les Allemands par contre ont eu et ont encore des émissaires parmi les bicots (5). La proximité du Rif espagnol favorise malheureusement ces perturbateurs qui n’exposent jamais leur propre peau.
Que tu es quand même quelquefois bizarre dans tes idées ! Je t’ai dit si souvent que je n’aurais jamais souhaité ma femme autrement que toi et que depuis que je t’ai quitté je sens doublement combien j’étais heureux avec toi. La seule idée de reprendre la vie commune, de te retrouver comme je t’ai laissée me sauve assez souvent d’un dégoût complet de la vie ... Alors pourquoi te répèterais-je à chaque instant que je ne doute point de ton savoir-faire ? Si par ci, par là je te donne un conseil, c’est uniquement parce que dans telle matière tu as bien peu d’expérience !
Mr. Penhoat vient de m’envoyer 100 Frs, de sorte que je compte avoir assez jusqu’au mois d’Avril.
Mille tendresses pour toi et les enfants.


                                                    Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "un cochon" : on voit à ce détail - s'il en fallait la preuve - que l'Armée française ne tient pas compte des interdits alimentaires des soldats pratiquants juifs et musulmans ; et à l'absence de réaction de Paul qu'il ne l'est pas du tout. 
2) - "Mecknassa-Titania" : officiellement Meknassa-Tahtania, poste au nord-ouest de Taza en territoire tribal des Branes.
3) - "Bab Morouche" : officiellement Bab Moroudj, plus loin au nord dans le territoire des Branes.
4) - "les Musulmans d'ici" : Paul les gratifie d'une majuscule mais les pense à tort indemnes de toute contamination par les Turcs parce qu'ils en sont géographiquement éloignés. En fait les Ottomans n'ont jamais totalement maîtrisé les peuples berbères (Kabyles d'Algérie, tribus rebelles du Maroc) et les Marocains voient les immigrés Turcs au Maroc comme des frères musulmans étrangers qui les appellent à la guerre sainte contre les infidèles, de façon plus convaincante que les Allemands qui, eux, soufflent plutôt sur les braises du nationalisme marocain. Par ailleurs, le chef des rebelles nationalistes, Abdelmalek, ancien colonel de l'armée ottomane, a gardé des contacts avec d'anciens collègues turcs qui travaillent alors avec les agents allemands.
5) - "les bicots" : ce sont les mêmes que "les Musulmans d'ici", mais ils n'ont pas le droit à la majuscule ! Il est vrai que Paul use de cette dernière de façon assez fantaisiste.

mercredi 23 décembre 2015

Lettre du 23.12.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23 Décembre 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir tes lignes du 14 et ne puis qu’espérer que le colis arrivera à temps pour que les enfants ne soient pas désappointés. Ici aussi nous avons un froid sec après les journées de pluie : le matin surtout le froid se fait vivement sentir, mais vers 9 hs et jusqu’à 17 hs il fait bon au soleil.
Demain c’est donc “Heiligerabend” (1) et dans une huitaine le jour de l’an. Ce n’est certainement pas avec regret que nous enterrons cette mémorable année 1915 et moi en particulier je n’ai point de regret en me séparant de lui (comme disait la vieille jument par rapport au chariot brisé). Lyon - Bel Abbès - Maroc (2)! Quel enchevêtrement d’espoirs déçus, de calculs erronés et de plans déjoués. Cette vie dans le milieu militaire que je ne connaissais point et qui est certainement beaucoup plus rude et surtout plus grossière qu’en France - crois-moi qu’il faut avoir une mentalité toute spéciale pour y trouver du goût !
De ton côté, si au point de vue matériel ta vie n’a pas autant changé que la mienne, tu as moralement subi à peu près les mêmes supplices. Mais laissons pour le moment toutes les tristesses de côté et gardons l’espoir que 1916 amènera enfin la paix et cela le plus vite possible. En raisonnant froidement on doit tout de même se dire que l’état actuel des choses ne peut pas s’éterniser. Que le chancelier allemand (3) n’appelle pas la défense du pays et ne parle que de ses victoires - quoi de plus naturel. Mais que le fond de toutes ces explications faites pour entretenir l’espoir et le chauvinisme du peuple, est absurde, ressort déjà de l’exposé financier où il est dit que la France et l’Angleterre ne réussiront pas à lancer un emprunt alors que l’Allemagne ... (4) Il paraît toutefois de plus en plus que ce ne seront pas les armes ou du moins les armes seules qui décideront de l’issue de cette guerre et c’est pour cette raison que la date de la paix est tellement incertaine. 
Hier, en feuilletant un petit carnet, j’ai trouvé l’adresse de ton amie de Stockholm (5) (Birger Yarlsgaten 4 II) et j’en ai profité pour lui envoyer une carte de Taza avec des souhaits de nouvel an. Est-ce qu’Emma ne t’a plus exposé son opinion sur les évènements actuels ? J’ai pu avoir ces jours-ci par hasard un numéro du “Bonnet Rouge” (6) contenant un article qui défend Romain Rolland et ses idées. Il s’agit d’un journal autrefois anarchiste et sans grande importance, mais l’article - de fond - est très bien écrit.
Il est décidément difficile de se faire une idée exacte de la situation des Robin (7). Rappelle-toi les bruits qui furent colportés à notre arrivée dans la Rue du Chalet et la première impression plutôt médiocre qu’ils faisaient ! Enfin, s’ils peuvent attendre, ce n’est que tant mieux ! Mr. Penhoat m’écrit aussi : il reste aussi plutôt sceptique quant à la fin de la guerre. Leconte ne lui écrit que tous les 2 à 3 mois pour lui faire des récriminations violentes. Il paraît que Mme Penhoat, en voulant acheter des obligations de la Défense Nationale, a perdu l’autre jour 1000 Frs dans le métro. Quant à Mr. Plantain il y a longtemps que je n’ai plus eu de ses nouvelles. Mais je ne comprends pas pourquoi il devrait quitter son poste à l’arsenal à un moment où l’on cherche toujours de nouveaux moyens pour augmenter la production de matériel d’artillerie. Ce sont probablement des craintes d’épouse qui parfois trouve que sa situation matérielle est trop belle (relativement) pour durer.
La musique de Taza est enfin revenue de l’exposition de Casablanca (8) de sorte que nous aurons au moins de temps en temps un concert au Jardin du Cercle des Officiers. Mais ce seront quand même de tristes fêtes, celle de Noël et du jour de l’an. Et si l’on peut penser qu’il n’existe guère de famille, dans les grands pays européens, qui soit au complet, on se demande vraiment si c’est la réalité ou un mauvais rêve de nuit d’hiver.
J’aurais donné bien des choses pour voir les enfants porter leurs chaussures à la cheminée et se lever le lendemain matin pour regarder la bonne surprise. Comment va Hélène ?
Mes meilleurs baisers et bonne chance pour 1916.

                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Heiligerabend" : "Heliger Abend", la veille de Noël, moment d'attente et de foi pour les Chrétiens. 
2) - "Lyon-Bel Abbès-Maroc" : trajet parcouru par Paul en 1915.
3) - "le chancelier allemand" : Bethmann Hollweg, depuis 1909 et jusqu'en juillet 1917.
4) - "alors que l'Allemagne..." : effectivement, la France et l'Angleterre ont lancé des emprunts nationaux de défense nationale qui furent rapidement couverts, en or, par leurs populations, ce qui ne fut pas le cas en Allemagne où l'inflation couvre une grande partie des dépenses militaire. Plus tard, elles auront la possibilité d'emprunter aux USA, ce que l'Allemagne ne pourra pas faire. 
5) - "ton amie de Stockholm" : Emma Schulz, amie allemande de Marthe; installée à Stockholm, en pays neutre, elle permet aux Gusdorf d'avoir des nouvelles de la famille restée en Allemagne.
6) - "Bonnet Rouge" : Le Bonnet rouge, journal satirique, républicain et anarchiste, se fit surtout connaître lors des mutineries de 1917. Né en 1913 comme hebdomadaire, devenu quotidien avec la guerre, il était dirigé par Maurice Fournié et avait Miguel Almereyda pour rédacteur en chef. Accusé de défaitisme il fut constamment attaqué par l'Action française comme pro-allemand. En 1915 il portait la voix des anarchistes, des pacifistes et des internationalistes. A partir de juillet 1915, le journal publia diverses contributions favorables à Romain Rolland qui furent regroupées en une brochure au début décembre 1915. C'est sans doute à ce fascicule titré “Un débat républicain” que Paul fait allusion. 
7) - "les Robin" : les propriétaires du logement des Gusdorf à Caudéran.

8) - "Exposition de Casablanca" : il s'agit de l'Exposition franco-marocaine de Casablanca, ouverte le 5 septembre 1915 pour afficher l'emprise de la France sur le Maroc, malgré les rébellions nationalistes.

lundi 21 décembre 2015

Carte postale du 22.12.1915

Romain Rolland rencontre Gandhi en 1931

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

22/12 1915

Chérie,

J’ai bien reçu ta lettre du 12 courant et suis étonné que mon accusé de réception pour ton colis d’effets d’hiver ne te soit pas encore parvenu ! Tout va bien ici. Merci également pour les 3 bouquins dont je te renverrai “Au dessus de la mêlée” (1) aussitôt après la (illisible). Bonne Noël et 1000 baisers pour toi et les enfants.

                                                  Paul

Note (Anne-Lise Volmer)
1) Voici l'essentiel du texte de Romain Rolland:


vendredi 18 décembre 2015

Lettre du 19.12.1915

Thomas Woodrow Wilson en 1919


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

Taza, le 19 Décembre 1915

Ma chérie,

“Pompez, pompez Seigneur
Pour le bien de la terre
Et le repos des légionnaires”

C’est un vieux dicton de la Légion car s’il pleut beaucoup les travaux extérieurs sont suspendus. Et Dieu sait s’il en tombe depuis quelques jours ! Les grandes pluies ont commencé et la nuit de vendredi à samedi que j’ai passée dehors en faction a été la plus pénible de ma “carrière” militaire !
J’ai ta lettre du 9 courant et je constate que tu te laisses réellement trop aller au pessimisme ! Car tu oublies que toutes ces petites tracasseries proviennent ou des journalistes, ou bien de quelques particuliers qui prêchent pour leur paroisse mais nullement du Gouvernement. Je me refuse de croire que celui-ci se rende coupable des agissements qu’il blâme si sévèrement chez l’ennemi et qui sont contraires aux droits de l’homme. Toutes les déclarations ministérielles ont du reste fait ressortir nettement le caractère purement conservateur de la mesure prise et même le sénateur (1) qui a mené la campagne s’est prononcé dans ce sens dans ses articles de fond au Journal. Que ceux qui sont rentrés dans leur pays en supportent les conséquences, rien de plus logique, mais ne pense pas que les autres qui ont fait la preuve de leur loyauté soient traités sur le même pied. Les demandes de naturalisation seront certes vérifiées et examinées de très près. Si la mienne n’était pas prise en considération, je le regretterais, certes, mais ce ne serait pas une raison de désespérer. J’ai fait mon devoir, et si ce n’est pas en France, eh bien, ce serait ailleurs que nous vivrons. On fait du pain partout et ma situation, bien que spéciale, est régulière même vis à vis de l’Allemagne où ma catégorie (Landsturm non armé) n’a été appelée qu’en Avril 1915. A ce moment, il m’aurait été impossible d’y aller, même si j’avais voulu ; mais mes papiers certifient bien que j’ai quitté régulièrement l’Allemagne pour me fixer à l’étranger. Ceci dit je m’empresse d’ajouter ce que tu sais déjà : que je n’aurais jamais consenti à combattre la France où j’ai passé les meilleures années de ma vie et que mes sentiments vis à vis du régime allemand ont été toujours hostiles.
Ton interprétation du message du Président Wilson (2) est certainement erronée. Les Irlandais (3), du moins ceux qui ont émigré pendant les derniers 50 ans, ne sont point allés en Amérique pour des raisons politiques : la preuve se trouve même dans la révolte des Ulstermen qui trouvaient l’ancien régime - qui existe toujours - si bien qu’ils n’en voulaient pas un nouveau. La population rurale certes aurait préféré le Home Rule, mais les Irlandais, tous pauvres, qui ont émigré, sont restés Irlandais et catholiques. La lutte pour l’indépendance a du reste été tenace plutôt du côté des Ecossais (4) (Bruce, Wallace etc.) tandis que l’Irlande n’a jamais été une nation héroïque, exposant sa vie pour se libérer de toutes les servitudes etc.
Je suis content que tu sois revenue de ton projet suisse (5). Crois-moi que le mieux est de supporter stoïquement les évènements qui se déroulent malgré nous. On ne peut évidemment s’empêcher de penser, mais là encore, avec un peu de lecture intéressante dans de bons bouquins, on a un emploi utile et qui soulage l’esprit. 
Je viens de terminer le livre de Rolland et j’en suis enchanté. Une des plus belles lettres est celle écrite “à ceux qui m’accusent” (6). Le langage et les idées sont si purs, si nobles, qu’il est seulement à souhaiter que le petit livre trouve beaucoup de lecteurs !
Nous voici de nouveau à la veille de Noël, le 2° depuis notre séparation. Vous penserez tous un peu à moi comme je penserai beaucoup à vous tous. Et malgré toutes les menaces et tous les nuages j’espère encore en mon étoile qui est devenue depuis 7 ans (7) notre étoile.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.

                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) - "sénateur" : allusion à la campagne du sénateur Henry Bérenger qui veut évacuer de l'Armée française tous les ressortissants de pays ennemis. Cette menace, si elle se réalisait, conduirait Paul soit en camp de concentration en France, soit en prison ou en camp en Allemagne (pour désertion - puisqu'il n'a pas répondu à son appel en avril 1915 dans la Landsturm ou défense territoriale - ou pour trahison puisqu'il s'est engagé chez l'ennemi), soit encore en exil dans un pays neutre. On comprend que Marthe s'en affole, et que Paul cherche à la rassurer, ce qu'il fait avec d'autant plus de conviction qu'il pourrait du même coup convaincre un éventuel agent des juges chargés de se prononcer sur sa naturalisation. 
2) - "Wilson" : Paul fait allusion au message "sur l'état de l'Union" du  Président des U.S.A. Woodrow Wilson, à son Congrès, le 7 décembre 1915. Selon lui, Marthe en fait une interprétation totalement erronée quant aux Irlandais.
3) - "Les Irlandais" : dans son message au Congrès le Président Wilson s'est félicité de la neutralité de son pays, du recrutement de 141 843 militaires volontaires, de la protection par des navires de guerre des bateaux de commerce travaillant pour les USA, du solde positif du budget de l'Union de 76 millions de dollars, de la nécessité de se méfier des espions et agents d'influence des pays en guerre en Europe, de l'obligation pour tout citoyen de se sentir Américain et non de telle ou telle origine étrangère, etc. Il n'a absolument rien dit de l'Irlande et des Irlandais. En fait, Paul a confondu ce Wilson avec un autre, dont lui parlait Marthe : Henry Hughes Wilson (1864-1922), maréchal britannique de la Grande guerre, qui eut effectivement des relations tendues avec les Irlandais indépendantistes notamment d'Irlande du nord (Ulster). Il finit d'ailleurs assassiné par l'Irish Republican Army (IRA) en 1922. 
4) - "Ecossais" : s'étant trompé de Wilson, Paul invente un argumentaire sur les relations entre le Président des USA et les émigrés irlandais et en arrive à dire que l'Irlande, au contraire de l'Ecosse, n'a jamais été une nation héroïque ! Marthe doit se demander de quoi il parle...
5) - Marthe caressait le rêve de gagner la Suisse et d'y militer pour la paix. Elle échafaudera d'autres projets non moins irréalistes...

6) - "à ceux qui m'accusent" : la "Lettre à ceux qui m'accusent" a été écrite par Romain Rolland à Genève le 17 novembre 1914. L'auteur y supplie les deux camps : "Ne détruisez pas l'avenir !" 
7) - "depuis 7 ans" : allusion au mariage de Paul et Marthe.

mercredi 16 décembre 2015

Lettre du 17.12.1915

Romain Rolland en 1914


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 17 Décembre 1915

Ma chérie,

Ta lettre du 29 écoulé m’est parvenue aujourd’hui après celles des 5 & 6 cour. Je me rappelle cependant très bien avoir lu que le Métro (1) paie un dividende, je crois de 12 Frs 50 par action pour le dernier exercice, veux-tu te renseigner à ce sujet encore une fois ? 
Le livre de Romain Rolland (2) m’est bien parvenu hier soir en très bon état et j’en ai commencé la lecture ce matin. Il m’est également un vrai plaisir d’entendre pour la première fois une voix autorisée française parler impartialement de l’état d’esprit dans les deux camps. Il y a, hélas, bien peu de gens de part et d’autre qui ne se sont pas laissé influencer par la guerre et le réveil du chauvinisme dans leur jugement. Le chapitre sur la littérature de la guerre que j’ai lu en premier lieu, m’a particulièrement intéressé. H. Hesse est donc d’origine allemande et non suisse comme je le supposais ; ses vers sont d’une rare beauté dans leur touchante simplicité. Je n’avais jamais entendu parler de la revue “Les feuilles blanches”, (3) mais je me rappelle fort bien avoir lu avec toi un feuilleton de son rédacteur René Schickelé (4) “Légionnaires” dans la F.Z. (5), feuilleton qui était très joli, sauf le dernier chapitre lequel semblait presque écrit par un autre auteur. Comme tu le penses bien, j’ai eu depuis souvent l’occasion d’étudier et d’écouter des histoires de légionnaire, mais j’en ai trouvé très peu qui appartenaient aux classes dont parlait Schickelé.
J’ai lu aussi avec un intérêt assez sérieux les deux poésies signées L.S. (6) dont la forme n’égale pas le contenu ou plutôt les idées qu’elles expriment.
Après quelques belles journées nous avons depuis hier soir des pluies diluviennes et un froid humide, mais intense. Un camarade me tire à l’instant par la manche pour me dire que sur les cimes des Monts Atlas on voit de la neige : Toute la chaîne lointaine en est couverte en effet !
La question des permissions ne se pose malheureusement même pas pour le Maroc. J’en parlais encore avant-hier à quelques territoriaux - qui sont ici favorisés - dont l’un avait demandé une permission pour aller à Casablanca où il a sa famille et qui lui a été refusée. C’est sans doute la pénurie d’hommes au Maroc qui en est la cause, car avant la guerre il y avait 4 ou 5 fois plus d’hommes ici. Mieux vaut donc ne plus parler d’une permission car il est certain que je ne l’aurai pas. 
Et puis pourquoi se faire tant de mauvais sang sur ce qui se passe, sur ce qu’on a fait et ce qu’on n’a pas fait. Nous ne changerons rien du tout aux évènements qui suivront leur cours. Si l’on avait connu d’avance la marche de cette guerre, crois-moi que bien des résolutions auraient été changées, bien des plans modifiés. Mais ce qui est fait est fait et seuls les enfants et les faibles regrettent leurs actes. Notre situation est tellement spéciale qu’on devait se fier quelque peu au hasard qui, le plus souvent, mène à des situations imprévues, mais qui quelquefois semble être aussi la Providence. Tu ne penses tout de même pas pouvoir quitter nos enfants et supposons même que tu serais en Suisse, que pourrais-tu bien faire ? N’as-tu pas lu que Rosa Luxembourg (7), Clara Zetkin (8), Mehring etc. ont été condamnés tout récemment pour excitation à la révolte en Allemagne ? Si de telles mesures sont prises dans l’intérieur même, quelle chance aurait alors une voix féminine (9) venant de l’étranger . 
Et puis, au Diable, cette guerre se terminera tout de même un jour ou l’autre ! Pour ce qui est des fortifications au front, les succès en Champagne (10) ont bien prouvé que les lignes allemandes ne sont point si invulnérables que cela, mais la dépense en obus, canons, matériel etc. est telle qu’on ne peut pas s’étonner de la lenteur. Pour faire une attaque ou offensive générale, il faudra des quantités de matériel telles que toutes les mines alliées et américaines en auront pour un an au moins ! Et par cela même la question financière est remise au premier plan. J’entendais l’autre jour une conversation d’officiers de l’Etat Major qui remettaient la fin des hostilités à Mai 1916.
Au point de vue de la santé, je souhaite seulement que tu te portes aussi bien que moi ! Qu’est-ce donc que tu as avec les yeux ? De la fatigue ou une maladie quelconque ? Prière de me fixer là-dessus !
Merci de la caisse que tu m’as expédiée. Quant à la mienne, je serais bien content qu’elle arrive pour la Noël, ou au plus tard pour le premier de l’an. J’achète maintenant de temps à autre de la confiture anglaise d’une excellente qualité et qui se paie 1,40 Frs la livre anglaise (440 g net) dans des pots bleus (émaillés). Comme on peut avoir tous les goûts (fraise, groseille, framboise, abricot, orange, reine-claude, prune, pomme etc.) je trouve cet article relativement bon marché. Les oeufs coûtent toujours 7 1/2 c la pièce et si je ne craignais pas que le long transport les gâterait, je t’en enverrais un peu, car les prix que tu indiques pour là-bas sont fantastiques. Je lis du reste dans l’Echo d’Oran que l’on vient d’autoriser l’exportation des oeufs marocains en France, ce qui pourrait amener un changement des prix.
Je te renverrai dans quelques jours le livre de Rolland (10) comme imprimé recommandé. Prière de conserver ou de mettre dans mon album le timbre marocain qui se trouvera sur cet envoi.
Les légionnaires que Mr. W. (11) a vus à Bordeaux venaient sans doute du front en France ; je sais que du Maroc pas un n’a été autorisé de rentrer en France !
J’ai profité d’une journée de garde pour envoyer des cartes postales illustrées avec des voeux de Nouvel An à mes relations commerciales en France et Angleterre. Voyons qui répondra ! Que Mr. Siret fasse preuve de trop d’initiative m’étonne plus que les reproches de L. (12) lequel n’est pas heureux s’il ne peut pas embêter quelqu’un  par écrit. Ah, bon Dieu, si je remporte ma peau intacte d’ici, il y aura des explications !
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleures tendresses.

                                                 Paul


Le bonjour pour Hélène. 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le Métro" : l'emprunt de la Compagnie du Métropolitain de Paris.
2) - "Romain Rolland" : cet auteur français (1866-1944) a alors publié il y a un an, en septembre 1914, son plus grand succès “Au-dessus de la mêlée” (ode au pacifisme, à l'humanisme et à l'internationalisme avec un hommage appuyé à Jean Jaurès) dont Paul commence la lecture avec appétit, et vient d'être lauréat du prix Nobel de littérature (il le recevra en 1916). Cette même année 1915, Hermann Hesse se rapproche de Romain Rolland, en Suisse, où ils vivent l'un et l'autre. Romain Rolland y était lors du début de la guerre. Trop âgé pour être mobilisé, trop pacifiste pour y contribuer - ce qui lui valut d'être considéré comme traître et pro-allemand - il y est demeuré en s'investissant dans la Croix Rouge.
3) - "Les feuilles blanches" : le nom exact de cette revue pacifiste fondée en Suisse au début de la Grande guerre par René Schickele est "Die weissen Blätter". Paul le traduit, vraisemblablement pour ne pas multiplier imprudemment les noms, citations et titres en allemand. 
4) - René Schickele : romancier, essayiste et poète allemand, alsacien, juif, né en 1883, de langue maternelle française mais germanophone dans sa vie et son œuvre (sauf son dernier roman), exilé en Suisse pendant la Grande guerre, mort français et réfugié en France en 1940. Avant-gardiste, admirateur de Jaurès, pacifiste, antinationaliste insulté comme traître par les Allemands, il demeurera internationaliste libéral non marxiste. 
5) - "la F.Z." : la Frankfurter Zeitung (le titre complet, trop évidemment allemand, n'est pas écrit par Paul), où serait paru - en allemand - le feuilleton "Légionnaires" dont René Schikelé serait l'auteur (selon Paul). Or ce texte n'a pas laissé de trace dans l'Histoire et paraît traiter d'un sujet avec lequel René Schikelé n'avait aucun lien : Paul se trompe-t-il de titre ou veut-il égarer un éventuel lecteur chargé d'informer son dossier de naturalisation ?
6) - "L.S." : ?
7) - "Rosa Luxembourg" : Rosa Luxemburg (1871-1919), militante féministe socialiste, théoricienne marxiste, révolutionnaire internationaliste, opposée aux nationalismes (dont l'allemand), jetée en prison en février 1915,  cofondatrice en 1915 de la Ligue spartakiste (qui mena la révolution de novembre 1918) et en décembre 1918 du Parti communiste allemand (KPD). Elle fut assassinée à Berlin le 15 janvier 1919 par un groupe contre-révolutionnaires des corps-francs militaires.
8) - "Clara Zetkin" : de son vrai nom Clara Eissner (1857-1933), enseignante et journaliste allemande marxiste, féministe, antinationaliste, pacifiste, cofondatrice en mars 1915 avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht de la Spartakusbund (Ligue spartakiste, dont le journal était "Die rote Fahne" soit Le drapeau rouge), organisatrice de conférences internationales des femmes pour la paix, plusieurs fois emprisonnée, députée du KPD (parti communiste allemand) de 1920 à 1933. Chassée par les Nazis elle meurt en exil en 1933 près de Moscou (certains historiens pensent - "Mehring" : Franz Erdmann Mehring (1846-1919), député de la social-démocratie au début de la Grande guerre, cet historien et essayiste refuse - contre l'avis de son parti - de voter les crédits militaires contre la Russie le 4 août 1914, participe à la fondation de la Ligue spartakiste et en devient l'un des leaders aux côtés de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Clara Zetkin, etc. De même il est cofondateur du parti communiste (KPD) qui devient actif le 1er janvier 1919. Il décède de maladie au cours de la révolution à Berlin une quinzaine de jours après l'assassinat simultané de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht le 15 janvier 1919.
8) - "voix féminine" : Marthe, très sensible aux thèses féministes, envisage de porter la bonne parole en Allemagne à partir de la Suisse où se réunissent de nombreux progressistes libéraux et marxistes (dont Lénine, depuis 1914). Paul - sans doute un peu interloqué - l'en dissuade en lui faisant valoir que si les voix féministes sont bâillonnées par des peines de prison en Allemagne (c'est le cas des féministes spartakistes depuis mars 1915), le Reich n'aura aucune difficulté à empêcher les Allemands d'entendre celles qui viendraient de l'étranger.
9) - "succès en Champagne" : allusion à la Seconde bataille de Champagne, du 25 septembre au 9 octobre 1915, qui se termina sur ordre du général Pétain car elle avait trop coûté en hommes et en matériel pour une avancée de 3 à 4 kilomètres, trop peu significative. Paul raisonne sur l'énorme préparation d'artillerie qui précéda l'offensive et fut menée côté français pendant trois jours à feu roulant (72 heures en continu) par 1 100 canons tirant sur un front de 25 kilomètres de largeur (soit 1 canon pour 22 mètres de front) dont l'approvisionnement en obus avait nécessité la construction spéciale de plusieurs voies ferrées. Selon lui cette bataille prouve que la victoire finale ne pourra être obtenue qu'à l'aide de moyens matériels extraordinaires supposant une longue mobilisation préalable de toutes les mines et usines des Alliés et des USA (comme s'il allait de soi, pour Paul, que les Américains entrent dans la guerre aux côtés des Alliés).
10) - "le livre de Rolland" : “Au-dessus de la mêlée”, de Romain Rolland, écrit et publié en Suisse en septembre 1914.
11) - "Mr. W." : Mr Wooloughan.
12) - "L." : Lucien Leconte, associé de Paul. M. Siret est leur employé, parent d'Hélène, employée de maison de Marthe.

vendredi 11 décembre 2015

Lettre du 12.12.1915

Henri Bordeaux en costume d'académicien


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Décembre 1915

Chérie,

J’ai tes lettres des 1° et 3 courant et suppose que tu reçois maintenant mon courrier régulièrement. En ce qui concerne les Foncières (1), il n’y a pas lieu d’exiger les mêmes N° ; cela n’a aucune importance, mais il faut naturellement suivre les listes de tirage. Je comprends évidemment que tu as également le titre définitif de l’obligation que j’avais achetée à Mr. Devillier (2)? W. (3) fait-il des démarches auprès de la Banque pour avoir des titres définitifs des Chemins de Fer Russes ? Et s’est-il renseigné si les Mexicains et les Amazones (4) qui tous deux étaient en retard paient maintenant ? Prière de me renseigner à ce sujet ! J’envoie du reste par le même courrier une carte postale illustrée à Mr. et Mme W. pour les féliciter de leurs succès à Bassens (5), succès qui m’ont toujours paru problématiques. Le prix du Glasgow de 95 Frs (6) que tu indiques est tout simplement fantastique ; ne te trompes-tu pas ?
Les 2 bouquins me sont parvenus en bon état et la lecture de l’Odyssée après 20 ans (c’est du reste exactement ce que la sage Pénélope a attendu le retour du magnanime Ulysse) (7) m’est très intéressante. J’ai remarqué moi-même le choix considérable de cette édition qui, vu la bonne exécution, est bon marché ! Tu aurais cependant bien fait de prendre “Emile” (8) et les “Fables” (9) en volumes reliés à 1 Fr 50, car les oeuvres brochées se conservent mal (10). Les livres offerts pour les soldats par l’Humanité (11) m’auraient tenté si je n’étais pas ici à tous les Diables ! En fait de bouquin j’ai lu l’autre jour “Les Roquevillard” par Henri Bordeaux (12), une oeuvre profonde sur la famille qui m’a beaucoup donné à penser. L’édition Nelson à 1,25 Frs bien reliée a du reste aussi un choix considérable de bons livres, c’est celle dont tu possèdes “Jérusalem” et “Quo Vadis”. J’ai également lu avec beaucoup d’intérêt un autre livre de la même édition “Le Siège de Paris” (1870) par François Sincay (13). Ce n’est point l’historique de cette guerre de 70 ou du siège, mais son impression sur les Français en général et les Parisiens en particulier. On y trouve une foule de ces traits qui font la particularité du caractère français, la gaîté gauloise qui ne se perd même pas dans les circonstances tragiques, l’impeccable optimisme et cet espoir sur un miracle, un coup inattendu qui changerait la face des choses d’une façon foudroyante ...
Les vers de Hermann Hesse (l’auteur de Peter Camenzind) (14) sont très beaux : je crois que Hesse est Suisse ? Je partage ton opinion au sujet du sentiment de tous les peuples sur la guerre. Ceux surtout qui l’ont vue de près en garderont le cruel souvenir jusqu’à la mort et cela doit être le cas des deux côtés. Sans même parler des privations et souffrances de toutes sortes imposées forcément par la guerre, on se tâte souvent la tête en réfléchissant sur la stupidité du sort. J’ai pu faire ces réflexions ces jours-ci à l’enterrement de notre lieutenant de section, un Danois (15), et d’un camarade italien (16), engagé pour la durée de la guerre, tués tous les deux la semaine dernière. Cette question du hasard qui, de 1000 m de distance ou même davantage, fait pénétrer une balle sur un homme quelconque, le tuant ou le blessant seulement légèrement, est tellement stupéfiante qu’à la longue un soldat doit forcément devenir fataliste et se convaincre que ce qui doit lui arriver lui arrivera sûrement quoi qu’il fasse.
L’atitude du Peuple allemand reste certainement énigmatique pour tout étranger ou même pour les Allemands vivant à l’étranger. Je me l’explique seulement par l’origine de l’Empire qui est fêté orgueilleusement comme étant rivé par le sang, le fer et le feu. Le culte de la force a été général en Allemagne déjà de mon temps, et même des gens comme Fritz (17) y sont forts, tout en se bornant prudemment à jouer un rôle passif.
Est-ce qu’Hélène va mieux ? Et les gosses supportent-ils bien l’hiver ? Depuis la nuit dernière nous avons ici des pluies torrentielles.
Mille baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "les Foncières" : les obligations du Crédit Foncier.
2) - "Mr. Devillier" : en fait Devilliers, relation des Gusdorf à Bordeaux.
3) - "W." : Mr Wooloughan.
4) - "les Amazones" : Titres de l'un des emprunts à 5% levés entre 1890 et 1906 pour le développement de l'Amazone (Amazonie actuelle) par la Fédération du Brésil, qui lança pour elle-même en 1910 et en 1915 deux emprunts à 5% remboursables en or. Il est alors connu que depuis son emprunt de 1824 à la couronne britannique, le Brésil paie ses dettes par de nouveaux emprunts cautionnés par des hypothèques sur ses ressources naturelles.
5) - "succès à Bassens" : Mr Wooloughan a investi dans un nouveau quai à charbon de 200 m. de long sur le port de Bassens.
6) - "95 Frs la tonne" : ce cours du charbon de Glasgow est le triple des plus hauts de la période 1904-1914. 
7) - "l'Odyssée" : Paul avait demandé à Marthe une édition de ce livre. Il s'en souvient assez pour évoquer les 20 années pendant lesquelles Pénélope attendit son Ulysse parti faire la guerre de Troie puis en revenant par des chemins de traverse.
8) - "Émile" : sans doute "l'Émile, ou De l'éducation" publié par Jean-Jacques Rousseau en 1764.
9) - "Les fables" : sans doute les "Fables" de Jean de La Fontaine, publiées en deux livres en 1668 et 1678.
10) - Marthe envoie sans doute à Paul les ouvrages qu'il lui demande dans des collections comme "Modern Bibliothèque", chez Arthème Fayard, ou la "Nouvelle Collection Illustrée", chez Calmann-Lévy, éditions bon marché, dans des reliures de bonne qualité.
11) - "l'Humanité" : le journal fondé en 1904 par Jean Jaurès a lancé en 1915 une campagne de dons de livres (politiquement édifiants) aux Poilus. 
12) - "Les Roquevillard" : roman publié en 1906 par Henri Bordeaux (1870-1963), écrivain défenseur des valeurs traditionnelles (la famille, le terroir, le civisme). 
13) - "Francois Sincay" : il sagit de Francisque Sarcey (1827-1899), auteur du "Siège de Paris" (il avait été garde national à Paris en 1870-71 mais considérait les Communards comme des ennemis potentiels de la République). Ce témoignage publié en 1871 figure effectivement au catalogue des éditions Nelson ("les livres jaunes"). 
14) - "Peter Camenzind" : titre du premier roman édité à Bâle en 1904 de l'auteur allemand Herman Hesse (1877-1962). Paul demande sa nationalité : en effet Hesse réside en Suisse, est déclaré inapte au service armé allemand en 1914 mais affecté à l'ambassade d'Allemagne en Suisse au secours des prisonniers allemands. Ses écrits antinationalistes lui valent insultes et menaces de la part de ses concitoyens. Il se sent alors apatride et se rapproche de Romain Rolland en 1915. Les Allemands ne parlent plus de lui et, quand ils le connaissent, le disent citoyen helvétique. Il le devînt effectivement en 1924.
15) - "un Danois" :  Einar Prum Ekdal, effectivement lieutenant. 
16) - "camarade italien" : les indications données par Paul ne permettent pas aujourd'hui de retrouver ce légionnaire italien de seconde classe. Cependant Paul dénombre ainsi deux morts là où il n'en comptait précédemment qu'un seul. Il semble que les engagements de la première décade de décembre 1915 dans le secteur de Taza aient fait beaucoup plus de victimes qu'il ne le dit (ou qu'il ne le sait dans sa compagnie).

17) - "Fritz" : on ne sait qui est désigné par ce surnom, peut-être codé. Il pourrait cependant s'agir du frère de Marthe, Friedrich étant un prénom familial.

mercredi 9 décembre 2015

Lettre du 10.12.1915

Fiche d'Einar Ekdal sur MemorialGenWeb


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 10 Décembre 1915

Ma chérie, 

Je t’ai avisée par ma carte du 8 que nous étions partis subitement et qu’en conséquence il ne fallait pas compter sur mes nouvelles ces jours-ci. Comme cependant j’ai fait partie d’un détachement sur Bab Mersouka (1), je suis rentré hier à midi déjà ; nous avons ramené un mort (2) et quelques blessés de là-bas, car le poste avait été attaqué la veille. Les autres - plusieurs Compagnies - sont encore à Bab Marouche (3) d’où ils devaient rentrer aujourd’hui. Comme cependant nous avons entendu hier dans cette direction pas mal de coups de canon, il se pourrait que le retour soit retardé. D’une façon générale, il y a un peu partout des coups de feu ici en ce moment ; ici à Taza nous en entendons journellement. Cette nuit, où nous étions de garde à un des postes de la ville, juste à 23 hs lorsque je pris ma deuxième faction, une balle venant d’en bas passait au-dessus de ma tête. Ce sont probablement des Marocains qui tirent de la forêt des oliviers à tout hasard ; car ici à Bab Djema (4) par exemple il leur est pour ainsi dire impossible de blesser quelqu’un de nous en tirant d’en bas, car nous sommes entourés de hauts murs de tous les côtés, murs qui sont percés de créneaux pour nous permettre de tirer.
Ta lettre du 26 m’est parvenue hier avec les deux bouquins et les journaux jusqu’au 29. Merci ! Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi tu ne chauffes pas convenablement, soit la chambre des gosses, soit la salle à manger ou la bibliothèque. Mr. W. (5) me fera du crédit tant que nous voudrons et il ne faut pas vouloir trop économiser de ce côté ! Tu pourrais aussi allumer la salamandre avec du coke de la Cie du Gaz (6) qui ne doit pas être si cher que cela. Encore une fois, vends donc des obligations du CF (7). J’espère que Hélène sera promptement rétablie ; ces engelures, dont j’ai parfois aussi souffert, sont très douloureuses. Comme déjà dit, les affaires contenues dans les 2 colis m’ont été de suite payées. Je pense avoir une réponse de Mr. Penhoat (8) dans une huitaine et j’espère pouvoir t’annoncer qu’elle sera favorable. 
La garde à Bab Djema est très agréable. Nous couchons dans de vieilles ruines avec des murs d’un mètre d’épaisseur. Toute la journée, c’est un va et vient incessant. Des bicots à pied et à cheval, à mulet, à âne et avec des chameaux. Ceux qui n’ont pas un permis de porter des armes, permis délivré par notre service de renseignement, ne peuvent pas entrer en ville sans nous laisser leur flingot à la porte. Comme toute la ville est entourée de murs, cette surveillance est facile à exercer. De 18 hs à 6 hs, personne ne passe. Aux heures du repas, il y a surtout des enfants qui s’amènent pour attraper un “chouja” (9) et comme la quantité est toujours largement mesurée, nous leur en donnons. Il y a de beaux gosses parmi ces petits et même les tout petits de 2 et 3 ans s’approchent au cri de “Camarade, camarade s’il vous plaît”. En ce moment, nous mangeons même bien : aujourd’hui nous avions une excellente soupe avec des légumes frais , du boeuf aux olives, du riz au lait avec des raisins secs et des dattes, un quart de vin à chaque repas et un quart de café. Les oranges se vendent maintenant les 2 pour 3 sous. En bas, on travaille ferme au chemin de fer : en dehors de la grande gare au Camp mobile, on construit maintenant une 2° gare pour les voyageurs à côté de la ville, dans la forêt des oliviers. Des tas énormes de pierres sont amassés du côté de la redoute pour commencer la construction de maisons européennes aussitôt la guerre terminée. Celle-ci n’a malheureusement pas l’air d’avancer beaucoup. A quand donc le voyage Taza-Bel Abbès-Bordeaux (10)?
La température est encore printanière ici : ces jours-ci un muletier rapportait un joli bouquet de violettes et dans la verdure des orangers les fruits ont commencé à mûrir ; les olives sont activement récoltées en ce moment.
Adieu Chérie, au revoir (11)!
Mille baisers

                                                Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Bab Mersouka" : officiellement Bab Merzoka, avant-poste construit par le général Baumgarten à une douzaine de km à l’ouest de Taza vers le Col du Touahar, pour contrôler le couloir de Fès à Taza. Ce poste, équipé d'un canon, est attaqué par les nationalistes marocains le 7 décembre 1915.
2) - "un mort": il s'agit vraisemblablement de Einar Prum Ekdal, légionnaire danois du 1er Régiment de marche du 1er Régiment étranger, déclaré mort pour la France à Taza (Maroc) le 10/12/15.
3) - "Bab Marouche" : officiellement Bab Moroudj, avant-poste alors récemment créé par la Légion à une trentaine de kilomètres au nord de Taza, en montagne, sur le territoire des Branes, qui se soulèvent pour attirer le plus possible de soldats français loin du couloir stratégique Fès-Taza, alors attaqué par les Rhiatas et d'autres tribus rebelles (dont les Beni Ouaraïn) conduites par l'émir Abdelmalek (soutenu par l'Allemagne et l'Espagne). Le camp de ce chef nationaliste sera pris par les Français le 27 janvier 1916 lors de la bataille dite de Souk el Hadj.
4) - "Bab Djema" : poste de garde établi près de la porte du même nom du rempart de la casbah de Taza. Paul présente les lieux et les dates depuis le 8 décembre de telle façon que Marthe ne puisse pas réaliser qu'il a effectivement participé à la défense de Taza lors de l'offensive nationaliste de décembre 1915.
5) - "Mr. W." : Mr Wooloughan, qui revend à Bordeaux du charbon écossais.
6) - "la Cie du Gaz" : cliente de Paul, la Compagnie du gaz de Bordeaux revend du coke en sous-produit du gaz.
7) - "du CF" : du Crédit Foncier.
8) - "favorable" : Paul a demandé à son ami et associé Penhoat d'intervenir auprès du séquestre pour que celui-ci lui envoie directement chaque mois une somme de 50 francs, que Marthe n'aurait donc pas à prélever sur ses propres ressources.
9) - "un chouja" : inspirée de l'arabe, l'expression "un chouia" signifie "un peu", "un morceau".
10) - "Taza-Bel Abbès-Bordeaux" : voyage de retour de Paul à Bordeaux.
11° - "Adieu Chérie, au revoir !" : cette formulation inabituelle de Paul trahit ce que sa lettre a soigneusement caché, sa conscience du danger de ce secteur du Maroc en plein soulèvement contre la France.

lundi 7 décembre 2015

Carte postale du 8.12.1915

Coin de marché, Est marocain (Delcampe)

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 8 Décbr 1915

Chérie,

Nous partons subitement à midi, destination inconnue. Ne t’inquiète donc pas si tu n’as pas de mes nouvelles pendant les prochains jours.
Meilleurs baisers.


                                                  Paul

vendredi 4 décembre 2015

Lettre du 5.12.1915

Photo parue dans l'Illustration, accréditant l'histoire des mitrailleurs enchaînés
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 5 Décembre 1915

Ma Chérie,

Par ma carte du 3 courant je t’ai accusé réception de tes lettres des 19, 21 et 23 Novembre arrivées ici en même temps avec les journaux jusqu’au 20. Les deux colis sont comme déjà dit arrivés en parfait état et les chandails aussi bien que les chaussettes et serviettes ont bien plu. Comme le tout m’a été de suite payé j’ai suffisamment d’argent jusqu’à fin Janvier prochain et j’attends dans une dizaine de jours la réponse de Mr. Penhoat qui, je l’espère, pourra me rendre le service que je lui ai demandé de façon à ce que tu n’aies plus besoin de m’envoyer des mandats. Au sujet des chaussettes de 0 fr 95 je trouve cet article très bon pour le prix et j’ai gardé moi-même une paire car il ne me restait qu’une seule paire de mes anciennes. Je comprends que les Galeries (1) ont envoyé les deux colis directement ici ? Dans tous les cas, mon ami était agréablement surpris de la rapidité avec laquelle la commande a été exécutée !
Le fait que les lettres L/M se trouvent sur la feuille de Nantes ne dit pas grand-chose. L veut dire que Leconte l’a dictée ou en a fait le brouillon tandis que “M” l’a écrite ou copiée à la machine. Mais “M” ne peut signifier ni Lucien, ni Jean ou Germaine de sorte que c’est bien un employé quelconque !
Je te fais parvenir ces jours-ci déjà un colis de 5 kgs contenant des dattes et des mandarines, et parce que cet envoi arrivera ainsi vers la Noël à Bordeaux. Si donc l’avis de la Douane arrive, ne le fais pas voir aux enfants !
Oui, cette fin de guerre est encore bien dans le lointain. Penhoat m’écrit de nouveau hier qu’au front on n’en prévoit encore rien du tout et d’après les Tirailleurs revenus ici du front les fortifications de part et d’autre sont si formidables qu’on se demande combien d’hommes il faudra sacrifier pour prendre les tranchées même avec une préparation méthodique avec large usage des canons et munitions. Ceux-ci semblent tout de même arriver de plus en plus au front. Les tirailleurs racontaient pas mal de trucs employés par les Allemands pour faire croire à ces bons Musulmans (2) que les Allemands sont leurs amis et coreligionnaires. Ainsi les soldats allemands campés en face de la “division marocaine” dont les tirailleurs faisaient partie, avaient cousu un croissant sur leurs bonnets, croissant qui se trouve aussi sur les bonnets et cols de beaucoup de régiments indigènes. Il serait exact que les Allemands attachent leurs mitrailleurs aux pièces moyennant des chaînes pour éviter qu’ils s’enfuient. A la dernière bataille en Champagne les tirailleurs ont surpris dans les abris de repos tout un état-major allemand qui, dans sa cabine souterraine (3), venait juste de finir un repas. Se voyant pris, les officiers criaient aux tirailleurs “Kouja, Kouja” (arabe = frère) (4) mais il n’en restait pas un seul (5). Ces bons Africains refusent de comprendre qu’on peut ou doit avoir pitié pour des hommes qui, jusqu’au dernier moment, ont tiré sur eux et qui, la toute dernière seconde, se voyant pris par l’assaillant, lèvent les mains en criant “Camarade” !
La porte mauresque qui se trouvait sur la carte doit se trouver entre Taourirt et Guercif. A propos, les tirailleurs auraient préféré rester en France car si le danger qu’on y court est bien plus grand qu’ici, le service est tout de même moins fatigant !
Dis donc, pourquoi te sers-tu de la lampe à pétrole à présent où le pétrole est si cher ? Cela revient-il encore meilleur marché que le gaz ou l’électricité ? Le riz au chocolat (préparé naturellement avec le lait) est bon, tandis que celui au fromage ne me plaît pas du tout !
En ce qui concerne notre appartement, crois-moi qu’il vaut mieux avoir fait comme cela : une fois à cause de nos meubles ; 2° à cause des voisins actuels et éventuels, et 3° à cause des autorités  (6)! Malgré toutes les apparences fâcheuses, je ne puis toujours pas croire que cette guerre dure encore un an ; nous le verrons bien et nous aurons alors le temps de décider. 
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) - "les Galeries" : il s'agit des Nouvelles Galeries, le groupe fondé à Paris en 1867 ayant ouvert un établissement à Bordeaux en 1894 (il intégra plus tard, en 1983, le groupe Galeries Lafayette). 
2) - "ces bons Musulmans" : Paul, pour une fois, donne une majuscule, mais à tort.
3) - "sa cabine souterraine" : sans doute sa "cagnat" (abri souterrain de tranchée) ou sa "cantine".
4) - "Kouja" : il semble que ce mot arabe retranscrit phonétiquement signifie plutôt "vainqueur" (au sens de "je te reconnais pour vainqueur") que "frère" ou "camarade".
5) - "pas un seul" : les tirailleurs auraient tué tous les Allemands.

6) - "à cause des autorités" : tout ce passage sur l'appartement est obscur. Paul approuverait-il finalement Marthe d'avoir payé les loyers aux propriétaires (les Robin) pour éviter - malgré le moratoire officiel - une saisie des meubles, des ragots des voisins et un contrôle de la police ?