mercredi 30 septembre 2015

Lettre du 01.10.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 1° Octobre 1915

Ma chérie,

Nous voilà déjà au mois d’Octobre : encore 3 mois et l’année 1915 aura vécu ! Mon seul désir est de voir la fin de la guerre, avant le 31 Décembre ! Comme les Communiqués de ce dernier temps sont excellents, tout espoir n’est point perdu. Le communiqué affiché hier parlait de l’anéantissement de 3 corps d’armée allemands, soit près de 200 000 hommes, et de la prise de 79 canons (1). Il semblerait donc qu’on a commencé le grand coup décisif et s’il réussissait à faire reculer l’armée allemande jusqu’à la frontière seulement, on pourrait réellement parler d’une terminaison prochaine des opérations. Attendons donc la suite des évènements qui un jour ou l’autre devront nécessairement se précipiter .
Je viens de lire une jolie description illustrée de la maison du poète Gabriele d’Annunzio (2) en France, au Moulleau près d’Arcachon. Il est dommage que nous n’ayons pas eu le temps de pousser jusque là ; il y a un petit tramway qui relie le Moulleau à Arcachon. C’est là aussi qu’on voit l’Océan. La maison d’Annunzio est donc une jolie villa dont l’intérieur montre un luxe raffiné jusque dans les derniers détails. Lui est toujours accompagné par 3 lévriers blancs des Pyrénées ! 
Ta lettre du 20 Septembre vient de me parvenir à l’instant. Pourquoi diable veux-tu que ce distingué Sturm soit un Sturm émigré (3)? Le nom Sturm n’est pas si rare que cela en Allemagne. Pour ma part, j’ai connu le lutteur Albert Sturm, champion de Berlin, et un cycliste Sturm, Bavarois ou Saxon (4)!
Merci du paquet de chasselas qui, j’espère, ne subira pas le même sort que le dernier envoi de chocolat. Comme fruit il n’y a guère ici que des figues et des grenades, les dernières, bien mûres maintenant, sont délicieuses. En as-tu jamais mangé ? Les bicots qui, au début, venaient très nombreux vendre des volailles, oeufs etc., sont devenus rares, probablement parce qu’ils ne veulent pas vendre aux prix prescrits (5).
Je suis content aussi d’avoir passé sans aucun dérangement la période des grandes chaleurs. Les cas de fièvre etc. étaient du reste relativement rares dans notre Compagnie qui, l’année dernière, avait été bien éprouvée. Maintenant les nuits sont tellement fraîches que j’ai sorti hier soir un de mes caleçons en tricot et mon chandail.
Ce qui m’étonne énormément c’est que Georges reste tellement en retard en comparaison avec ses soeurs. On dit que d’une façon générale les garçons se développent plus lentement que les fillettes, mais je n’aurais pas cru que la différence soit aussi sensible. Tu ne peux pas te figurer combien je regrette de ne pas pouvoir suivre de près la progression de nos enfants ! Qu’ils aiment voir Guignol au Parc, je me le figure bien, car déjà de mon temps Suzette et Georges s’y amusaient énormément !
Les constructions de notre poste de Djebla se poursuivent activement et j’espère que d’ici quelque temps on nous donnera au moins du repos le dimanche après-midi. Les bâtiments des P.T.T., Bureau de la Place, Popote (6) des Officiers, cuisines et Poste de Police sont terminés. Ce qui est malheureux, c’est que nous soyons toujours sous la guignole.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                               Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "79 canons" : le jour même de cette lettre, le commandant en chef Pétain ordonne l'arrêt de la Seconde bataille de Champagne, trop coûteuse en hommes pour un trop faible gain.
2) - "d'Annunzio" : Gabriele d'Annunzio, prince de Montenevoso, écrivain nationaliste italien (1863-1938), avait fait entre 1910 et 1915 un long séjour au Moulleau, au bord du Bassin d'Arcachon; il y suivait sa maîtresse, Romaine Brooks. Il séjourna dans les villas Saint-Dominique et Caritas.  Il fuyait ses créanciers, et ses maîtresses; il y rédigea "La Léda sans cygne", et "Le Martyre de Saint Sébastien",  et défraya la chronique locale par ses excentricité et ses frasques amoureuses, notamment ancillaires. Il revînt en Italie dès août 1914 et en réclama dès l'automne l'entrée en guerre aux côtés des Alliés. Plus tard il s'engagea dans l'aviation italienne. En septembre 1919 il monta une opération militaire qui lui permit de s'emparer de la ville de Fiume (une des "terres irrédentes"), d'y fonder un État libre qui survécut jusqu'à ce que l'Italie l'intègre militairement en décembre 1920. 
La lecture de cet article sur le Moulleau de d'Annunzio est sans doute à l'origine de l'intérêt de Paul pour le Bassin d'Arcachon. Il achètera une villa au Pyla en 1936. 
3) - Marthe est née Marthe Sturm.
4) - "ou Saxon" : l'Histoire n'a pas conservé de traces de ces deux Sturm sportifs.
5) - "aux prix prescrits" : Paul ne peut pas ignorer que les nationalistes marocains font pression sur les "collaborateurs" des Français pour qu'ils ne leur vendent plus aucune marchandise et ne leur fournissent plus aucun service.
6) - "popote" : ce mot d'argot militaire venu de "pot" (au sens de "casserole" ou de "plat") désigne le local de la table commune des officiers.

dimanche 27 septembre 2015

Lettre du 28.09.1915





Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 28 Septbre 1915
                                         (Maroc Oriental)

Ma chérie,

J’ai bien reçu ta lettre du 18 courant ainsi que les journaux jusqu’au 1°. Comme déjà dit, le colis contenant le chocolat a été égaré ou bien a trouvé un amateur en cours de route. Il vaudra donc tout de même mieux recommander les colis voyageant comme échantillon sans valeur pour éviter des pertes pareilles.
Les Communiqués officiels d’hier et d’aujourd’hui étaient très bons. (On les affiche ici au Bureau de la Place). On annonce 20 000 prisonniers valides dont 300 Officiers, beaucoup de canons et des mitrailleuses de pris. L’avance doit être de 1 à 4 km sur un front de 25 km et la bataille continue (1). Inutile de te dire que de tels communiqués jettent tout de suite un rayon d’espoir dans le coeur des engagés pour la durée de la guerre. Espérons que l’affaire aura des suites décisives.
Ce que tu dis là des Allemands habitant l’Amérique me semble juste en partie seulement. Certainement beaucoup, voire même la majorité écrasante d’entre eux, si on les mettait au pied du mur, ne voudraient pas rentrer en Allemagne, mais il ne reste pas moins vrai que la nouvelle génération met plutôt un certain orgueil à être allemand, le peuple le plus haï du monde, alors qu’autrefois on évitait soigneusement de faire paraître tout indice allemand. J’ai souvent remarqué cela au cours de mes voyages, notamment à Londres (2), et il me semble que je t’en ai parlé plus d’une fois. Je me rappelle même avoir eu un long entretien sur la Légion Étrangère avec un groupe d’Allemands à l’hôtel Buecker (3) à Londres où j’ai failli me faire passer à tabac ...
Il ne faut pas croire du reste que notre vie ici est quelque chose d’aventureux : C’est tout ce qu’il y a de plus prosaïque et le cafard fait rage, surtout dans notre Compagnie. D’un autre côté il faut dire que nous ne sommes point exposés ici, car le camp est bien fait et il faudrait des dizaines de milliers de bicots pour nous réduire, avec les précautions prises. Mais je crois que cet hiver il fera bien froid sur ce plateau, si toutefois nous sommes encore là à cette époque. Et mes effets de laine que j’ai naturellement conservés me rendront bien des services !
D’après les hommes de Taza qui sont passés ici ces jours-ci, les Travaux du Chemin de Fer seraient activement poussés. La gare est faite sur une grande échelle et on a construit à côté, c.à.d. au pied du mamelon où est situé Taza, une grande redoute qui contiendra plus tard la ville européenne. Comme la ville est située au centre du Maroc, à la jonction de l’Oriental et de l’Occidental, elle prendra certainement un grand essor une fois la guerre terminée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aux yeux des Arabes aussi bien que des Européens, Taza a quelque chose de mystérieux. Ainsi tout le monde prétend que la ville que nous occupons n’est pas la véritable Taza, bien qu’elle s’appelle aussi ainsi. Le véritable Taza, bien plus important, doit être cette ville que nous apercevons derrière les montagnes par un temps clair et où aucun Européen n’a encore mis les pieds (4).
As-tu touché des intérêts ces jours-ci ? Je vois qu’en date du 15 Septembre le Métro (5) a baissé et en conclus qu’un coupon a été payé. Comme nous en possédons 6 actions je crois regarde donc ce qu’il en est.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                            Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "la bataille continue" : Paul fait référence à la Seconde bataille de Champagne, décidée par Joffre pour délester la pression allemande sur le front russe. Cette offensive française était coordonnée avec une opération franco-britannique en Artois. Elle fut commencée par l'artillerie le 22 septembre, poursuivie par l'infanterie à partir du 25, et fut d'abord un succès remarquable. Mais les pertes (du côté français : 28 000 tués, 93 000 blessés, 53 000 prisonniers et disparus) sont très vite si élevées au regard de celles des Allemands et d'une si faible avancée du front (3 à 4 km. sans percée) que Pétain ordonne la fin de l'opération le 1er octobre.
2) - "mes voyages": Paul s'est beaucoup déplacé au cours de sa carrière, et s'est notamment rendu en Angleterre et au pays de Galles pour acheter du charbon. Il parle très correctement l'anglais.
3) - "hôtel Buecker" : il s'agit du "Bueckers Hotel", qui fut transformé en hôpital de la Croix Rouge à partir du 2 octobre 1915. 
4) - "n'a encore mis les pieds" : la ville de Taza dont parle Paul portait bien ce nom, mais  sa casbah (cité historique) étant interdite aux étrangers, cette ville était dite "mystérieuse". Les rebelles Tazi (tribu dont Taza est la capitale) ne se résignaient pas à en avoir perdu le contrôle face à l'armée française en mai 1914 et prétendaient qu'il existait une autre Taza, qu'il disaient "la vraie", toujours aux mains des rebelles. Il semble, d'après ce qu'en dit Paul à plusieurs reprises dans ses courriers, que cette "fausse-vraie" Taza était en fait la capitale de la tribu rebelle des Rhiatas,  située à 30 kilomètres à l'ouest de Taza et aujourd'hui dénommée Sidi Abdallah des Rhiata.  
5) - "le Métro" : il s'agit d'actions de la Compagnie du Métropolitain de Paris, société concessionnaire du métro de Paris. Depuis l'ouverture de la première ligne en 1900, ces actions prennent de la valeur, et bien qu'elles en perdent pendant la Grande guerre du fait de la réduction du nombre des utilisateurs, elles demeurent environ 4% au-dessus de leur cours d'émission.

jeudi 24 septembre 2015

Lettre des 24/25.09.1915




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, les 24/25 Septembre 1915
                                        (Maroc Oriental)

Ma chérie,

Je te confirme ma carte d’hier qui t’annonce l’arrivée de ta lettre du 15. Je suis quelque peu étonné que tu n’aies pas encore reçu mes lignes t’informant de notre départ pour Djebla, vu que nous y serons bientôt 3 semaines ! Un journaliste reporter de la “Petite Gironde” (1) est venu nous voir l’autre jour, prenant des photographies du camp en construction ; je serais curieux de savoir si, dans sa description de Djebla, il mentionne aussi les deux principaux attraits : le sirocco et les millions de milliards de mouches. Bon Dieu - si tu existes vraiment - sais-tu seulement qu’il existe tant de mouches ici-bas ?
Les mots des enfants n’étaient point contenus dans ta lettre ; je suppose que Georges écrit déjà aussi bien que Suzette il y a 2 ans ? Les méthodes d’enseignement en usage en France m’intéressent beaucoup et j’aurais suivi avec plaisir les études de notre aîné si l’impitoyable sort n’en avait pas décidé autrement. Ta propre opinion au sujet desdites méthodes a aussi radicalement changé !!! Certes, le mot du jour, “PATIENCE” est surtout propagé par les journaux et cela se comprend fort bien vu que la patience n’a jamais été aussi indispensable qu’actuellement. Mais il est aussi certain que 99,90% de tous les intéressés souhaitent ardemment la fin de cette guerre et cherchent même une occasion pour le confier à leurs semblables. Nous autres ici (et notamment les engagés pour la durée de la guerre) ne vivons presque que de l’espoir que la paix est plus proche qu’on ne le pense généralement. Si j’ai gardé mon optimisme ? Sur l’issue de la guerre, Oui ! Pour ce qui concerne le reste, je suis de plus en plus sujet aux impressions changeantes du jour. Nous parlerons de tout cela de vive voix, mais crois-moi qu’il faut avoir un rude courage pour supporter un changement de vie tel que je l’ai subi. Surtout lorsqu’on ignorait tout de la vie militaire et qu’on croyait qu’un objet noir restait bel et bien noir même si un gradé prétendait qu’il était blanc ! Quelqu’un qui a fait ses 15 ans de service a réellement gagné sa retraite et je suppose même que très souvent le bénéficiaire n’en jouit pas longtemps ! On comprend aussi fort bien pourquoi les idées socialistes prennent toujours plus d’extension, mais on doit reconnaître d’un autre côté que la discipline est indispensable à l’organisme militaire (2). Celui-ci est d’autant plus compliqué à la Légion que la nationalité, la provenance, la situation sociale et l’âge des militaires sont beaucoup plus variés que dans un corps régulier. Au surplus la majorité des Allemands engagés à la Légion ne s’assimilent pas et gardent cet espèce de “Deutschland über alles” (3) inculqué par l’école, tout en reniant leur pays par le fait même de leur engagement. En somme, je crois que la Légion aura vécu, après la guerre, et que les Allemands n’y seront plus reçus. L’auteur de la loi de sursis ne doit pas être identique avec son homonyme Henri Béranger (4), auteur de la loi sur les légionnaires. Cette dernière revient du reste à la surface ou plutôt sur le tapis et il n’est pas impossible qu’elle sera appliquée prochainement. 
Baboureau m’écrit une longue lettre m’apprenant qu’il est mieux portant que jamais. Il manie aussi plus souvent la pelle et la pioche que le fusil et exprime l’espoir que ce sera terminé pour la fin de l’année. S’il pouvait avoir seulement raison.
Tendrement à toi


                                               Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Petite Gironde" : journal "républicain régional" fondé en 1870, édité à Bordeaux, tirant à 325 000 exemplaires en 1914, renommé pour ses nombreuses photographies et ses articles d'écrivains connus, par exemple Paul Margueritte, membre de l'Académie Goncourt, que Marthe appréciait sans doute puisqu'il prônait l'égalité des femmes.
2) - "l'organisme militaire" : Paul sait que son courrier peut être lu par d'autres que Marthe, ce qui justifie sa prudence : après avoir dit sa compréhension de l'expansion du socialisme (en fait, du marxisme), il reconnaît la discipline indispensable à l'armée...
3) - "Deutschland über alles" : "l'Allemagne au-dessus de tout", dont Paul fait le symbole du nationalisme viscéral des Allemands même engagés dans la Légion étrangère française. 
4) - "Henri Bérenger" : l'auteur de la loi sur le sursis à l'exécution des peines du 26 mars 1891 est le sénateur de la Drôme et ancien ministre des travaux publics René Bérenger (1875-1915). Henry Bérenger (1857-1952), sénateur de la Guadeloupe et membre de la Commission sénatoriale des Armées, avait déposé en février 1915 une proposition de loi visant à supprimer les engagements contractés dans la Légion depuis le 1er août 1914 par des étrangers ressortissants des pays en guerre contre la France et ses alliés. Cette loi ne fut pas votée et, contrairement à ce que pronostiquait Paul, la Légion survécut à la Grande guerre (et à la Seconde guerre mondiale) : elle existe toujours...

mardi 22 septembre 2015

Carte postale du 23.09.1915

Paul construisait à Djebla un poste de ce genre.

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 23-Septbr 1915

Chérie,

J’ai ta lettre du 15 à laquelle je compte répondre plus longuement demain. Depuis quelques jours nous avons ici un sirocco épouvantable et comme nous travaillons toute la journée dehors on rentre avec une couche de poussière épaisse de 2 cm.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                Paul

dimanche 20 septembre 2015

Lettre du 21.09.1915

U 20 en mer
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla le 21 Septembre 1915

Chérie,

Je te confirme ma carte postale d’hier et profite de la corvée d’eau (la corvée la plus recherchée) pour t’écrire. On descend avec les mulets chargés de tonnelets et la voiture à eau à la rivière qui coule au fond du ravin et dans les environs de laquelle se trouvent aussi quelques bonnes sources et on y reste toute la matinée, remplissant les tonneaux et la voiture qui, faisant plusieurs voyages au camp, nous laissent le temps de nous laver, de laver nos effets et de faire autre chose s’il le faut.
Comme je te le disais hier nous sommes toujours sous les guitounes, mais ayant reçu des couvertures et des couvre-pieds, nous sommes tout de même mieux couchés qu’au début. Mais comme on construit un blockhaus, l’infirmerie, les cuisines, les popotes, des magasins, un bureau de poste/télégraphe et enfin des baraquements pour les hommes, nous ne disposons pour ainsi dire pas d’une minute dans la journée. Plus de sieste à midi, où il fait pourtant encore bien chaud, après la soupe on a à peine 1/2 heure pour se débarbouiller et ranger un peu ses affaires. Le soir après la soupe et le rapport il est 6 hs 30 et la nuit tombe ; au surplus l’appel est déjà à 7 hs et l’extinction des feux à 7 1/2 hs. Pas de dimanche, tant que les travaux ne sont pas terminés. Tu vois donc qu’on ne dispose guère de temps et tu comprends pourquoi mes nouvelles sont si rares. D’autre part il est juste de reconnaître que la nourriture est potable ou à peu près maintenant. Nous touchons encore tous les jours 2 quarts de vin ce qui est agréable. La colonne est partie depuis vendredi dernier, mais les bicots restent tranquilles (1); le poste est du reste bien situé et pour ainsi dire imprenable.
L’histoire du sous-marin dans le Golfe de Gascogne ne m’a pas beaucoup étonné ; je m’y attendais depuis assez longtemps et je suis aussi d’avis que les sous-marins allemands se ravitaillent en Espagne. De là jusqu’à malmener les marchands espagnols il y a cependant loin et il faut avoir du sang méridional dans les veines pour arriver aux coups de poing. D’après ce que j’ai entendu le sous-marin en question aurait été coulé par un torpilleur ? (2)
Le renvoi du Grand-Duc Nicolas au Caucase (3) s’explique par les revers des armées russes pendant ce dernier temps. Comme tu le sais, les Russes ont remporté depuis un gros succès du côté de la Galicie (4). Mais la guerre tire horriblement en longueur et on se demande si réellement nous serons plus avancés à la fin de l’année. Que le peuple russe profite de l’occasion pour conquérir un peu de liberté, ce n’est que trop naturel ... une meilleure occasion ne se représentera probablement pas et si en Allemagne les socialistes n’avaient pas perdu tout le bon sens, ils agiraient aussi autrement, car une telle masse doit forcément avoir une grosse influence sur les évènements actuels (5).
Comme je te le disais déjà, ton colis contenant le chocolat et le papier n’est pas arrivé. Prière de m’envoyer une feuille de papier dans chacune de tes lettres, car le papier est difficile à trouver ici. Le prix des différents articles apportés par les bicots à été réglé par notre capitaine (6). Les poulets coûtent 1,50 à 2,50 Frs la pièce. Les oeufs 1 1/2 à 2 sous pièce, les figues 7 sous le kilogr., enfin des prix bien abordables. Qu’est-ce que tu payes actuellement pour le pain ? Et pour la viande ?
J’espère que votre rhume à vous tous est passé maintenant et que malgré les apparences, notre séparation ne durera plus longtemps.
Meilleurs baisers.


                                                Paul


Notes (François Beautier)
1) - "les bicots restent tranquilles" : la rébellion s'enraye effectivement face à une armée française maintenant très nombreuse, puissante et enracinée. 
2) - "coulé par un torpilleur" : Paul fait vraisemblablement allusion à la campagne du sous-marin allemand U20 qui, après être parti d'Ems (Allemagne du Nord) le 29 août 1915 et avoir coulé six navires (4 anglais, 1 russe, 1 danois), entra dans le Golfe de Gascogne le 6 septembre et y coula en deux jours quatre autres navires (2 français, 2 anglais) puis approcha en surface d'autres cargos qu'il tenta d'éliminer en les éperonnant, faute de munitions (il n'avait plus de torpilles - il n'en possédait que 6 au départ - ni d'obus pour son canon). Cette équipée défraya la chronique courant septembre 1915 et suscita des rumeurs d'une part d'approvisionnement de l'Allemagne en métaux non ferreux par l'Espagne, via des sous-marins lourds, et d'autre part d'expéditions punitives de marins français contre des navires marchands espagnols approvisionnant ou secourant des sous-marins allemands. Le U20, contrairement à ce qu'en dit la presse française à l'époque, ne fut pas coulé par un torpilleur français : il rentra sans encombre à Emden le 15 septembre 1915. Cette épopée atteste que la guerre sous-marine menée par l'Allemagne contre le blocus maritime se poursuivait, alors que les déclarations officielles du chancelier allemand Bethmann Hollweg prétendaient le contraire depuis que les USA avaient menacé l'Allemagne d'entrer en guerre en réaction au torpillage du paquebot britannique Lusitania transportant des ressortissants américains le 7 mai 1915.
3) - "au Caucase" : l'Empereur Nicolas II, mécontent de la retraite de l'armée impériale  face à l'Allemagne, a repris le 21 août 1915 le contrôle suprême de l'armée russe jusqu'alors délégué au Grand duc Nicolas, qui est "limogé" au Caucase dont il est couronné vice-roi le 5 septembre 1915. Dans cette région, les Turcs, soutenus par les Allemands, tiennent un second front contre les Russes et contre les Arméniens leurs supposés alliés (victimes d'un génocide méthodiquement commencé le 24 avril 1915).
4) - "Galicie" : allusion aux victoires russes de Tarnopol et Rovno remportées le 14 septembre 1915 en Galicie du Nord contre les troupes allemandes, alors que l'armée autrichienne se replie en Galicie du Sud.
5) - "événements actuels" : les déboires russes ayant conduit à un affaiblissement du pouvoir impérial en Russie, Paul espère que le peuple russe en tirera parti (des mouvements révolutionnaires de soldats couvent effectivement) et que l'Allemagne connaîtra la même évolution sous la poussée de sa propre armée, du moins si la social-démocratie adepte de l'Union nationale se désolidarisait de l'État impérial.
6) - "réglé par notre capitaine" : fixé par le commandant du camp, ce qui sous-entend - à l'intention de Marthe - que la bataille entre les Français et les Marocains n'est même plus commerciale puisque c'est désormais la France qui fixe les prix.

samedi 19 septembre 2015

Carte postale du 20.09.1915

Document Delcampe
Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Djebla, le 20 Septbre 1915
                                         (Maroc Oriental)

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 10 et les journaux, merci ! J’espère avoir demain le temps de t’écrire plus longuement, bien que nous soyons toujours sous la guitoune.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul


Le colis de chocolat n’est pas arrivé ! Le saucisson, il y a déjà plusieurs jours.

mercredi 16 septembre 2015

Lettre du 17.09.1915

Document akpool


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Djebla, le 17 Septbre 1915
près Taza (Maroc Oriental)

Chérie,

J’ai ta lettre du 8 et le gros saucisson m’est également parvenu ce soir en excellent état. Comme nous avions ce soir un bon plat supplémentaire à l’escouade (un brave avait dégoté un foie et un coeur de veau) l’attaque du saucisson est remise à demain.
Hier, anniversaire de notre mariage, j’ai pu méditer sur la vicissitude de la vie humaine Le matin, j’ai travaillé à la construction d’un petit Blockhaus et le soir j’ai transporté ... des briques. La nuit j’étais de garde et de 0 à 1 h 40 du matin j’étais en faction dans la tranchée, fusil chargé et baïonnette au canon. Tu avoues que c’est presque une ironie ... mais enfin j’ai eu le loisir de me rappeler mille petits détails depuis le “Kronprinz Hotel” (1) jusqu’à la naissance de notre Suzette !
Hier, les bicots (2) nous ont envoyé un parlementaire avec un ultimatum (3): que nous aurons à décamper dans les 24 hs d’ici, faute de quoi nous serions attaqués par 6000 fantassins et 2000 cavaliers, c.à.d. le double de ce que nous avons ici, en comprenant la colonne Derigoin. Ils peuvent toujours venir, mais enfin, tu vois les progrès qu’ils font, c’est tout comme chez nous !
Penhoat m’écrit qu’il est entré dans la musique de son régiment. Il va toujours bien et reçoit tous les mois une lettre aigre-douce de Nantes.
Les travaux de notre camp avancent tout de même avec tout ce monde de travailleurs et j’espère que dans une dizaine de jours nous pourrons coucher dans des baraques ou tout au moins dans des marabouts.
Je me rappelle bien du bruit que le livre Goetz Krafft (4) a fait lors de son apparition sans cependant me rappeler le contenu de ce bouquin qui fut quelque peu malmené par le Welt am Montag.
L’histoire des Juifs en Russie telle qu’elle ressort de la séance de la Douma (5) est un tableau sombre que je n’aurais plus cru possible après toutes les déclarations officielles et officieuses faites après le commencement de la guerre sur la différence entre partis, religions et races qui devaient se confondre en Russie comme ailleurs. Et il est fort à craindre que la plupart des belles promesses faites au moment du danger par les grands caïds couronnés ne soient complètement oubliées une fois le calme et la sécurité rétablis. La Socialdémocratie allemande par exemple en saura quelque chose ! Je pense tout de même que le Peuple Russe profitera le plus des suites de la guerre et que là-bas en Russie bien des choses seront changées !
Je suis content que tu aies des nouvelles de chez toi (6); ce n’étaient probablement que quelques mots écrite sur une carte postale ?
En relisant la lettre de Plantain, je constate que je me suis trompé en ce qui concerne Mme P. C’est son homme de confiance de la route de Bayonne (7), mobilisé, qu’elle doit remplacer et non le beau-père éventuel de Georges !
Pour ce qui est de la guerre, il paraît que les Russes ont repris l’offensive et même vigoureusement (8). On n’entend plus parler de la prétendue conférence de paix de Washington, mais il y a pas mal de monde qui croit que la guerre sera terminée avant la fin de l’année. Pourvu que cela soit vrai seulement !
Donc Georges, ce gros garçon de 18 kgs, suce toujours son pouce ? Est-ce que ton rhume est passé maintenant ?
le 18-9

Les bicots ne nous ont pas dérangé cette nuit ; il paraît qu’à l’appel il leur manquait un homme (ils n’étaient que 5999 au lieu de 6000 fantassins (9)).
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                               Paul 



Notes (François Beautier)
1) - "Kronprinz Hotel" : sans doute l'endroit où Paul et Marthe passèrent leur nuit de noces.
2) - "bicots" : toujours sans majuscules et ici encore désignés par un surnom irrespectueux, les Marocains sont présentés par Paul comme des plaisantins, sans aucun doute pour rassurer Marthe. Cependant la remarque "tout comme chez nous" se réfère à une relation qui devient manifeste entre la prolongation de la guerre en Europe, à laquelle participent des troupes coloniales, et l'expression de revendications nationalistes indépendantistes dans les pays colonisés par les Européens, tant au Maroc qu'en Inde, par exemple.  
3) - "ultimatum" : cet ultimatum n'a pas été rapporté par la presse qui était à cette époque tout occupée par l'Exposition franco-marocaine de Casablanca, ouverte le 5 septembre 1915 pour afficher l'emprise de la France sur le Maroc, malgré les rebellions nationalistes menées contre la France et contre le gouvernement marocain (le Makhzen) du sultan Moulay Youssef (régnant de 1912 à 1927) accusé de collaboration avec la France colonisatrice.
4) - "Goetz Krafft" : il s'agit probablement du livre en 4 volumes "Die geschichte einer jugend" (histoire d’un jeune, une jeunesse allemande) publié à Berlin en 1905, puis à La Haye en 1907, non traduit en français, qui fit effectivement l'apologie d'une éducation sévère, d'inspiration nationaliste et militariste. Le supplément culturel du lundi du journal libéral "Die Welt" en fit immédiatement la critique puis, durant la Grande guerre, en évoqua la responsabilité dans l'attitude belliciste de l'Allemagne. Le rédacteur en chef du "Die Welt am Montag" (le monde du lundi) depuis 1906, Hellmut von Gerlach, voulait ainsi appuyer ses propres exigences d'une conciliation pacifique. Cette politique valut au journal de disparaître en 1933. On peut supposer que Paul, accusé par Marthe d'être encore imprégné de culture militariste allemande, cherche à s'en défendre en se souvenant parfaitement de la critique libérale du livre alors qu'il prétend n'avoir rien retenu du réactionnaire "contenu du bouquin". 
5) - "Douma" : parlement impérial russe institué par la révolution libérale de 1905. Le réveil du nationalisme russe par l'entrée en guerre en 1914 se traduisit immédiatement par un regain d'antisémitisme notamment en Pologne : des milliers de juifs migrèrent vers l'ouest pour se réfugier en Allemagne, en France (Paul en rencontra au dépôt de la Légion à Lyon en décembre 1914, voir sa lettre  du 8), aux USA... La Douma s'en émut à la fin du printemps 1915 et plusieurs des rapports qu'elle fit sur la "situation épouvantable des Juifs de Russie" (selon le député Vinquer, en juin) jusqu'à la fin de la session le 28 août 1915 (10 septembre selon le calendrier russe) furent repris dans la presse alliée. L'intervention des députés Chkhéidzé et Zhubinskii lors de la séance du 24 août 1915 fut même traduite en français et diffusée en livret en France par la "Ligue pour la défense des Juifs opprimés" sous le titre “Interpellation à la Douma sur la politique du gouvernement dans la question juive”. Ce document, largement repris par la presse alliée rapportait notamment que les Juifs étaient accusés par les Russes d'inoculer des poisons dans les casernements et les villes, de renseigner l'ennemi, de tuer les blessés russes sous prétexte de les soigner... et que les Russes pratiquaient contre les Juifs des déportations, des restrictions à l'accès à l'éducation, des interdictions professionnelles, des privations de liberté de presse et de réunion, des pogroms, des discriminations même au sein de l'armée où les Juifs étaient affectés aux combats les plus meurtriers et jamais distingués par des décorations militaires... Noter que Paul ne commente aucunement ni la majuscule attribuée aux Juifs par les Russes (qui les considéraient comme une race distincte et un peuple étranger), ni les actes antijuifs rapportés par la Douma relayée par la presse alliée. Cependant il relève que la supposée "Union nationale" proclamée au début de la guerre en Russie n'a pas survécu un an, et qu'elle ne résistera sans doute pas non plus ailleurs à l'épreuve du temps (c'est le sens de l'avertissement qu'il lance "par exemple" à la social-démocratie allemande adepte d'une union nationale - "Union sacrée" - qu'il juge temporaire et illusoire). Par ailleurs, il conclut des déclarations des réformateurs démocrates libéraux russes à la Douma que la Russie a beaucoup changé en bien, et changera encore, sous l'effet de la guerre.
6) - "de chez toi" : de la famille de Marthe, restée en Allemagne.
7) - "la route de Bayonne" : en fait, le "Cours de Bayonne" (à Bordeaux).
8) - "et même vigoureusement" : effectivement, les Russes ne reculent plus face aux Allemands en Galicie du nord depuis la fin août et reprennent même l'offensive en Galicie du sud depuis le 10 septembre face à l'armée autrichienne.
9) - "6 000 fantassins" : dans ce P.S., Paul relance la plaisanterie visant à présenter les nationalistes marocains comme de plaisants amateurs, dans le but évident de rassurer Marthe, qui lit vraisemblablement dans la presse que les rebelles - même encore mal coordonnés par l'émir Abdelmalek - obligent les Français à mobiliser dans le Moyen Atlas, notamment autour de Taza, l'essentiel des troupes disponibles au Maroc.

samedi 12 septembre 2015

Lettre du 13.09.1915

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Gebla, près Bou Ladjeraf, le 13-9-15

Ma chérie,

J’ai tes lettres des 4 et 5 courant et te confirme mes 2 cartes d’ici, envoyées par un muletier à Bou Ladjeraf, puisqu’il n’y avait pas encore de boîte à Gebla. Nous sommes toujours très primitivement installés et couchons - comme des sardines en boîte - sous la guitoune. Il paraît cependant que les marabouts arriveront demain ; peut-être aurons-nous même des paillasses ou des lits au courant de cette année !
En ce qui concerne la situation géographique, Gebla est situé à environ 4 km de Bou Ladjeraf qui est la dernière station avant Taza sur la ligne Oujda-Taza. Voici les principaux postes situés sur cette ligne : Oujda, El Gun (1), Taourirt, Debdon (2), Guercif, M’Conn (3), Oued Aghbal, Bou Ladjeraf et Taza. La ligne sera conduite jusqu’à Fez qui est à environ 100 km à l’Ouest de Taza. J’ai laissé de côté des stations ou postes de peu d’importance et ajoute que le train met 1 jour pour aller de Taza à Guercif, 1 deuxième de Guercif à Taourirt et un 3° de Taourirt à Oujda. Le nouveau poste de Gebla que nous construisons en ce moment aura probablement 3 Comp. (4) au début ; Bou Ladjeraf sera supprimé, du moins le camp (5). Il ne restera que la gare, en forme de blockhaus - comme toutes les gares des petits postes - où l’on laissera 1 section (6). Gebla est situé sur une crête à l’endroit où se trouvait autrefois un grand village marocain, détruit il y a 16 mois lors de la prise de Taza (7) par notre artillerie. Les pierres et briques des maisons en ruine nous servent maintenant à construire les murs & tranchées ainsi que les divers baraquements. Mais le pays en face (8) - non soumis - est encore inconnu. Il y a quelques jours nous avons vu derrière les mamelons - nous faisions corvée de bois - une ville au moins aussi grande que Taza (9), car elle a 5 mosquées et appartient, paraît-il, aux Rhiatas, tribu non soumise. Ces Messieurs nous ont du reste attaqués dès notre arrivée ici, c.à.d. le premier jour, revenant ensuite la nuit et le lendemain. Ils ont été cependant repoussés par l’Artillerie qui disperse tous les jours leurs rassemblements (10). Avant-hier, dans la nuit, ils avaient allumé de grands feux sur les crêtes et on voyait distinctement des hommes autour du brasier. Une batterie de 75 (11) ouvrit aussitôt le feu et le 2° obus tomba juste au milieu ! Il est probable que s’ils continuent leurs attaques, on va bombarder un de ces 4 matins leur ville avec les 5 mosquées. Les autre tribus soumises (12) viennent déjà vendre leur bétail, des volailles, oeufs, raisins, noix etc. Une de ces tribus, qui nous aide à chaque occasion, est campée à 2 km de nous avec des troupeaux énormes, formant des ronds très réguliers avec leurs tentes, ronds dans lesquels ils enferment le bétail pendant la nuit. La colonne Derigoin (13) reste avec nous jusqu’au 17, jour où nous pourrons nous installer en-dedans de l’enceinte fortifiée. D’après les bruits qui courent, nous ne resterions ici que 2 à 3 mois au plus, pour descendre ensuite à l’arrière, peut-être à Guercif , le dernier poste où il y a quelques maisons européennes. Mais on ne peut pas trop se fier à ces bruits. La nourriture, exécrable au début, s’est améliorée quelque peu maintenant. On nous donne depuis 3 jours - oh miracle - 2 quarts de vin par jour. Mais nous avons énormément de travail et vivons comme des sauvages.
Avec 18 kgs notre petit Georges doit être presque obèse ! Je ne crois pas que les vertiges dont il se plaint soient en rapport avec ses yeux ; moi, du moins, je n’en ai jamais souffert. Comme enfant, j’ignorais complètement ma myopie jusqu’au jour où, à l’âge de 8 ou 9 ans, j’ai trouvé une paire de lunettes. C’était devant la maison d’un gros épicier à Stadtallendorf (14) et, en regardant par ce verre, je voyais beaucoup mieux. Plus tard, dans la Bürgerschule (15) (1894) où les classes étaient beaucoup plus grandes et à Wolfenbüttel (16) je devais me mettre au premier rang pour pouvoir voir et en 1896 à Wolfenbüttel mon père m’a pris avec lui à Brunswick (17) acheter ma première paire de lorgnons. A vrai dire, ton propre état m’inspire beaucoup plus d’inquiétude que celui de Georges, car ces périodes d’anémie sont devenues périodiques chez toi ! Qu’est-ce que Melle Campana (18) a dit à ce sujet ? Encore une fois, ne te prive pas au point de vue de la nourriture, car cela se fera sentir plus tard ! Vends plutôt de temps à autre une obligation pour payer Mme Robin (19)!
Penhoat m’envoie une lettre de Leconte disant qu’il espère travailler sous peu sans perte. Mai a accusé encore un déficit d’environ 300 Frs., en comptant les prélèvement d’environ 300 Frs pour chacun. Si l’on arrivait à éviter complètement les pertes pendant la guerre, cela pourrait aller encore ! D’après Leconte, Bordeaux et Nantes travaillent à peu près régulièrement, Bayonne (20) un peu. Fais donc demander par Hélène à Siret si la Compagnie du Gaz a renouvelé son contrat pour un an ; il l’espérait en Juillet dernier.
Plantain m’envoie également une longue lettre de Tarbes (21) donnant quelques explications sur l’attitude de Mme Plantain. Figure-toi qu’après la mort de la belle-mère de Plantain, la mère de la fiancée de Georges est tombée grièvement malade et est morte quelques semaines ou mois après. Sa fille, la fiancée de Georges, qui l’a soignée, a été contaminée à son tour et vient de mourir aussi. Comme le père est mobilisé, la maison et ses affaires à Bègles (22) sont complètement abandonnées et c’est encore Mme Plantain qui doit s’occuper de tout cela. Voilà donc une famille qui a vraiment tous les malheurs, tout en étant bien située au point de vue matériel.  Et tu comprends que dans ces conditions Mme Plantain a bien peu de temps, car elle doit aussi s’occuper de l’affaire du Cours de Bayonne (23)! Georges est, paraît-il, au désespoir ; dès que j’aurai un moment, je vais lui écrire un mot.
Oui, je connais assez bien la Campagne de France (24) et les impressions de Goethe, qui à la suite de ce voyage, a écrit son épos (25) Herrmann et Dorothéa (26), qui donne d’ailleurs quelques détails sur la misère des populations à la frontière, du côté du Rhin. Je vois qu’en face des évènements que nous traversons tu retrouves ton ancien esprit de combativité et tes raisonnements d’antan. Heureusement que tu promets de ne pas ouvrir le feu sur moi ! Tu ne te figures pas comment on s’abrutit au milieu de cette vie brutale qui ne laisse même pas le temps de se saisir, de réfléchir sur quoi que ce soit. On vivote, dans les trous et les branches, comme les hommes primitifs, sales et dégoûtants. On se retient parfois difficilement pour ne pas donner une réponse mordante qui augmenterait encore la réputation de soldat indiscipliné !
Depuis avant-hier le bruit court que l’Allemagne a fait une proposition de paix et qu’on négocie déjà ferme à Washington (27). L’Allemagne rendrait tous les pays envahis et l’Alsace, l’Italie aurait Trente, mais l’Allemagne demanderait la Courlande (28) et le Maroc (29). Cette proposition, si elle est vraie, indiquerait tout de même une lassitude de l’Allemagne et le désir d’en finir avant le désastre. Ce serait le premier pas qui coûte le plus cher et qui laisserait prévoir de nouvelles concessions indispensables !
J’ai bien pensé à mon entrée à la Légion le 23 Août (30) et je penserai aussi beaucoup le 16 Septembre à l’année 1908. Je crois que malgré toutes les vicissitudes de la vie nous pouvons nous féliciter ce jour et nous embrasser aussi tendrement qu’il y a 7 ans.

                                                   Paul

Meilleurs baisers pour toi et les enfants. Veux-tu m’envoyer à l’occasion 2 ou 3 paires de mes chaussettes et la paire de bandes molletières que j’ai reçue à Bayonne ! Pas de livres s.v.p.
L’endroit ici s’appelle Djebla (31).


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "El-Gun" : il pourrait s'agir de l'actuel El-Aïoun.
2) - "Debdon" : actuel Debdou, à 40 kilomètres au sud-sud-est de Guercif, sur les hauteurs dominant la ligne dont la station correspondante pourrait-être l'actuel El-Agreb.
3) - "M'Conn" : actuel Msoun.
4) - "3 Comp." : 3 compagnies qui, vraisemblablement, se relaieront dans ce poste.
5) - "du moins le camp" : très proche de la garnison de Taza donc inutile.
6) - "1 section" : soit 8 à 13 hommes.
7) - "prise de Taza" : les Tazis, entrés en rebellion au printemps 1914, ont été réprimés à l'artillerie et leur ville, Taza, a été ainsi “pacifiée” du 9 au 13 mai 1914. Une grande parade fut organisée à Taza par le résident général Lyautey le 16 mai 1914 pour célébrer la jonction, par la prise de la ville, des troupes françaises des deux Maroc, l'Oriental et l'Occidental.
8) - "le pays en face" : vers le nord, c'est-à-dire le revers sud du Rif et, au-delà, le Maroc espagnol.
9) - "aussi grande que Taza" : Paul a peut-être vu de loin, en regardant vers le sud-ouest, la ville actuellement dénommée Sidi Abdellah des Rhiata, mais il se peut aussi qu'il  s'agissait seulement de la casbah de Taza, que les Légionnaires surnommaient "ville mystérieuse" puisqu'ils ne pouvaient y entrer, et que Paul n'avait jamais vue de loin. 
10) - "rassemblements" : il s'agit de nouvelles tentatives des tribus rebelles de toute la région du Moyen Atlas et du Rif oriental d'anéantir les avant-postes français et de prendre Taza. Les précédentes avaient eu lieu à la mi-août ; les prochaines auront lieu en novembre.
11) - "une batterie de 75" : un canon de 75 millimètres mis en batterie, c'est-à-dire en situation de tir. C'est à l'époque une arme redoutable, qui tire facilement 20 coups à la minute et détruit précisément des cibles jusqu'à 8 500 m. de distance.
12) - "tribus soumises" : Paul tait l'évidence car même les tribus "pacifiées" sont alors susceptibles de se soulever, du moins partiellement, sous la conduite ou la pression des rebelles nationalistes.
13) - "colonne Derigoin" : le lieutenant-colonel Derigoin s'était illustré en novembre 1914 en secourant depuis Mekhnès un commando du colonel René-Philippe Laverdure qui avait vainement tenté d'enlever le chef des Zayanes (le caïd Moha-ou-Hammou) dans son camp retranché de Elhri au sud-est de Khénifra. En septembre 1915, le colonel Derigoin commande un groupe mobile des Bataillons d'Afrique dans la région de Taza menacée par la rébellion conduite par les Rhiatas et les Beni-Ouaraïn. Paul cite ce personnage héroïque vanté par la presse pour rassurer Marthe. 
14) - Stadtallendorf (ex Stadt Allendorf), village d'enfance de Paul, au sud de Hanovre, en Basse-Saxe (Niedersachsen).
15) - "la Bürgerschule" : l'école municipale (de Bisperode, en Basse-Saxe, où la famille habitait).
16) - "Wolfenbüttel" : ville de Basse-Saxe où Paul fit ses études, à l'école supérieure "Samson Schule", célèbre école juive fondée par le banquier Philipp Samson, qui fonctionna de 1786 à 1928.
17) - "Brunschwick" : Braunschweig, grande ville à l'est de Hanovre, en Basse-Saxe.
18) - "Melle Campana" : la pédiatre qui suivait les enfants. 
19) - "Mme Robin", propriétaire de la maison louée par les Gusdorf à Caudéran.
20) - "Bayonne" : Paul énumère les ports charbonniers sur lesquels la société Leconte travaille en important de la houille pour le compte de clients comme la Compagnie du Gaz (de Bordeaux) qui vend à la ville du gaz d'éclairage qu'elle produit à partir de houille dont elle revend le sous-produit (le coke) à des métallurgistes. La guerre, en réservant une part plus importante des combustibles fossiles aux industries d'armement et aux transports militaires, a restreint le marché de l'éclairage public au gaz, d'ailleurs concurrencé par l'électricité. Il semble que le renouvellement du contrat d'approvisionnement  en houille de la Compagnie du Gaz de Bordeaux par la société Leconte se fasse alors attendre. 
21) - "Tarbes" : ville industrielle (agro-alimentaire, arsenal), chef-lieu des Hautes Pyrénées.
22) - "Bègles" : ville industrielle et portuaire du sud-est de l'agglomération bordelaise.
23) - "Cours de Bayonne" : à Bordeaux, en plein centre, près de l'Opéra. Mais rien du courrier de Paul ne dit de quel type d'affaire il s'agit.
24) - "Campagne de France" : il s'agit de la campagne des émigrés antirévolutionnaires tentant de revenir de force en France en 1792, que Goethe a suivie d'août à novembre 1792 et dont il rapporte le récit dans un journal publié en France en 1822 sous le titre "Campagne de France". 
25) - "épos" : épopée.
26) - "Herrmann et Dorothéa" : livre de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) publié en 1797 en Allemagne et en 1798 en France sous le titre "Hermann et Dorothée". En se référant à ces textes où Goethe traite des différences de civilisation entre l'Allemagne et la France dont il vante l'esprit révolutionnaire, il semble que Paul réponde à une critique de Marthe l'accusant de tenir le mauvais rôle réactionnaire (comme les émigrés et les Allemands de Goethe) dans la guerre coloniale qu'il mène au Maroc.
27) - "Washington" : en septembre 1914 (un an auparavant) les socialistes américains avaient invité à leurs frais les socialistes européens à se réunir à Washington pour y décider d'une paix des peuples. Cette démarche ayant échoué mais ayant soulevé de grands espoirs, des rumeurs circulent sur sa reconduction et son démarrage effectif à la suite de la Conférence socialiste internationale réunie en Suisse, à Zimmerwald, du 5 au 8 septembre 1915, aboutissant à un accord sur le constat "L'Europe est devenue un gigantesque abattoir d'hommes" et sur l'appel "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !". La rumeur dont fait état Paul se distingue par son luxe de détails néanmoins tous dénués de fondement. En ce qui concerne "Washington", notamment,  les seules démarches extérieures des USA en 1915 furent de protester le 7 mai auprès de l'Allemagne responsable du torpillage du Lusitania, et d'envoyer des Marines à Haïti, en juillet, pour maintenir l'ordre à la suite de l'assassinat du dictateur local.
28) - "Courlande" : région de la Lettonie, anciennement germanophone, administrée par la Russie depuis 1795.
29) - "Maroc" : convoité par l'Allemagne depuis sa victoire sur la France en 1871, le Maroc est partagé entre la France et l'Espagne (Tanger devenant port international) lors de la Conférence d'Algésiras en 1906. L'Allemagne tente d'intimider la France en 1911 ("Coup d'Agadir") mais échoue à se faire céder la totalité ou une partie du Maroc (sous influence française), dont l'État officiel, l'Empire chérifien, devient  "Protectorat de la République française au Maroc" en 1912. Ce statut demeurera jusqu'à l'indépendance du Maroc en 1955.
30) - "le 23 août" : dans l'ensemble de son courrier (conservé), Paul mentionne trois fois le moment de son engagement dans la Légion, à trois dates bizarrement différentes : les 21, 22 et 23 août 1914. 

31) - "Djebla" : Paul rectifie l'orthographe pour que le courrier lui arrive bien.

mercredi 9 septembre 2015

Carte postale du 10.09.1915

Document Delcampe

Carte postale  Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Gebla, le 10 Septbr 1915
                             près Bou Ladjeraf (Maroc Oriental)

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 1° courant et te confirme ma première carte envoyée par un muletier à B.L. (1) parce qu’il n’y avait pas encore une boîte à lettres ici. Dès que le camp sera à peu près installé et que nous aurons un petit peu de repos je t’écrirai une lettre. Pour le moment, nous sommes pris du matin au soir presque sans interruption.
Mille baisers pour toi & les enfants.


                                           Paul


Note (François Beautier)
1) - "B.L." : Bou Ladjeraf.

dimanche 6 septembre 2015

Carte postale du 07.09.1915

Document Delcampe (mai 1914)


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Gebla (1) le 7-9-1915
                        près Bou Ladjeraf (Maroc Oriental)

Depuis hier ici, nous avons commencé la construction du camp ; il est très probable que notre Compagnie restera ici jusqu’à nouvel ordre. J’ai reçu ta lettre du 29/8 en partant de Bou Ladjeraf.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                              Paul


Note (François Beautier)
1) - - "Gebla" : officiellement Djebla, comme Paul l'avait précédemment écrit.