lundi 22 septembre 2014

Permis de séjour

Ville de Caudéran (Gironde)                                     
Caudéran, le 20 9bre 1914



Le Commissaire de police
                                           
Monsieur Gusdorf



Je ne vois aucun inconvénient à ce que votre famille rentre à votre domicile à Caudéran. Il n’y a aucun danger pour elle.
Votre dame devra se présenter à mon bureau à son arrivée pour que je lui délivre un permis de séjour (1).

Le Commissaire de police
                                        (illisible)

(1) Le décret du 2 août 1914 oblige les étrangers en France à demander et obtenir un permis de séjour. Paul, à cette époque présent à son domicile habituel à Caudéran et ayant fait le choix de rester en France, a vraisemblablement demandé et obtenu le sien le 4/8/1914, alors que Marthe, en vacances en Espagne au moment de la déclaration de guerre n'a pu le demander qu'à son arrivée en France, à Bayonne, et devra l'actualiser dès son retour à Caudéran (début décembre 1914).

mardi 2 septembre 2014

En guise d’introduction: Marthe

Marthe, Suzanne et Georges en 1914.
On note que le futur philosophe avait alors des cheveux.
Si Paul a laissé derrière lui un jeu de piste de certificats et d’écrits, il n’en va pas de même pour ma grand’mère, Marthe. 
Point de bulletins scolaires, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a reçu aucune éducation formelle; pas de certificat d’employeurs - et pourtant, elle a travaillé. Les indications dont je dispose sont de l’ordre du - rare - témoignage oral de ses descendants, ou de la mention, en passant, dans une lettre.
Marthe Sturm est née le 30 janvier - une date que Paul ne laissera jamais passer sans lui présenter ses voeux d’anniversaire - 1880, à Schlaben Gruben, d’après les documents officiels, un lieu que Google Maps ignore - peut-être Schladen, à 25 km au sud de Brunswick et non loin de Wolfenbüttel où Paul étudia. Sa généalogie paternelle nous est connue, hélas, par les extraits certifiés conformes des certificats de baptême sur quatre générations que, moins confiante que Paul, elle s’était procurés dès 1940.  Son père, Johann Friedrich, est « Königlischen Steuer-Aufseher », quelque chose comme inspecteur du Trésor. Il est né en 1844 à Rippen, dans une famille protestante, « evangelische ». La mère de Marthe, Albertine Voigt, protestante également, est née le 26 mars 1849 à Küstrin sur Oder, aujourd’hui à la frontière polonaise, où on annonce ses fiançailles avec Johann Friedrich le 3 mars 1872. Le père de Marthe a servi pendant la guerre de 70 « für Kaiser, König und Vaterland » comme l’atteste un  diplôme qui m’est parvenu; un Prof. Dr. Friedr. Vogt a cosigné en 1923 avec un Prof. Dr. Max Koch une Histoire de la Littérature allemande, d’après un bon de commande précieusement conservé dans les archives de mes grands parents — est-ce membre de la famille? Ce sont les seuls papiers dont je dispose.
Marthe elle-même, dans un lettre à son fils, se vante de pouvoir remonter son arbre généalogique paternel sur six générations. Au commencement, il y avait Christian Sturm, « Senator und Fabriquen Inspector », né en 1695. Il a un fils pasteur, Christian Sturm, né en 1728, marié à une fille de pasteur. L’arrière-grand-père de Marthe, son fils, encore un Christian Sturm,  était Tuchmachermeister, tisserand, et maître d’école; son fils unique, Karl Friedrich Christian, né en 1795, est destiné à devenir pasteur, et envoyé à Göttingen faire sa théologie. Il se rebiffe: très bien, lui dit son père, tu travailleras avec moi, mais tu commences comme apprenti. Le jeune homme épouse une femme riche, Charlotte Kuhnow, cependant, continue l’affaire paternelle, et donne à ses enfants une éducation supérieure. Il a la mauvaise idée, malheureusement, de prêter de l’argent à un ami; l’ami fait faillite et entraîne Karl Friedrich dans sa ruine: il fera même de la prison, et sa famille connaît la misère, ce dont le père de Marthe, Johann Friedrich (un garçon porte ce prénom à chaque génération), le plus jeune des enfants, se souviendra toute sa vie. 
Ce Johann Friedrich, père de Marthe, né en 1844, a participé à la première bataille de la guerre de 70, la bataille de Wissemburg und Wörth, et y a été blessé: il a reçu des éclats d’obus dans le côté gauche, le coeur a été touché, et le médius de sa main gauche arraché. Quand il meurt, c’est, d’après sa famille, des suites de ces blessures. Marthe a deux soeurs, Helena et Charlotte, et un frère qui porte le prénom familial de Johann Friedrich.
Le père de Marthe avait servi dans les grenadiers.
Sur l’enfance et l’éducation de Marthe, rien ne nous est parvenu, sinon qu’elle a été formée comme couturière, ou modiste, et fera longtemps elle-même tous les vêtements de sa famille. L’année 1900 la trouve en ville, à Brunswick ou Hanovre, où elle est employée comme « ouvrière » dans une grosse boutique de tailleur. C’est là que Paul l’aperçut pour la première fois. Une légende familiale veut qu’il lui ait donné des leçons de français - une langue qu’ils viendront l’un et l’autre à parler et écrire admirablement. Les deux jeunes gens entament une correspondance nourrie: en restent deux coffrets de lettres, et un énorme album de cartes postales, encore en ma possession, mais en allemand, hélas, et dans une graphie à peine déchiffrable. On note cependant que Paul voyage beaucoup pendant ces années, et que les amoureux se retrouvent plusieurs fois au bord de la mer ou à la montagne pour des séjours de vacances sans doute chaperonnés. 
Je n’ai aucune idée de la manière dont les deux familles - protestante et juive - ont accepté les fiançailles et le mariage en 1906 des jeunes gens. On peut noter que Paul a attendu la mort de ses parents pour épouser Marthe, mais il peut y avoir à cela des raisons autres que familiales. Le mariage donne lieu à une fête, où l’on chante, et où les amis sont invités.  Paul restera en contact avec son frère Adolf ; des lettres indiquent qu’il lui a même prêté de l’argent. Venu en visite avec un camarade dans les années 30, sans doute peu avant son départ pour la Yougoslavie, puis la Palestine, le fils d’Adolf, Hans, se voit accueilli un peu fraîchement: mais c'est parce qu'il est accompagné d'un ami, « un sale Allemand ».
Dans tout cela, il est difficile de se faire une idée sur la personnalité de Marthe, et sur ce qui a pu pousser les deux jeunes gens l’un vers l’autre. Ce sont les lettres de la guerre de 14-18 qui vont dessiner une relation difficile et passionnée. 

Anne-Lise Volmer-Gusdorf 


Merci à Patrick Pouyanne pour ses précieuses indications généalogiques.