mardi 30 décembre 2014

Lettre du 31 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 31 Décembre 1914


Ma Chérie,

J’ai tes deux dernières lettres et notamment celle du 28 courant. Où est-il ton beau courage du début de cette malheureuse affaire? Tu as vraiment tort de te laisse aller à des réflexions aussi désespérées, toi qui a toujours soutenu que la femme et notamment la mère supporte autant et même davantage que l’homme (1). Au fond, tu es dans une meilleure situation que la plupart des femmes et mères de France. Tu restes dans ta maison, cela est certain, et tu as de quoi vivre jusqu’en Mars/Avril. D’ici là, tout sera certainement arrangé et tu ne manqueras certainement de rien en ce qui concerne la vie matérielle. Tu auras peut-être encore quelques interrogatoires du Commissaire de Caudéran (2), mais ce sera réellement tout. 
Que ferais-tu donc si, dès le début de la guerre, j’étais sur le front comme tant d’autres? Ou si j’y allais maintenant? Tu oublies que j’ai eu relativement beaucoup de veine jusqu’ici: en allant à Bel-Abbès j’aurai besoin d’une instruction d’au moins deux mois avant d’aller au Maroc: cela nous amènera jusqu’au milieu du mois de Mars: qui sait si d’ici là la guerre n’est pas finie. Et même si elle n’était pas finie, qu’est-ce que je risquerai au Maroc? Il arrive une balle toutes les demi-heures, et si dans un engagement il y a cinq morts et dix blessés cela est considéré comme énorme! Et nous n’en sommes pas encore là, car il se peut très bien que je resterai à Sidi-Bel-Abbès jusqu’à la fin de la guerre (3)!
Tu as les enfants avec toi, et rien qu’eux devraient te donner le courage de supporter cette épreuve qui est certes aussi dure pour toi. Tu as d’autre part des amies et connaissances avec lesquelles tu peux causer! N’as-tu pas envie d’aller voir les dames de Métivier (4), 2 rue Sainte Eulalie (dans la maison du Café Suisse, mais entrée de la rue Sainte Eulalie) qui auront certainement plaisir de te recevoir. Tu sais que j’ai habité chez elles pendant une dizaine de jours avant mon départ pour le Maroc Bayonne et que je leur ai prêté plusieurs livres de la collection Nelson (5) (Quo Vadis, Jérusalem et Lettres de mon Moulin ) (6) que tu peux réclamer. 
Si je n’ai pas suffisamment de temps pour t’aviser, je te télégraphierai mon départ pour l’Algérie où mon adresse sera

1er Régiment Étranger
à Sidi-Bel-Abbès (Algérie)

Je t’indiquerai la Compagnie dès que je serai arrivé là-bas. Que le mot Afrique ne t’effraie pas: c’est la plus grande France là bas, et Bel-Abbès n’est qu’à 4 heures d’Oran qui se trouve à 30 heures de Marseille: une paille!
Si tu réussis à retirer les titres et que tu les déposes dans le coffre de Mr. W. (7) à la banque, fais-toi donner par celui-ci un état de ces titres pour la bonne règle. Il pourra également encaisser les coupons échus, et te remettre l’argent. Tu as un état de tous les titres à la fin du petit carnet que je t’ai remis à Bayonne. Tu noteras aussi toujours le montant des coupons, pour que nous puissions vérifier si tout est bien en règle.
J’espère sincèrement que tu te remonteras le moral et que tu passes cette malheureuse période aussi bien que j’espère la passer. Tu peux payer à Mr. Robin la moitié du terme, puisque tu possèdes maintenant l’argent, tout en lui faisant remarquer que tu ne sais pas encore quand tu paieras le reste. 
Écris-moi bientôt et embrasse les enfants bien fort.
Mille tendresses

ton Paul


L’avoué de Nantes m’écrit qu’il espère arranger l’affaire promptement. S’il le demande, tu pourras lui envoyer par lettre recommandée mon passeport et ma déclaration d’étranger de Nantes (8).


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Première indication des opinions féministes de Marthe.
2) - "Commissaire de Caudéran" : le commissaire de police chargé d'instruire la demande de permis de séjour de Marthe.
3) - "jusqu'à la fin de la guerre !" : Paul, qui veut par ces arguments rassurer Marthe sur leurs sorts respectifs, prend ici un grand risque: celui de passer pour un "embusqué", risque dont il est nécessairement prévenu en cette fin d'année où commence la "campagne contre les embusqués" dont Georges Clémenceau prendra la tête en avril 1915.
4) - "les dames de Métivier" : les logeuses de Paul, à Bordeaux, avant son départ au dépôt de la Légion à Bayonne." 
5) - Collection à bon marché distribuée en France depuis 1911. Dite "des livres jaunes", cette collection d'origine écossaise, anglaise et américaine, est considérée comme l'ancêtre des actuels livres de poche : un petit format, un riche catalogue de romans largement appréciés, un faible coût. En outre les soldats la recherchaient pour sa relative solidité (les couvertures étaient entoilées) et pour la lisibilité de ses caractères.
6) - Quo Vadis, roman historique paru en 1896 racontant les persécutions des chrétiens sous Néron, par l'écrivain polonais Henryk Sienkiewicz (prix Nobel 1905), dans lequel il dénonce en fait les persécutions du tsar à l'encontre des catholiques polonais. Jérusalem, texte de Pierre Loti où il raconte un voyage qu'il fit à Jérusalem en 1894, et dont le thème est la recherche de Dieu par un agnostique. L'auteur y professe les préjugés antisémites de son époque (l'Affaire Dreyfus commence en octobre 1894). Les lettres de mon Moulin, d'Alphonse Daudet: la première édition de cet ouvrage à la fois populiste, ruraliste, régionaliste et nationaliste remonte à 1869. Il est depuis lors constamment réédité et considéré comme un classique de la littérature française. Paul avait en matière de littérature des goûts fort éclectiques...
7) - "Mr. W." : Mr. Wooloughan
8) - "déclaration d'étranger de Nantes" : il  peut s'agir du permis de séjour délivré à Paul, à Nantes, avant la guerre, ou, plus certainement, de sa déclaration au Tribunal - ou à la Chambre- de Commerce de Nantes en tant qu'associé de nationalité étrangère à la Société Leconte et Compagnie. 

samedi 27 décembre 2014

Lettre du 28 décembre 1914

Il arrivait à Marthe de faire ses comptes au dos des enveloppes des lettres de Paul...
Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 28 Décembre 1914

Chérie, 

Voici déjà un mois que nous avons quitté Bayonne - malgré tout le temps court assez vite, du moins quand on regarde en arrière. Des esprits fins et initiés veulent savoir que cela durera jusqu’aux environs de Pâques: Avril Mai, de sorte que nous aurions encore 4 ou 5 mois à supporter !
J’espère que tu auras recouvert ton sang-froid, et que tu ne t’inquiètes plus trop de cette histoire de séquestre. Du moment que tu peux rester dans ta maison, que tu ne manques pas de moyens d’existence, cela va bien. Le reste viendra sûrement !
Mr. Robin m’écrit qu’il est bien d’accord pour que nous payions par acompte et comme nous pourrons. Il prétend que lorsqu’il est venu au bureau l’employé - probablement Baboureau - lui aurait répondu que je ne faisais plus partie de la maison L. L. et Cie (1). À vrai dire, je ne crois pas cela, mais tu pourras tout de même interroger Baboureau à ce sujet dès que tu le verras, et aussi Mr. Siret (2). Quant à Mr. Robin, tu lui paieras la moitié lorsque le séquestre sera levé ou du moins lorsque tu auras l’assurance d’avoir régulièrement ta mensualité de 400/500 frs. Leconte m’écrit qu’il insiste auprès de Me Bonamy (3), mon avoué à Nantes, pour que l’affaire sera promptement réglée! Note du reste que ces séquestres ont été institués pour sauvegarder les biens des étrangers. Comme nous sommes tous les deux ici, il n’y a pas lieu de gardien et c’est là dessus que j’ai attiré l’attention de Me Bonamy.
Penhoat m’écrit qu’il vient de recevoir un télégramme lui annonçant la mort de sa plus jeune qu’il n’a même pas connue. Il va tâcher d’avoir un congé pour Paris pour consoler sa femme qui semble être vivement affectée. 
J’ai été hier avec mon camarade Valentin au Grand Théâtre (4), où il y a un très joli cinéma avec orchestre d’une trentaine de musiciens. Nous avons entendu entre autres l’ouverture du Freischütz (5). Le temps qui était sec et froid hier s’est mis à la pluie aujourd’hui. Au surplus il paraît maintenant officiel que la Légion doit quitter Lyon au courant du mois de Janvier pour aller dans le camp de la Valbonne (6), à une trentaine de kilomètres d’ici. On sera tout isolé là-bas et je préfère réellement aller au pays du soleil à Bel-Abbès que dans ce camp!
Tu as donc eu les familles Plantain et Devilliers vendredi au déjeuner? Ici on était pitoyable pour les permissions: pas une n’a été accordée! 
As-tu maintenant sevré Alice? Et se porte-t-elle bien à présent? Georges doit certainement faire des progrès énormes, il parlera sans doute comme un livre lorsque je rentrerai sous un fardeau de lauriers!
Baboureau m’écrit à l’instant qu’il ne partira que fin janvier, ce qui prouve qu’on n’a pas trop besoin de soldats en ce moment! Je suis vraiment content que les sombres prévisions de Leconte en ce qui concerne la caisse de Bordeaux ne se soient pas réalisées, car j’estime Baboureau beaucoup (7)!
Je crois que je fais bien en terminant cette lettre en y joignant mes voeux de Nouvel An. Tout le monde cette année doit souhaiter la même chose: La Paix - et promptement. Souhaitons donc et espérons que nous nous trouverons bientôt tous réunis à la Rue du Chalet. Le reste se trouvera ensuite tout seul.
Une bonne bise pour les enfants et pour toi un long baiser.

Paul



Bon souvenir à Hélène.


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Maison L.L. et Cie" : Société Leconte et Compagnie.
2 ) - Baboureau et Siret étaient tous deux employés du bureau de Bordeaux de la maison L. Leconte et Cie, dont Paul était un des associés avec son ami Penhoat. Siret était un parent d'Hélène, l'employée de Marthe.
3) - "Maître Bonamy" : avoué nantais mandaté par Paul pour requérir la levée du séquestre de ses parts dans la société Leconte.
4) - Grand Téâtre: il s'agit de l'Opéra Grand Théâtre
5) - "du Freischütz": très célèbre ouverture de l'opéra romantique de Carl Maria von Weber, créé en 1821 à Berlin. L'orchestre n'avait peut-être pas eu le temps depuis le début de la guerre de remplacer dans son répertoire toutes les pièces d'origine allemande, évidemment censurées des programmes français. Paul, lui-même, joue le jeu : il n'écrit pas le nom de l'auteur, s'évitant ainsi d'être jugé "pro-allemand".
6) - Situé dans l'Ain à 30 km au nord-est de Lyon, créé en 1872, le camp hébergea divers bataillons, notamment pendant les deux guerre mondiales des détachements de la Légion. Mais la Légion devait garder son dépôt constitué en août 1914 rue de la Vierge dans le 7ème arrondissement (devenue en 1945 rue Gilbert Dru).
7) - Le chiffre d'affaire du bureau de Bordeaux de la société Leconte et Cie n'avait donc pas été trop mauvais pour l'année 1914, en dépit des prévisions pessimistes de Lucien Leconte.

jeudi 25 décembre 2014

Lettre du 26 décembre 1914


Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 26 Décembre 1914

Ma chère femme,

J’ai reçu ce matin ta lettre du 23 et ce soir celle du 24 courant. Ne t’inquiète pas au sujet de l’opposition à faire : comme le séquestre a été ordonné par le Procureur de la République à Nantes (1), c’est à Nantes qu’il faut faire opposition. J’ai donc chargé un avoué Me Bonamy, 10 Quai Orléans à Nantes de faire le nécessaire et tu n’as absolument rien à faire : je t’avais du reste dit tout cela et je t’avais même envoyé la copie de ma lettre à Mr. Leconte : tu étais probablement trop émotionnée ! Enfin, je te répète, en ce qui concerne l’opposition le nécessaire est fait par moi ! Comme j’ai été toujours dans la maison L.L. et Cie Mr. Leconte témoignera que je n’ai point quitté Bordeaux depuis 1906. Je ne croyais pas du reste que j’avais besoin de faire viser ma déclaration d’étranger en changeant simplement de domicile, mais seulement en changeant de ville. Mais comme tu le dis Mme Constant (2) peut te donner une attestation que nous avons habité Rue Clément de 1908 à 1910. Pour le moment je ne vois cependant pas beaucoup l’utilité immédiate de cette pièce : si tu peux l’avoir à l’occasion prends la mais n’en fais rien à moins que l’avoué de Nantes la demande. Tu n’as donc qu’à te tenir tranquille si rien de nouveau n’intervient : Si tu peux avoir d’autres fonds à la banque prends-en, mais laisse les titres en dépôt à la banque, car il est certain qu’on lèvera le séquestre et ce n’est pas prudent d’avoir pour 25000 Frs. de valeurs à la maison.
Ce qui m’étonne encore c’est que Baboureau qui était avec toi au commissariat n’ait pas cité comme référence Mr. Anseau, Adjoint au Commissariat Central de Police de Bordeaux et parent de Mr. Lagisquet. A. me connaît et m’a rendu service au début de la mobilisation. Au besoin Mr. Lagisquet, 80 rue Bertrand de Goth te le présentera avec plaisir et comme c’est un homme très influent, cela ne pourrait être que très utile. Je sais que je peux compter sur MM. Wooloughan, Lagache, Colombier, Sursol, Capeiron etc. (3) et il m’est très agréable de constater qu’ils ne me renient pas en ces heures critiques.
L’essentiel est que tu peux rester dans la maison et que les voisins ne te fassent pas de misère. Comme au besoin Mr. W. (4) offre de t’avancer de l’argent et que tu en as toi-même, ne te fais pas de mauvais sang car je pense bien que d’ici un mois au plus tard le séquestre sera levé !
Je suis étonné que tu ne reçoives pas régulièrement ma correspondance ! Je t’écris cependant assez souvent, c.à.d. au moins 3 ou 4 fois la semaine ! Nul doute que tu as reçu entretemps ma dernière lettre et la carte ! Hier, Noël, j’ai fait avec Valentin une jolie promenade à la Croix Rousse (5), d’où l’on a une vue superbe sur Lyon. Nous y avons déjeuné et le soir nous étions au Cinéma et au Café ! Je parie que les évènements de jeudi (6) t’ont tellement impressionnée que tu as passé une journée plutôt désagréable hier ?
Il devient de plus en plus certain que j’irai prochainement à Sidi bel Abbès, mais je ne peux pas encore dire si cela sera en 8 ou 15 jours au plus tard. Les gens auxquels j’ai eu affaire ici sont très bienveillants : je souhaite seulement que cette malheureuse affaire de séquestre sera réglée bientôt pour que tu puisses vivre relativement tranquille.
Tu me raconteras ce que les enfants ont fait en voyant l’arbre et leurs jouets et tu les embrasseras bien fort pour moi.
Mille tendresses

                            Paul

Notes (François Beautier)
1) - "à Nantes" : siège de la société L. Leconte et Compagnie dont Paul possède une part du capital.
2) -  "Mme Constant" : logeuse ou voisine du couple Gusdorf, de 1908 à 1910, juste après leur mariage en 1908 et l'arrivée de Marthe à Bordeaux.
3) - "Lagache, Colombier, Sursol, Capeiron" : ces témoins favorables à Paul ne sont nommés que dans ce courrier.
4) - "Mr. W." : Mr. Wooloughan.
5) - "la Croix-Rousse" : quartier élevé du nord de la ville de Lyon, dominant le Rhône et la Saône.
6) - "les événements de jeudi" : référence à la veille de Noël, jour de la mise sous séquestre des biens de Paul, sans doute avec perquisition du logement occupé par Marthe et les enfants, voire avec placement de scellés sur certains meubles.

mardi 23 décembre 2014

Carte postale 24 décembre 1914


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

J’ai commencé aujourd’hui la consommation de toutes les bonnes choses que tu m’as envoyées - encore une fois merci. Bab. a enfin écrit ; tout paraît être en règle heureusement. Peut-être vais-je prendre une partie de ton chocolat en route pour l’Algérie, car je crois que j’y irai dans quelques jours.
1000 baisers pour toi et les enfants

                                                     Paul

lundi 22 décembre 2014

Lettre du 23 décembre 1914


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 23 décembre 1914

Ma chérie,

J’ai reçu tes lettres du 19 et 20 courant : Non ne perdons pas courage, l’orage passera. J’ai chargé un avoué à Nantes de faire opposition en mon nom et il paraît de plus en plus certain que le séquestre sera levé et que si provisoirement on appose des scellés sur nos meubles on ne t’expulsera pas. Pour le cas où la mainlevée (1) ne serait pas donnée avant la fin du mois, j’ai demandé au séquestre une somme mensuelle de 500 Frs. J’attends avec impatience un mot si tu as réussi à avoir quelques centaines de francs ; note qu’au besoin Mr. Penhoat m’avancerait aussi de l’argent, sans parler de l’obligation de 1912 en dépôt chez Mr. Wooloughan que tu pourras vendre pour 205/210 Frs. à une banque quelconque par l’entremise de Hélène par exemple. J’ai ici suffisamment d’argent jusqu’à fin février j’espère. Et de toute façon si l’affaire traînait nos biens deviendraient libres à la fin de la guerre. Mais comme je te l’ai déjà dit je compte fermement avoir satisfaction sous peu.
Ce seront de tristes jours de “fête” que tu passeras cette année, car je vois qu’en dépit de toute ta volonté tu te laisseras abattre par la tristesse. Et il est doublement douloureux qu’en ces jours difficiles nous ne soyons pas l’un auprès de l’autre. Ici il n’y a point de congés ni permissions pour Noël, d’ordre du Ministre (2). Je compte faire une petite promenade vendredi avec mon camarade à la Croix Rousse, dans la banlieue de Lyon.
Je commence à m’habituer à cette vie de caserne et si les soldats ne se composaient pas en partie de sujets plus ou moins malpropres, ce serait bien soutenable. En ce qui concerne le manger, je me suis arrangé d’avoir moyennant 20 sous par jour 2 bons repas à la popotte des sous-officiers. Ce n’est que le dimanche soir que je dîne dehors pour le “bon plaisir” d’avoir les pieds sous une table et des assiettes bien propres sur une nappe immaculée. Le soir vers 6 hs. après la soupe Valentin et moi, nous nous débinons ; nous passons voir les télégrammes à un grand journal, “Le Progrès” puis nous entrons au café, faire notre correspondance et ensuite une partie de dame ou d’écarté (3). As tu du coeur Rodrigue ? “Qui garde Caro n’est jamais capot”. (4) - Ou nous prenons notre douche mensuelle et faisons un tour au cinéma.
Les colis de Noël commencent à arriver ici et les poilus sont vraiment prodigieux à partager le contenu avec leurs camarades de la chambrée. Que nos enfants ne perdent pas leur bonne foi dans le Père Noël, quoi de plus naturel ? J’aurais voulu leur offrir cette année une ‘Lanterna Magica’ (5) qui aurait certainement intéressé Suzanne et Georges. - Mais là encore il faut attendre de meilleurs jours ! Et je te promets que s’ils reviennent nous en jouirons autrement que dans le passé ! Comme en ces moments-ci toutes les querelles et dissentiments qu’on a eus paraissent petits et insignifiants. J’y pense souvent le soir en ma couche plutôt dure lorsque les camarades ronflent à qui mieux mieux !.......
Mon avenir est toujours fort incertain. Mon Sergent-Major et mon Capitaine vont tâcher de me garder au bureau à Lyon, mais je ne sais pas si cela réussira ou bien si je vais à Sidi Bel Abbès.
As tu vu Baboureau entretemps ? Il m’écrit bien rarement depuis quelque temps et si je ne reçois pas de ses nouvelles ce soir je vais rouspéter sérieusement ! Je ne pense pas qu’il tombera dans les fautes de Charon à Marseille (6), mais son silence commence de m’inquiéter. Il a pourtant femme et enfant et il est bien dévoué ! Ce serait pour moi un désappointement terrible ... Quelle impression te faisait-il la dernière fois que tu l’as vu ?
Miègeville a demandé de passer à l’aviation et il est probable que cela lui réussira. Il s’est donné beaucoup de mal pour m’accréditer ici auprès des gradés. Malheureusement il manque toujours de ce qu’on appelle le nerf de la guerre (7)!
Mes anciens camarades Antoine Jaquet et Singer (8) sont casernés à tous les diables et je les vois rarement. Dimanche dernier, par un temps affreux, j’ai poussé jusqu’à l’affluent de la Saône dans le Rhône. Mais d’une façon générale il fait beau temps ici, seulement un peu froid. 
As-tu eu d’autres nouvelles d’Emma Schulz ? Il paraît que l’opinion publique en Suède (9) change, du moins d’après les journaux.
Tâche d’oublier ton chagrin pour la Noël au moins ; j’espère pouvoir t’annoncer bientôt la bonne nouvelle que nos biens sont libres.
On m’annonce à l’instant que ton paquet est arrivé ! donc plus vite que tu le pensais ! Merci encore une fois. Et comme je regrette de ne pouvoir rien t’offrir à toi et aux enfants cette année.
1000 baisers
                                                   Paul


Bien le bonjour à Mme Plantain, les Devilliers et Hélène. En ce qui concerne cette dernière, tu feras comme tu voudras !

Notes (François Beautier):
1) - "mainlevée" : acte de justice annulant une saisie.
2) - "d'ordre du Ministre" : Alexandre Millerand, ministre de la Guerre du gouvernement de René Viviani du 26 août 1914 au 29 octobre 1915, interdit toutes les permissions pour les fêtes de fin d'année de 1914, craignant une offensive de percée des troupes allemandes - après leur blocage par la "Course à la mer" - qui profiterait d'un éventuel relâchement des rangs français suite à l'appel du pape Benoît XV à une trêve de Noël.  
3) - "écarté" : jeu de carte traditionnel qui doit son nom à la possibilité donnée aux joueurs d'écarter des cartes pour les remplacer.
4) - "Qui garde Caro n'est jamais capot" : Paul cite des expressions propres aux joueurs de carte : "As-tu du cœur Rodrigue ?", repris du Cid de Corneille, et "Qui se garde à carreau n'est jamais capot !", que Paul restitue phonétiquement faute de la comprendre, sont deux exemples d'appels possibles d'un tricheur à son partenaire.
5) - "Lanterna magica" : nom originel de la lanterne magique (projecteur de dessins et photos sur plaques de verre) 
6) - "les fautes de Charon" : il s'agit en fait des "fosses de Charon", autre nom du fleuve mythologique de l'Enfer (l'Achéron ou le Styx) que le nocher Charon (ou Caron) fait traverser aux morts. Paul veut dire que le risque de son collaborateur Baboureau de mourir au combat est évidemment très faible à Marseille.
7) - "le nerf de la guerre" : expression très populaire désignant l'argent.
8) - "Antoine, Jaquet et Singer" : Paul évoque trois camarades rencontrés (ou retrouvés ?) au centre de recrutement de la Légion à Bayonne. 
9) - "Suède" :  le royaume de Suède s'est proclamé neutre par volonté du roi Gustave V, conservateur et germanophile, le 31 juillet 1914. L’opinion publique suédoise d'abord pro-germanique par besoin des affaires avec l’Allemagne et par sentiment anti-russe, change au profit des Alliés qui acceptent le 8 décembre 1914 d’assouplir leur blocus des navires de commerce suédois.

vendredi 19 décembre 2014

Carte postale du 20 décembre 1914


Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  
Caudéran  (Gironde)

Mon cher petit Georges,

Tu vois ici dans la voiture à ânes toute une bande de petits enfants et à droite notre Fox. Si tu es sage et si tu n’embêtes pas trop maman, tu feras aussi un tour comme cela après la guerre.
Bien des choses pour tout le monde et une grosse bise pour toi.


Papa

jeudi 18 décembre 2014

Lettre du 19 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon le 19 décembre 1914

Ma chère petite femme,

Je reçois ce soir ta lettre du 16, expédiée le 17 et je suis content que tu commences à prendre l’habitude de ces convocations chez le Commissaire. Je crains hélas que ce ne soit pas fini comme tu l’as appris par ma lettre d’hier. Je juge toutefois cette question de séquestre (1) plus froidement qu’hier : j’ai revu l’avocat qui me dit que certainement j’obtiendrai la levée du séquestre, surtout parce qu’il y a plusieurs précédents. J’apprends d’autre part que le même cas est arrivé à plusieurs camarades et qu’ils ont obtenu également gain de cause. De toute façon, tâche d’avoir toujours au moins 300/400 Frs sur toi : tu as certainement réussi à ouvrir le coffre avec le système 1903. Je crois que notre acte de mariage se trouve dans une grande enveloppe jaune que j’ai remise dans le coffre. Si tu ne le trouvais pas, ce papier se trouvera dans mon bureau dans le meuble américain (cartonné à rideau de bois) qui est à gauche de la cheminée dans la Dokumentenmappe (2). La clef de ce meuble se trouve à la housse que je t’ai remise et dans laquelle il y avait aussi le passe et la clef du coffre. C’est une toute petite clef et il suffit de faire un demi-tour pour que le rideau tombe. Au besoin, tu peux demander aussi à Baboureau de l’ouvrir, il possède aussi encore quelques papiers personnels, je crois les bulletins de naissance de nos enfants.
Les quatre lettres de Suzanne m’ont fait bien plaisir et je suis heureux d’apprendre la visite de Mme Plantain.
Tu as tort de m’envoyer des gourmandises, il ne faut pas soigner ces goûts maintenant et il m’est pénible que je ne puisse rien t’offrir cette année : Dieu sait ce que l’avocat me demandera, sans parler des frais de télégramme à Nantes au sujet de l’histoire du séquestre. C’est la première fois depuis 14 ans que je n’ai rien pour toi : Mais nous verrons de meilleurs jours et nous saurons mieux en profiter après ces jours sombres.
En ce qui concerne l’attitude de Mme D. laisse la ! Si elle n’a pas suffisamment de tact pour payer le Gaz et l’électricité qu’elle a consommés, tant pis pour elle !
Je crois que le Gaz du mois d’août a été payé ou par Baboureau ou par Julia (3). B. te le dira ! Et je suis surpris - agréablement - que les Turcs (4) aient payé le coupon. Il est probable que la banque l’a encaissé en Espagne, vu qu’habituellement il y a 20 Frs. tous les 6 mois au lieu de 18 Frs.
J’ai trouvé enfin un camarade qui travaille avec moi au bureau, un nommé Valentin, suisse, né à Marseille et musicien au théâtre de M. (5) et en été à Evian. Nous sortons presque toujours ensemble, faire une partie de dame ou de cartes. Nous sommes aussi allés au cinéma voir les 3 Mousquetaires (6) pour 6 sous (7)!
Je pense que je resterai ici à Lyon où l’on trouve que je rends des services au bureau : donc de ce côté tout va bien. Je me fais malheureusement beaucoup de mauvais sang pour toi : Malgré tout je garde l’espoir que tout sera fini à Pâques et que l’Autriche demandera bientôt une paix séparée.
Tu diras bien le bonjour à Hélène et mes amitiés à Mme Plantain et famille Devilliers, ainsi qu’à Mr. et Mme Ledouarec si tu les vois.
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                            Paul

Notes (François Beautier)
1 -  "séquestre" : Paul avait évoqué dans sa lettre du 8/12/14 l'annulation de la saisie des biens d'un "ressortissant ennemi" engagé pour la durée de la guerre dans la Légion. La mise sous séquestre des biens des particuliers et entreprises "ressortissants ennemis", décidée dès le 2 août 1914, fut préparée entre août et octobre par une enquête auprès des propriétaires concernés et éventuellement une saisie conservatoire de leurs biens, puis gérée selon une procédure précisée par le Ministère de l'Intérieur en octobre 1914. Paul, qui possède des biens meubles, revenus, titres, droits, capitaux - dont sa part dans la société de droit française L.Leconte - craint leur saisie et leur placement sous séquestre, c'est-à-dire leur remise "en main tierce" à un administrateur désigné officiellement ("le séquestre") jusqu'à décision de justice de "levée de séquestre" conduisant soit à les remettre à leur propriétaire, soit à les confisquer au profit de l'Etat. La suite de son courrier indique qu'il sait à cette époque que la saisie est inévitable et qu'il prend des dispositions pour négocier avec le séquestre et faire valoir ses droits.
2 -  "Dokumentenmappe" : chemise (ou liasse, ou mappe) de documents.
3 -  "Julia" : ? (secrétaire du bureau de Paul à Bordeaux ?)
4 -  "les Turcs" : Bien qu’en guerre, l'Empire ottoman a honoré le paiement des intérêts semestriels de ses emprunts internationaux, dont PG reçoit sa part via l’Espagne, pays neutre.
5 -  "théâtre de M." : de Marseille.
6 - "les Trois mousquetaires" : il s'agit soit du film d'André Calmettes et Henri Pouctal (tourné en France en 1912), soit de celui de Charles V. Henkel (tourné aux USA en 1914), qui venait de sortir.
7 -  "pour 6 sous" : la pièce de 5 centimes est traditionnellement nommée "un sou" ; 6 sous valent donc 30 centimes de franc et équivalent en pouvoir d'achat actuel à un peu moins d'un euro.

mercredi 17 décembre 2014

Lettre du 18 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 18/12 1914

Ma chérie,

Je t’envoie en hâte une lettre reçue de Nantes et copie de ma réponse. Tu en vois que nos biens vont être mis sous séquestre, du moins provisoirement, car j’ai de suite formé opposition et comme semblable affaire a déjà été jugée à Paris, il est certain que j’obtiendrai la levée du séquestre. Comme cependant il se pourrait que notre mobilier etc. soit également saisi, je te conseille de prendre au moins 400/500 Frs à la banque que tu garderas sur toi pour le cas extrême. L’avocat me dit que tu pourras certainement rester dans la maison, mais enfin, mieux vaut prévoir. En ce qui concerne la ligne de conduite à suivre, tu t’inspireras de mes explications à Mr. Leconte, mais attends qu’on vienne chez nous et ne va pas au devant des évènements.
Le cas échéant tu peux demander conseil à mon ami Mr. Wooloughan pour lequel est la carte incluse oubliée la dernière fois.
Surtout, garde le sang-froid et ne te fais pas de mauvais sang. L’affaire sera réglée promptement. C’est une épreuve : sois aussi courageuse comme moi et crois moi que je ne cesse pas une seconde à penser comment je peux t’épargner ces mauvaises surprises.
Aie donc confiance, nous sortirons de cette épreuve et nous serons encore heureux.
    Mille tendresses pour toi et les enfants.


                                          Paul

lundi 15 décembre 2014

Lettre du 16 décembre 1914


Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Lyon, le 16 Décembre 1914

Ma chère petite femme,

J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 14 courant avec les photographies : Merci ! Tu souriras lorsque je te dis que je lis tes lettres et que je les attends avec la même impatience et les mêmes sentiments qu’il y a 14 ans chez S.D. Blank (1).
Tu as tort de t’émouvoir des “billets doux” (2): il est tout naturel que les autorités s’entourent de tous les renseignements possibles et désirables et je dirai même que pour nous, qui n’avons rien à nous reprocher, cela vaut même mieux que si l’on s’en foutait ! Tu sais qu’il n’a pas fallu cette guerre malheureuse pour que je professe ouvertement mes sentiments pour la France où j’ai passé en somme le temps le plus heureux et le plus intéressant de ma vie. Oui, nous nous retrouverons dans notre nid à Caudéran et nous y serons encore heureux. Peut-être même cette séparation involontaire nous fait-elle doublement sentir combien nous avons besoin l’un de l’autre et que l’amour n’est point devenu une simple habitude.
Ne t’inquiète pas pour moi, je ne manque de rien et puis comme je ne suis pas sans le sou, je suis toujours bien plus heureux que ceux qui n’ont pas de ressources. Ne te fais pas non plus de mauvais sang pour la question d’argent. Incluse une carte que tu n’as qu’à présenter à Mr. Wooloughan (3) pour qu’il te donne les récépissés de nos titres au CNEP (4) ainsi que l’obligation du Crédit Foncier 30% de 1912. Tu n’as qu’à aller avec un des récépissés à la banque qui t’avancera à titre de prêt jusqu’à 75% de la valeur ou qui vendra les titres pour notre compte. Si cela devient nécessaire je t’indiquerai les titres à vendre ou à déposer pour avoir des avances. Je pense du reste que Leconte ne se fera pas non plus tirer l’oreille ; Penhoat (5) et moi nous avons en ce moment une correspondance assez acerbe avec lui à ce sujet. 
Si plus tard nous devions changer de domicile, c.à.d. si l’on nous faisait de la misère, eh bien, nous changerions. Mais je suis persuadé que cela ne sera pas nécessaire et que tout rentrera dans l’ordre. Seulement, habitue-toi à supporter avec calme les petites vexations qui peuvent se produire - tout le monde souffre, et la plupart sont bien plus malheureux que nous ! Je ne comprends pas bien ce que tu me dis de Mme D. (6) qui jusqu’ici était pleine d’amabilité et de prévenances ! Si tu t’entendais si peu, il vaut peut-être mieux qu’elle soit rentrée dans ses foyers.
Il y aura cette semaine un nouveau départ pour l’Algérie ; je n’en suis pas encore, heureusement, car la bande qui part se compose en majeure partie d’éléments peu recommandables. Envoie moi donc pour un jour la lettre que le Commissaire de Caudéran m’avait écrite à Bayonne et qui pourra me servir auprès de mon capitaine en attendant mon acte de naturalisation. Je te la renverrai aussitôt. Il se peut en effet que je reste ici au Dépôt ce qui me serait agréable dans ce sens que je connais maintenant les supérieurs qui, tous, sont des gens très agréables.
As-tu réussi maintenant à ouvrir le coffre-fort ? En ce qui concerne Mme Robin tu connais mon avis : si cela te fait plaisir, paie lui maintenant la moitié du terme et promet lui l’autre moitié pour Janvier/Février. Je sais que tu aimes être débarrassée de ce souci. Tu te rappelles que l’adresse de Mr. Robin est : 10 cours de Tourny.
J’ai visité dimanche dernier le joli parc de la Tête d’Or à l’extrémité de la ville et qui est certainement 3 ou 4 fois plus grand que le Parc Bordelais. Il y a là une jolie collection d’animaux, un jardin zoologique gratuit qui m’a fait beaucoup de plaisir. J’ai vu ensuite une partie de la ville ; il faisait bien froid et le dîner m’a enfin dégelé ! Il y a dans les rues un traffic formidable : les tramways sont toujours bondés et, chose curieuse, toutes leurs voitures portent une boîte à lettres. On voit ici des troupes de toute catégorie : les troupes d’Afrique portent un costume très pittoresque et tous ces uniformes animent agréablement l’aspect de la rue. Ils montrent aussi que nous disposons encore de beaucoup de réserves, certainement de plus que les Allemands.
La Gazette de Genève se vend ici couramment et elle est beaucoup lue. Ces jours-ci il y avait un nouvel article de Verdeine : "Hambourg la morte" (7) dans lequel il dépeint la tristesse et le calme du grand port allemand. Je l’ai malheureusement perdu.
Quant à Hélène, tu pourras la faire coucher dans la chambre des enfants ou dans la tienne. Il faudra aussi lui donner une augmentation de 5 Frs (8) pour le 1° de l’an.
Dis lui bien le bonjour de ma part.
Georges doit faire des progrès maintenant et Alice va certainement commencer à marcher sous peu.
Embrasse les enfants bien pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

                                                  Paul

Notes (François Beautier)
1 -  "S. D. Blank" : allusion aux premières rencontres de l’auteur et de Marthe, sa future épouse, en Allemagne, en 1900 
2 -  "billets doux" : par dérision, Paul désigne ainsi les renseignements écrits, en partie anonymes, que la police reçoit et collecte sur lui et Marthe, parce qu'ils sont “ressortissants ennemis”.
3 -  "Mr. Wooloughan" : homme d'affaire et ami, de nationalité américaine, de Paul à Bordeaux.
4 - "CNEP" : Comptoir national d’escompte de Paris. Le CNEP géra les emprunts nationaux d’État pendant la Grande Guerre.
5 -  "Penhoat" : troisième associé de la société L. Leconte et compagnie.
6 -  "Mme D." : Mme Devilliers
7 -  "Hambourg la Morte" : allusion au blocus maritime allié qui anéantit l'activité du premier port allemand. 
8 -  "augmentation de 5 francs" : augmentation significative (dans sa lettre du 3/12/1914 Paul écrit "j'ai dîné royalement en ville pour 1,5 fr.") destinée à compenser l'inflation provoquée par la guerre. Le pouvoir d'achat d'un franc à la fin de 1914 équivaut environ à celui de 3 euros de 2014 mais varie évidemment selon les biens et services consommés. 


jeudi 11 décembre 2014

Lettre du 12 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet  Caudéran

Lyon, le 12 Décembre 1914

Chérie,

J’ai reçu hier la carte et aujourd’hui une de Mr. Devilliers : en ce qui concerne tes lettres, j’en ai reçu 2, 1 de Bayonne et 1 de Bordeaux ainsi qu’une carte de Cambo. Enfin, n’oublie jamais de mettre 2° Comp. sur l’adresse !
Je suis heureux d’apprendre que le Commissaire de Caudéran t’a paru moins sévère que celui de Bayonne et je suis persuadé que tu n’auras pas d’ennui là-bas. Mais, comme déjà dit, il faut s’attendre d’entendre par ci par là un mot aigre doux sans y prêter l’oreille.
Les derniers vrais légionnaires s’apprêtent à quitter Lyon, c’est dommage car ce sont des types vraiment intéressants. Il faut les voir faire leur ménage : comme de véritables femmes ! Ils lavent et lissent leur linge d’une façon impeccable et ils se gagnent même quelques sous en travaillant pour les camarades plus ou moins fortunés !
Les volontaires arrivent toujours et de tous les côtés : Un envoi de Grecs vient d’arriver et il paraît qu’un millier de ces gaillards vont encore débarquer sous peu. Ce sont des hommes qui ont tous fait la guerre des Balqans (1) et qui sont même accompagnés de leurs officiers. Crois-tu que des gens comme cela vont offrir leur vie à l’Allemagne, combattant uniquement pour l’honneur ?
Je t’ai envoyé hier soir un journal suisse (de Genève) qui se vend beaucoup ici : tu as sans doute lu l’article sur les impressions en Allemagne. Certes, les classes pauvres doivent commencer à murmurer et à se demander combien de temps cela va durer encore ! Mais comme tous les hommes valides ont été appelés sous les drapeaux, ce ne sont certes pas les femmes et les gosses qui vont faire la révolution là-bas ! Et voilà comme ce rêve du soulèvement du peuple allemand s’écroule. Tu as lu sans doute que les Socialistes ont voté en bloc les 5 Milliards pour la guerre : seul Liebknecht (2) a voté contre, 1 homme parmi plus de 100. En attendant Guillaume se fait soigner à Berlin (3) et le populo l’acclame ...
Nous avons été vaccinés aujourd’hui pour la troisième fois : l’autre jour, cela m’a travaillé dur, aujourd’hui je ne sens rien ... Il est près de 8 hs, je suis retourné après la soupe pour travailler encore un peu. Quant à la vie ici, je m’y suis bien habitué maintenant : la nourriture s’est sensiblement améliorée et est bien potable. Mais personne ne sait combien de temps cela va durer et il se peut fort bien que du jour au lendemain nous recevrons l’ordre de rejoindre le 1° Régiment Etranger à Sidi Bel Abbès (Algérie).
As tu revu Mme Plantain ? Mr. D. (4) m’écrivait aujourd’hui qu’ils allaient réintégrer leur maison, probablement au début de la semaine prochaine. Il doit regretter de perdre cette source de revenus !
Je crois que nous avons encore à Maehler-Besse (5) 1/2 barrique de vin ; bien entendu tu ne paieras pas cela car cette facture tombe sous le coup du moratorium. Madame Robin (6) va certainement faire des mains et des pieds pour avoir son terme, mais là aussi ne paie pas jusqu’à ce que la banque recommence à payer les intérêts en retard. Je suis curieux de savoir si Leconte va nous envoyer nos 1500,- Frs d’intérêt du capital engagé et payables commencement janvier. De toute façon, j’espère bien que d’ici Pâques la guerre sera bel et bien terminée. Nous gagnons journellement du terrain et la pression économique commence certainement à se faire sentir de l’autre côté du Rhin.
Les croiseurs allemands coulés en Amérique du Sud (7) vont encore faire saigner le coeur de Guillaume ! Espérons que les 3 derniers (Dresden, Bremen, Karlsruhe) ne survivront plus longtemps.
Comment vont les enfants ? Ce sera une triste Noël pour eux cette année et c’est doublement dommage parce que Suzanne et Georges comprennent maintenant bien. Il n’est guère possible de se revoir à Noël : je n’aurai pas de permission ici et le prix du voyage en 3° Bx-Lyon et retour (8) sera d’au moins 65 Frs. Et puis pour les quelques heures ! Car je ne pourrais même pas découcher ; on est si sévère ici !
La plus heureuse doit être Hélène de revoir tous ses parents !
1000 baisers pour toi et les enfants et mes amitiés pour tout le monde.

                                               Paul


Notes (François Beautier)
(1) "Guerre des Balkans" : référence aux deux “guerres balkaniques” de 1912 et 1913. 
(2)  "Liebknecht" : Karl Liebknecht (1871- 1919) marxiste révolutionnaire allemand, membre du Parti social-démocrate, antimilitariste, internationaliste, député au Reichstag. En août 1914, il s'oppose au vote des crédits de guerre ; en décembre 1914 au Reichstag il s'oppose à la consigne de son parti en votant contre ces crédits de guerre.
(3)  "Guillaume" : la presse française du 11 décembre 1914 annonce que l'empereur d'Allemagne Guillaume II, malade de la gorge, se retire à Berlin, laissant le commandement suprême des armées au kronprinz (son fils). La presse britannique annonce le 19 décembre que, soigné de sa dépression, il reprend le pouvoir.
(4)  "Mr D." : Mr Devilliers, ami des Gusdorf à Caudéran.
(5)  "Malher-Besse" : société bordelaise renommée de négoce de vins et spiritueux.
(6)  "Madame Robin" : les Robin sont les propriétaires de la maison louée par les Gusdorf à Caudéran.
(7)  "Croiseurs allemands coulés en Amérique du Sud" : évocation de la bataille navale dite des îles Falklands (au large de l’Argentine) du 8 décembre 1914, au cours de laquelle l’escadre anglaise coula 4 croiseurs lourds allemands, le Liepzig, le Sharnhorst, le Gneisenau et le Nurenberg. L’Allemagne n’eut dès lors plus que trois croiseurs lourds à sa disposition.
(8)  "voyage en 3° Bx-Lyon et retour" : aller-retour en 3ème classe Bordeaux-Lyon. 

mardi 9 décembre 2014

Carte postale 10 décembre 1914


Carte postale  Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22 
Caudéran

le 10 Décembre 1914 

Chérie,

  Je viens de recevoir ta lettre du 7 et celle du 2 de Bayonne ainsi que la carte de Cambo me sont parvenues hier. Mr. Robin m’a écrit au sujet du loyer et je lui ai répondu hier qu’étant sous les drapeaux je bénéficie du moratorium. Qu’en conséquence je refuse de payer pour faire valoir mes droits, mais que je m’efforcerai de lui payer prochainement partie ou totalité du terme, sans préjudice pour mes droits et dans l’unique but de lui faire plaisir. Donc ne paie rien jusqu’à nouvel ordre et attendons les avis de la banque si les intérêts sont payés. Gelischrautksystem 1903 1234 (1). Le premier cran après l’interruption ne compte pas. Plantain (2) m’écrit une longue lettre dans le puits d’une mine près Béthune. Je t’avais dit que Lang a été blessé à la tête en même temps que Rickwig (3) aux jambes. Nous avons demain un départ pour le front et dans une huitaine un autre. Il est aussi question d’un prochain départ pour l’Algérie, mais rien n’est officiel pour ce dernier.
J’espère que tout le monde va bien et t’embrasse ainsi que les enfants. 

                                              Paul
Mes amitiés à la famille Devilliers.
Le bonjour à Hélène.
L. (4) ne viendra pas à Bordeaux - je ne marche pas.


Notes: (François Beautier)
(1) "Gelischrautksystem 1903 1234" : Paul donne à Marthe la marque, le type et la combinaison du coffre-fort où il a déposé des espèces et des titres, en précisant la façon de compter les crans.
(2)  "Plantain" : ami de Paul habitant Bordeaux, affecté à la garde des mines dans le Pas-de-Calais. 
(3)  "Lang et Rickwig" : ? (Paul n'en parle que dans cette lettre)
(4)  "L." ("ne viendra pas à Bordeaux") : cette initiale désigne L.Leconte, fondateur de l'entreprise nantaise. Paul en est l'un des associés et le directeur du bureau de Bordeaux qu'il ne souhaite aucunement remettre à Leconte.


dimanche 7 décembre 2014

Lettre du 8 décembre 1914

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 
près Bordeaux (Gironde)
le 8 Décembre 1914


Chérie,
Hier matin, juste au moment où j’allais t’annoncer que dorénavant je mettrais aussi longtemps que toi pour répondre aux lettres reçues, le sergent fourrier venait me remettre tes lignes de samedi. C’est égal, tu n’es pas bien pressée pour me donner de tes nouvelles ! Enfin puisque tu es rentrée maintenant, j’espère que tu es plus à ton aise. Je pense aussi que ton voyage s’est bien passé et que tu n’as pas eu la même réception à la mairie de Caudéran qu’à celle de Bayonne. Donne moi bientôt des nouvelles à ce sujet et dis moi aussi combien de temps la famille Devilliers restera avec toi. Comme le gouvernement va rentrer à Paris (1), je crains bien que les locataires de D. n’en fassent autant, tout en souhaitant que la famille Devilliers reste avec toi au moins une bonne quinzaine pour te convaincre que tu ne risques rien à Caudéran.
J’ai bien regretté de ne pas avoir vu Cambo et la belle demeure de Maître Rostand (2); ce sera peut-être pour plus tard.
J’ai fini par m’habituer ici et je commence à trouver la vie à Lyon bien agréable (tout est relatif bien entendu). Au bureau de la 2° il y a fort à faire mais les gradés, en partie de Bel Abbès (3), en partie des rengagés sont des gens agréables malgré leur abord un peu rude. Le Capitaine, un homme d’un certain âge, est très bienveillant pour ses hommes et surtout très juste. Il se rend compte de tout par lui même et ne se gêne pas de goûter l’ordinaire à la cuisine et de crier si les soins voulus de propreté etc. ne sont pas donnés. Il entend tous les matins les hommes qui voudraient lui parler personnellement ; au rapport, un officier demande en outre journellement si quelqu’un a des réclamations à faire. La nourriture est suffisante et point mauvaise. Grâce à un arrangement avec le Caporal d’Ordinaire, je reçois mes plats à part, mais personnellement je ne suis pas aussi bien nourri qu’à Bayonne au mess.
La ville de Lyon est une des plus belles que j’ai vues. Des rues larges et modernes, des maisons de 4, 5, 6 et 7 étages, un éclairage parfait, une grande propreté. Des cabinets souterrains, très luxueux, avec lavabo gratuit et demande de se laver (sans pourboire) dans l’intérêt de l’hygiène ; des cireuses automatiques à 10 cs ; des comptoirs où le café, thé, lait etc. est servi à 10 cs la tasse. La ville a des places vastes et aérées avec des mouvements superbes, des églises et édifices publics d’un goût parfait et souvent très vieux et d’un style difficile à décrire. Le Rhône et la Saône avec d’innombrables ponts traversent la ville dans toute sa longueur et les mouettes y font leur vol gracieux bien que la mer soit distante de 350 km env. J’étais dimanche (après une douche dans une des “Douches Lyonnaises” très élégantes et démocratiques en même temps : 35 cs avec serviettes et savon) par la ‘Fourvière’ quelque chose comme le sommet de Montmartre à Paris avec une église magnifique et d’où l’on a une vue superbe sur la ville et jusqu’aux cimes des Alpes ; on voyait le Mont Blanc ! Genève est en effet à env. 80 km.
Ce qu’il y a maintenant de moins agréable, à la Légion, ce sont les soldats, du moins dans notre compagnie. Il y a là nombre de juifs polonais, russes et allemands (4), parlant un jargon mi-allemand mi-hébreu (5); des turcs, des espagnols et quelques suisses. Dans notre cantonnement, il n’y a qu’1 1/2 compagnies, les autres sont dispersés dans la ville. Depuis quelques jours il y a aussi une douzaine d’Américains et je vais tâcher d’en faire plus ample connaissance pour avoir l’occasion de parler l’anglais. On nous exerce aussi ferme : 1/2 compagnie va partir ces jours ci sur le front et d’autres vont suivre.
Quant à la situation militaire, je suis toujours optimiste, nous avons bien avancé ces jours ci et si l’avance russe est momentanément arrêtée, il ne reste pas moins vrai que les allemands, avec leurs attaques désespérées, perdent un monde fou. Enfin, l’Italie s’est déclarée nettement favorable aux alliés et elle prendra partie pour eux un jour ou l’autre. Tu as certainement lu qu’après Friedrichshafen (6), Fribourg en Brisgau (7) a été bombardée par les avions alliés et la ligne de chemin de fer détruite.
Baboureau doit partir le 20 pour être versé dans le service armé ! Je vais donc faire donner la procuration à Siret (8) qui, lui, est définitivement réformé.
Les enfants se remettent certainement bientôt complètement. Embrasse les bien pour moi et dis le bonjour à la famille Devilliers et à Hélène ainsi qu’à Mme et Georgette Plantain lorsque tu les verras.
Meilleurs baisers.
  Paul

P.S. As tu été au Comptoir d’Escompte, allée de Tourny, pour régulariser ta procuration ?

Sur le “Journal” (9) de samedi dernier, il était question d’un cas où la saisie d’une maison allemande n’a pas été maintenue ; on a levé les scellés parce que le propriétaire s’était engagé pour la durée de la guerre au 1° Etranger.

Notes: (François Beautier)
(1) "le gouvernement va bientôt rentrer à Paris" : sur injonction du chef d'état-major général de l'armée française (Joseph Joffre) le gouvernement s'est officiellement replié à Bordeaux du 2 septembre au 8 décembre 1914, le ministère de la guerre y restant jusqu’au 15 janvier 1915.
(2) "Maître Rostand" : il s’agit d’Edmond Rostand (1868-1918), dramaturge célèbre (auteur notamment de Cyrano de Bergerac, L’Aiglon, Chantecler), académicien depuis 1901, grand bourgeois dreyfusard, pacifiste (Chantecler est joué la première fois en 1910), patriote (il s’engage en 1914 mais est réformé), humaniste,  qui vit depuis 1906 dans sa villa Arnaga, à Cambo-les-Bains (Pays basque), près de Bayonne.
(3) "Bel Abbès" : Sidi Bel Abbès, en Algérie occidentale, siège principal de la Légion en Afrique du Nord. 
(4) "juifs polonais, russes et allemands" : Paul prend à son compte un préjugé antisémite qui est cependant moins partagé dans les rangs de la Légion étrangère que de l'Armée. 
(5) "jargon mi-allemand mi-hébreu" : Paul nie ainsi au yiddish le statut de langue, de même qu'il indique, en ne mettant jamais de majuscule au mot "Juif", qu'il ne considère pas les juifs (membres d'une communauté religieuse), comme un peuple ou une nation officiellement constitués.
(6) "Friedrichshafen" : site de construction des ballons dirigeables Zeppelin, la ville fut pour la première fois bombardée par l'aviation française le 23 novembre 1914 (les installations Zeppelin avaient été attaquées par un aviateur français dès le 14 août).
(7) "Fribourg en Brisgau" : les terrains d'aviation et la gare de Fribourg en Brisgau furent pour la première fois bombardés le 4 décembre 1914 lors d'un raid français.
(8)"Siret" : collaborateur de Paul à Bordeaux.
(9) "Le Journal" : Paul est abonné au quotidien national "Le Journal", que Marthe lui réexpédie régulièrement sous manchette, et dont il lui renvoie les articles découpés qu'il veut conserver ou lui faire lire. Il s'agit de l'un des grands quotidiens nationaux de l'époque, orienté vers un lectorat de classe moyenne, cultivé, républicain, libéral, patriote, ouvert aux Anglais et aux Américains. Son directeur, Charles Humbert, homme politique important, spécialiste des questions militaires et très critique face à l'Armée française, sera arrêté en février 1918 puis rapidement acquitté du soupçon d'avoir racheté Le Journal, en 1911, avec de l'argent allemand.